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Cet hiver-là, n’eussent été les chèvres, on les aurait peut-être retrouvés morts de faim – ou salement anémiés, c’est le moins qu’on puisse dire ; non pas que celles-ci donnent encore du lait en cette saison : ils les mangèrent. Et le plus drôle, c’est qu’il soit arrivé à lui faire accepter sans drame de manger ses propres chèvres (elle les appelait : « mes compagnes ») ; ils en firent rôtir une, qui leur dura la semaine ; les deux autres furent salées et pendues dans la remise glaciale ; tous les matins, Marie allait en découper un morceau dur comme du bois, avec lequel elle accommodait sa soupe, ou quelque ragoût. Elle aurait peut-être fini par accommoder son chien lui-même en sauce avec la même terrible soumission. L’univers dans lequel tous les deux vivaient maintenant n’était plus celui de tout le monde. Lui ne pensait plus qu’à sa galerie, sacrifiait tout à cette tâche démente, et elle, lui obéissait, entrait dans son jeu avec cette passivité sinistre qu’on destine aux fous et que leurs lubies et leur cruauté imposent.

Lorsqu’il lui avait appris son intention de ne pas reprendre le travail à la scierie de Florac comme les autres années, elle n’avait pas réagi davantage qu’elle ne s’était indignée du sacrifice des chèvres – et elle ne broncha pas non plus lorsqu’elle le vit un matin charger sa crédence sur le charreton d’un brocanteur qui passait la région au crible et était en train de faire fortune en dépouillant les fermes de leurs vieux meubles, ou même en arrachant les poutres et en descellant les pierres des cheminées dans les bâtiments en ruine. Et l’espace de deux mois, l’homme revint trois fois faire le vide dans les pièces ; elle prêtait main-forte, au-delà de toute réaction, pour déménager le meuble dont le montant de la vente s’envolait par moitié en nourriture et par moitié en fumée au fond d’une galerie qui dévorait une maison et le travail de deux générations ou trois avec la goinfrerie aveugle et sans, limite d’un Moloch.

Gêné de la voir inerte devant cet holocauste, il lui concédait quelques instants de son temps précieux pour essayer de ranimer entre eux un semblant de relation, et prenait cette voix de gorge qu’ont parfois les bourreaux lorsqu’ils s’attendrissent sur leur victime, ou qu’ils en ont besoin :

« Tu verras, là nous mettrons des légumes, ici des fleurs ; le poulailler, il faudra le disposer à l’abri du vent, qu’est-ce que tu en penses ? »

Que voulait-il qu’elle pense ? Ce n’était pas avec des ruses aussi grossières, en lui donnant l’illusion qu’elle disposait d’un pouvoir de décision quelconque, qu’il la ferait sortir de son mutisme, de son dégoût, de son indifférence.

Elle retournait s’asseoir devant son fourneau, se remettait à son tricot dans cette pièce désertée de ses meubles, plus vaste et plus froide que jamais.

Et le silence retombait entre eux, prenait, se figeait comme de la graisse froide, si lourd qu’il leur devenait de plus en plus difficile de le soulever, de le briser avec des mots.

Un soir, pourtant, comme arrivant de la mine il versait un peu d’eau dans la cuvette pour se décrotter la figure devant elle, elle leva le nez de son tricot et le considéra un moment du fond de ce silence, puis elle eut un sourire glacé, terrible pour dire d’une voix dolente, mourante, quelque chose qui le pétrifia ; il fut obligé de sortir pour ne pas lui montrer qu’il était devenu tout pâle. Il avait même honte de s’adresser la parole à lui-même, de rester en tête-à-tête avec sa propre conscience, et pour se changer les idées, il entra dans l’écurie, s’adressa au cheval, fit beaucoup de bruit avec des-ustensiles, de façon à retrouver un peu ses esprits. Tout ça n’empêchait pas qu’elle l’avait surpris en train de falsifier la vérité ; elle avait dû monter là-haut et se glisser dans la galerie pendant qu’il y travaillait ; fallait-il que le sort soit contre lui pour qu’elle ait eu l’idée d’entrer juste au moment où il jetait un seau d’eau contre la paroi sablonneuse dans laquelle il piochait ! Comment lui faire admettre que ce n’était pas tellement pour la tromper qu’il avait fait ça, c’était pour la faire patienter, cela lui permettait de rentrer le soir crotté jusqu’aux sourcils afin de la rassurer un peu sur l’aboutissement de cette entreprise, sur son bien-fondé. Et elle l’avait démasqué !

