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Le vent avait ouvert le volet, sans doute mal accroché ; une lueur bleue, phosphorescente comme du lait, remplit tout à coup la chambre.
Pelotonnée sous les couvertures, elle frissonna, et d’instinct, cherchant la sécurité d’une autre tiédeur, tendit la main entre les draps, mais il n’y avait à côté d’elle qu’un emplacement vide et froid : où était-il encore passé, à une heure pareille ? Elle se dressa sur son séant, interrogeant de toutes ses oreilles le silence de la maison et la nuit mouvante qui enveloppait celle-ci, mais elle n’entendait que les battements de son cœur résonner sourdement dans sa poitrine.
Dès que le printemps arrivait, Abel était comme ces bêtes trop longtemps engourdies sous la terre par le froid de l’hiver, les jours blancs silencieux, les nuits scellées par les glaces, mais qui, sitôt les premiers signes de vie que la saison leur fait, ne peuvent plus tenir en place ni perdre un instant à dormir dans leur bauge, alors que, dehors, un monde d’arbres, de feuillages neufs, d’eaux libres, de ciel ventilé appareille pour la grande traversée…
D’un coup, la chambre fut plongée dans l’obscurité, ne conservant de clair que le rectangle vertical de la fenêtre : un nuage venait de passer devant la lune, éteignant brusquement la nuit. Si seulement il pleuvait… Elle se leva, enfila ses pantoufles, un peignoir, se dirigea vers la fenêtre.
C’était une nuit lumineuse, pleine de vent et de mouvements ; dans le ciel noir et luisant, un nuage solitaire filait à toute vitesse du nord au sud semblable à une petite bête échappée du troupeau qui eût foncé aveuglément vers sa destination personnelle. Avec ce temps fixé au nord, la pluie ne serait pas pour demain : depuis deux mois, pas une goutte d’eau ; au fond des citernes sonores, les coups de pompe aspiraient le vide. Les journaux parlaient d’une sécheresse de printemps jamais vue. On allait rire.
Son cœur sauta : quelque chose venait de bouger, là-haut, au-dessus de sa tête. Elle n’aimait pas se trouver toute seule, surtout la nuit, dans cette grande maison pleine de craquements et de bruits insolites – seule avec cette vieille folle dont des nuits sans sommeil excitaient les phantasmes.
Elle sortit de la chambre, marcha à tâtons le long du couloir jusqu’à ce qu’elle reçût au visage le courant d’air froid qui montait de la cage d’escalier. En bas, silence ; silence également là-haut. « Elle a dû remuer dans la paille », se dit-elle. Elle gravit le plus doucement qu’elle put l’échelle de meunier qui conduisait à la mansarde – dont elle constata avec effroi qu’on avait oublié de fermer la porte à clef ! Elle entrebâilla vivement celle-ci, scrutant la pénombre du grenier, qu’éclairait à peine une lucarne sans volet. Sur la litière, dépassant la couverture, elle crut distinguer la forme sombre de la tête ; sa belle-mère dormait, elle respira. Mais ses yeux s’étant habitués à l’obscurité, la forme lui parut suspecte, ainsi que le silence absolu de cette litière de paille ; elle se précipita, mains en avant, redoutant par dessus tout que l’ennemie embusquée dans un coin comme une grosse araignée ne lui tombe dessus par surprise : personne ! Le grabat était inoccupé, le grenier vide, elle redescendit en toute hâte.
Dans la cuisine, personne non plus. Mais où étaient-ils donc, tous les deux ? Elle se sentait gagnée par la peur et alluma la lampe à pétrole. Le loquet de la porte était tiré, le fusil manquait à son emplacement sur la poutre, ainsi que la canadienne à la patère : Abel avait dû profiter de ce clair de lune extraordinaire pour aller prendre un affût. La mère, livrée à ses démons nocturnes, était encore partie faire des siennes ; elle se serait battue, d’avoir laissé cette porte ouverte ! Pourvu que cette diablesse n’ait pas déniché les allumettes : c’était sa marotte. La paille, en pleine nuit, et avec ce vent… Non, les allumettes étaient toujours à leur place, dans une boîte en fer fourrée bien au fond du placard. De quel côté divaguait cette folle, maintenant ?
