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Dès la fin de la guerre, une fois que la Libération eut ramené chez eux les réfugiés de 1940 et que les maquisards eurent réintégré leurs foyers, le Haut-Pays retrouva sa physionomie habituelle une terre abandonnée à la solitude de ses bois et de ses landes, et destinée à n’être plus bientôt sur les cartes géographiques qu’une grande tache blafarde dépeuplée.
Entre Saint-Julien et Maheux, dans une de ces combes perdues entre les montagnes, mais où se terrait un peu de vie depuis des siècles, un groupe de trois fermes, volets bouclés, tous feux éteints, entra dans le silence au commencement de l’automne 1947. La femme du Taciturne, qui passait ses après-midi sous les châtaigniers, à chercher des champignons en furetant au milieu des fougères et des bogues éclatées, s’était dirigée de ce côté par hasard. Dans le jour tiède et immobile, sensible à un reste d’été, les bâtiments cloîtrés, la cour où rouillait une herse, funèbre et tordue, les venelles déjà reprises par les hautes herbes de septembre, lui évoquèrent tout à coup le minuscule jardin ouvrier de son coron natal que l’automne jonchait de figues pourries, parmi ces mêmes hautes graminées qui annoncent irrésistiblement la fin des vacances et le début de la vieillesse. Il lui sembla qu’un demi-siècle de vie venait de disparaître en un clin d’œil, tandis qu’elle se laissait distraire par des chimères et des agitations insignifiantes. Ainsi, du temps qu’elle se démenait autour de son fourneau, d’autres vies s’étaient défaites et refaites ailleurs, d’autres destins s’étaient accomplis. Elle avait vu, il n’y avait pas si longtemps, des enfants jouer dans cette cour ; maintenant étaient-ils probablement des hommes, des femmes, avec d’autres enfants en train de s’amuser loin d’ici. Elle s’était laissé enraciner par des besognes minuscules, par des habitudes que l’indigence et l’isolement transformaient en manies, au point de ne pouvoir imaginer d’autre univers que celui-ci ; lorsque des vents aventureux poussaient à travers le ciel des nuages venus d’ailleurs, et que, courbant à grandes foulées l’herbe étincelante au revers des talus, ils invitaient au voyage, elle n’éprouvait qu’une vacuité mélancolique, une absence sans but et sans remède, comme si, de l’autre côté de ces parois velues, il n’y avait rien. Depuis quelque temps, la présence de toute personne étrangère lui infligeait un sentiment de honte, et l’idée de revoir les siens (ils ne donnaient plus signe de vie) ne lui était même pas agréable. Du reste, totalement soumise à cette errance sur place, telle une chèvre tenue court dans son pré, elle descendait à Saint-Julien le moins souvent possible, préférant s’en remettre à une complaisance d’occasion, voisine ou tâcheron, pour le peu d’emplettes qu’elle avait à y faire ; elle ne se rendait même plus aux petites réunions paroissiales que le pasteur de Florac y tenait régulièrement. A force de s’abîmer dans de petites tâches, son horizon sensible s’était tellement rétréci qu’elle avait fini par oublier ces grandes réalités brutales qui font irruption un beau jour et anéantissent en un instant les vies où il ne s’est rien passé et où il ne se passera jamais rien.
C’est la mort dans l’âme qu’elle regagna ce soir-là son gîte, et, la gorge serrée, elle refit comme tous les soirs les mêmes gestes au fil desquels sa vie, doucement, s’était effritée. La nuit tombait ; dès que la soupe était prête et la table dressée, elle tirait une chaise près de la petite fenêtre aux vitres noires et luisantes, et s’installait sous le halo tiède de la lampe, les mains enfouies dans son tricot, jusqu’à ce que l’agitation du chien, dehors, annonce l’arrivée des trois hommes. Alors elle serrait l’ouvrage au fond d’un tiroir, ranimait le feu parcimonieux avec une poignée de bûchettes, sortait du placard le pain entamé par la semaine, et leur jetait un bref regard quand ils passaient la porte en apportant dans leurs vêtements le fumet tenace et aigrelet du hêtre brûlé.