Il allait se sentir complètement nu devant elle. Tout en étrillant le cheval mille fois au même endroit, sans faire attention à ce qu’il faisait, il passa dans l’écurie un horrible moment.

L’étrille à la main, il laissa retomber son bras ; peut-être avait-elle raison ? Peut-être fallait-il être fou pour s’acharner ainsi dans le vide, dans le noir, pour rien, pour tout perdre ?

Le temps passait, vertigineusement. Hier, l’été ; ce matin l’automne, ce soir l’hiver, demain matin : le printemps, on était en mars. Pendant qu’il bradait le peu qu’il possédât, d’autres vivaient, s’enrichissaient, voyaient approcher avec sécurité l’âge de la retraite. Lui consumait sa vie, ses biens en poudre noire.

Il laissa tomber l’étrille au sol, se dirigea vers la porte comme un automate, sortit. Le ciel était découvert, il faisait froid et beau, de nouveau le Haut-Pays appareillait pour les grands ciels mouvementés de printemps. Quelque chose remuait faiblement dans sa poitrine, une chose longuement couvée qui allait mourir. Il fallait s’en remettre à la raison – à ses raisons à elle, la victime triomphante ! Quitter Maheux, quitter tout ce qu’il aimait, pour vivre coincé entre une épouse victorieuse (si tu ne m’avais pas eue… Tu n’as qu’à te taire) et un moribond qui jaunissait à vue d’œil et n’en finissait pas de mourir ! Mais ce n’était pas le pire. Le pire, c’était de tout lâcher, de renier en quelque sorte ce qu’on avait été jusqu’à présent, de se répéter que tout ce qu’on avait fait n’avait servi à rien, qu’à rendre la chute plus fascinante, l’échec plus irréversible – captivant comme une source vénéneuse – bref, de devenir quelqu’un d’autre.

Subitement, il s’arrêta de faire les cent pas, regarda autour de lui comme s’il était en train de se réveiller d’un cauchemar ; il est à peu près certain qu’il dut avoir un moment de flottement extraordinairement atroce pendant lequel il ne sut plus très bien qui il était ni ce qu’il fabriquait dans cette histoire délirante. La paix nocturne étendait devant lui ses grands espaces bleus. C’est là qu’il se sentit témoin de lui-même, étranger, rempli d’étonnement. Que c’était bizarre, cet état intermédiaire où il n’était ni bien ni mal, ni tout à fait lui-même, ni tout à fait quelqu’un d’autre. On aurait dit que ses pieds ne le portaient plus, qu’il venait subitement de perdre tout son poids.

Il restait là, assis sur le petit mur usé ceinturant l’aire où son frère, jadis, autre fou, venait bâtir ses tours de fumée…

Des tours de fumée… Voilà à quoi les gens passent leur vie : à construire des tours de fumée… A tirer avec un mauvais fusil sur une cible inaccessible... A brûler des meubles, à laisser des champs en jachère et des cultures à vau-l’eau pour s’enfermer dans un désastre irrémédiable – à couper, sauvagement, derrière eux les ponts de la réalité, à préférer l’ombre à la proie, à se punir, à se priver, à s’empêcher d’être au monde et aux autres pour être soi nulle part, c’est à peu près ce que rabâchait désormais le docteur Stéphan à son épouse, et singulièrement depuis la mort de cette pauvre veuve séquestrée de Poitiers-Maheux, plaisantait-il, qui, elle aussi, vivait hors du monde, dans sa chère petite grotte, des gens qui vivent dans des grottes, des troglodytes de la pensée, voilà ce que nous sommes tous, et tu ne m’empêcheras pas de croire que ce n’est pas l’eau que ce crétin vertical cherche dans cette montagne.

« Mais qu’est-ce que tu en sais ?

— Je le sais parce que j’en suis la première victime. Je vais te dire, je vais te dire : les hommes n’aiment rien tant que ce qui les tue. Les hommes n’aiment que la mort. Et Dieu n’arrange pas les choses. Du moins le leur. Le nôtre. Celui que nous cajolons. Qui sait, il m’arrive de rêver que l’histoire de la création reste à écrire, et peut-être Dieu, s’il existe, va-t-Il se décider à changer son fusil d’épaule. S’il n’existe pas, alors nous sommes faits comme des rats, parce que nous aussi nous avons creusé notre galerie depuis si longtemps que l’obscurité s’est refermée derrière nous quasi définitivement, et seule une catastrophe pourrait sauver l’avenir.