Elle sortit : pas besoin de lampe, pour y voir ; il faisait un clair à lire le journal. La nuit était au froid vif et sec, une nuit d’avril argentée, pailletée d’étoiles tremblantes. Elle resserra les revers du peignoir autour de son cou et appela :
« Mère, mère, où êtes-vous ? »
Le vent couvrit sa voix, et dans la remise, le chien lui répondit en gémissant. Elle le délivra : « Cherche, cherche…»
L’animal ne mit pas longtemps à découvrir la vieille femme de l’autre côté de l’aire, accroupie contre le petit mur dans la position d’une momie indienne, dure, glacée, les yeux fixes, grands ouverts – comme morte.
« Mais qu’est-ce qu’elle fait là ! Si c’est pas malheureux de voir ça ! Etre obligée de sortir du lit en pleine nuit, quand on était si tranquille chez soi…»
Tout en maugréant, elle la souleva en lui glissant les mains sous les aisselles, impressionnée par la légèreté de cette frêle cage d’osier où l’on se demandait par quel miracle la vie battait encore.
Elle lui fit chauffer une tasse de lait, la mit au lit au premier étage, dans son ancienne chambre, d’où l’avaient exilée ses incontinences : une fois ne serait pas coutume. Si par hasard elle claquait cette nuit d’un coup de froid, qu’au moins elle claque dans son lit.
Elle se recoucha, gelée jusqu’aux os, et ne parvint à se rendormir qu’à l’aube, remuant dans sa tête à peu près les mêmes pensées que celles qui n’avaient cesse, jadis, de harceler sa belle-mère.
Mais avec elle, ce serait une autre paire de manches : le Moyen Age, l’eau des sources, les lessives à la rivière, le feu de bois, tout ce folklore humiliant, grotesque et exténuant, désormais, c’était bon pour les Parisiens. Si le Haut-Pays était en voie de devenir la résidence secondaire de la France, son réservoir d’oxygène, son retour aux sources, pour ne pas dire sa réserve paléolithique, par contre les naturels ne rêvaient que de tubes fluorescents et de formica.
Et puis enfin, son père n’était pas éternel (il leur avait bien proposé d’aller vivre avec lui, mais Reilhan n’avait rien voulu savoir) ; un jour ou l’autre, lui mort, Maheux serait bazardé, ou laissé aux ronces si personne n’en voulait, on garderait les terres et on se replierait sur Mazel-de-Mort, où l’on pourrait reprendre l’élevage du mouton, où il y avait des pâturages, un poulailler, un verger, de la bonne terre.
Et de l’eau.
Lorsqu’elle se leva vers huit heures, ce fut pour se voir obligée de nettoyer les draps et le matelas dans lesquels sa belle-mère s’était oubliée. Mais ce n’était peut-être pas un « oubli », car elle en avait mis partout, comme à plaisir, comme pour se venger. Quoique la coupable y fût certainement insensible, Marie ne lui épargna ni ses remontrances ni ses criailleries.
« Je suis sûre que vous l’avez fait exprès, mauvaise femme ! Puisque c’est ainsi, vous ne quitterez plus le grenier ; et vous pourrez faire vos saletés dans votre litière, si ça vous chante…»
Elle la fit monter sur-le-champ dans son antre ; un peu plus tard, elle lui apporta sa bouillie de châtaignes écrasées dans du lait de chèvre ; la vieille dormait, ou faisait semblant. Déposant le bol à terre, elle se pencha sur elle, et soulevée par l’odeur, eut un haut-le-cœur :
« Allons, dressez-vous, et tâchez d’être raisonnable, maintenant. »
Comme elle essayait de lui tirer le buste en avant, la vieille se détendit avec la promptitude d’un serpent et la mordit cruellement au bras. « Espèce de salope ! »
D’une bourrade, elle la repoussa brutalement ; la tête donna sur le coin d’une vieille malle qui arrêtait la paille, et fit un assez vilain bruit de coquille brisée. Glacée, folle de terreur, croyant l’avoir tuée, Marie s’enfuit en claquant la porte, dégringola l’échelle, l’escalier, et se précipita dehors pour retrouver son calme.
Quelle affaire ! Quelle mine ferait-elle, ce soir, devant son mari ? Saurait-elle conserver un air naturel ? Elle, une meurtrière ! Elle se voyait déjà entre deux gendarmes. Le scandale, la honte… La prison peut-être. Tout ça à cause d’une vieille toquée enragée à qui elle servait depuis des mois de domestique ! Mais qu’est-ce qu’elle était venue fabriquer dans cette galère !
Allant, venant et se tordant les mains d’inquiétude, elle n’osait pas rentrer dans la maison. Mais, vers la fin de la matinée, les quelques grognements qu’elle crut percevoir l’y décidèrent, et, tendant l’oreille dans la cage de l’escalier, elle entendit effectivement la morte qui marmonnait comme d’habitude. Alors ses nerfs lâchèrent, elle se laissa tomber sur une chaise et se mit à pleurer. Elle ne put empêcher ses larmes d’exhumer des chagrins négligés qui les rendirent plus amères.
Son mariage. Personne n’y avait assisté, comme s’il était honteux de se marier après trente ans. Après deux « oui » bredouilles à la sauvette, il y avait eu pour toute réjouissance une menthe à l’eau au bistrot de Saint-Julien-d’Arpaon, et un rôti de cochon chez elle, à Mazel-de-Mort – avec une belle-mère déjà à moitié dans ses nuages, son père autant miné par son régime que par ce qui l’y contraignait, et un jeune beau-frère lointain, absent, et touchant à peine aux plats. Et le plus drôle, c’est qu’elle était enceinte, elle, la presque vieille fille sèche comme une fascine, et pourtant engrossée comme ces gamines fraîches, charnues et pas dégourdies qui cachent leur gros ventre sous des voiles blancs à l’église. Quelque temps, avant, il l’avait rencontrée à l’épicerie de Saint-Julien, et empoignant un foulard tout mangé de soleil qui était à la montre dans la vitrine au milieu des cornets de surprise et des flacons de parfum bon marché, il le lui avait fourré de force dans son cabas : « Si, si, allez, fait… fait… fait pas d’histoires…»
Une semaine plus tard, il lui avait arraché, de force également, le salaire de son cadeau ; comme elle gardait ses chèvres dans un sentier herbu et tendre, qui sentait l’aubépine et engageait aux abandons, il l’avait surprise – et prise. Une vague curiosité, épuisée tout de suite, et surtout l’envie de se venger de quantité d’humiliations, l’avaient poussée à se laisser faire ; une bergère troussée derrière une haie, ce n’était pas si courant dans ce pays de cuisses closes… Ils n’avaient pas raté leur affaire, comme tous les débutants : aussi, un mois plus tard, mariage. On tricherait sur les dates. Un enfant peut très bien naître un ou deux mois avant terme.
Malheureusement, il naquit tout de bon avant terme, et mourut au bout de trois jours. C’était l’an dernier. On l’enterra à la tête de son grand-père, petite momie à peine plus grosse qu’un lapin écorché, et, en guise de consolation, le docteur lui déclara qu’elle ne pourrait plus en avoir. Trop vieille, trop racornie, comme ces éteules stériles des plateaux sur lesquelles il ne pleuvait plus depuis des semaines.
Les orages d’automne avaient effacé le renflement de la sépulture dérisoire, et avec lui, son chagrin hâtif s’était également effacé, comme si son mariage, sa brève maternité n’eussent été qu’une illusion sans lendemain.