— Je n’ai jamais compris qu’on puisse être à la fois lucide et ensorcelé.

— Parole de femme, parole luciférienne : il ne faut pas confondre avec la vérité l’explication de la vérité. Parce qu’un milligramme d’espérance – venimeuse araignée qui refait continuellement sa toile pour nous engluer – est une charge plus puissante que la puissance de l’univers. Et je ne suis pas si sûr que tous ces gens aient tort de tricher : la réalité est terrible, celle qui est, et celle qu’ambitionnent pour nous les spécialistes. »



Qu’est-ce qui s’est passé à ce moment-là dans sa tête ? Il a dû prendre la décision de tout arrêter, de liquider cette ferme maudite, de suivre sa femme à Mazel-de-Mort. Il est rentré pour le lui dire, mais elle s’était déjà couchée, et elle dormait, ou faisait semblant. Et là il aurait peut-être fallu que la chance s’en mêle. Mais la chance, c’est le plus souvent une grâce qui tombe sur ceux qui n’en ont pas besoin. Quoi qu’il en soit, elle n’aurait jamais dû faire ce qu’elle a fait. D’un côté, c’est compréhensible ; mais on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, et en le vexant de cette façon, au vu et au su de tout le monde, il fallait bien s’attendre à ce qu’il se braque, s’opiniâtre, et se barricade définitivement dans son idée fixe.

Le lendemain matin, à la pointe du jour, il grimpa là-haut pour récupérer ses outils. Il se sentait toujours un peu flottant, hésitant, étranger à lui-même, entre deux eaux, quoi… Il empila tout sur sa brouette, outils, poudre, bâche, lampe, et redescendit dans un état second, comme quelqu’un qui se réveille après une longue anesthésie. Si seulement le destin, la chance, la providence, lui avaient tendu la main. Mais justement, le destin, providence aveugle, donne et ne donne jamais le petit coup de pouce que dans la direction où l’on penche.

Il arrête sa brouette devant la porte. Il l’appelle de dessous la fenêtre de sa chambre : « Marie ! Marie ! » Tout content de lui annoncer la nouvelle. C’était une de ces petites joies compensatrices qui font qu’on ne se lâche jamais des deux mains. Elle serait radieuse, et ce serait le commencement de l’avenir. Marie ! Marie ! Il aurait pu l’appeler comme ça jusqu’à la Saint-Glinglin. Il rentre, il monte, ouvre la porte de la chambre, le lit est vide et il n’a pas mis longtemps pour comprendre qu’elle était repartie chez elle lorsqu’il a vu l’armoire – sauvée jusqu’à présent du brocanteur – grande ouverte – vide.

Il dégringole l’escalier, fait le tour des communs, descend jusqu’à la source – Marie ! Marie ! – par acquit de conscience. Il remonte en courant, pénètre dans la cuisine, où le fourneau mort et l’âtre froid l’attendent pour lui dire ses quatre vérités. Que son enfant est mort, qu’il lui a vendu ses meubles et fait bouffer ses chèvres, mais il ne veut rien entendre : ce qu’il voit de plus clair dans tout ça, c’est qu’après une nuit de torture, il venait faire amende honorable, il lui rendait la plus grande partie de la vie qu’il se doutait bien qu’il lui avait volée en l’épousant, mais elle avait préféré le mettre devant le fait accompli ; et alors, dans sa tête, il fit, à toute vitesse, défiler les événements à son avantage. En somme, il fit repasser le film à l’envers pour rependre les choses là où il les avait laissées la veille, au moment où la terre lui avait manqué sous les pieds. Aucune raison de céder. Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir ; ah ! la salope ! Le planter seul avec tout ce qu’il avait fait pour elle ! Le bassin, la source, l’embauche à Marvéjols, des catholiques qui le regardaient par en dessous à table, et comme il s’en était étonné auprès du maître de maison, celui-ci, embarrassé : « Le curé nous avait dit que les huguenots ont un œil à la mitan du front. » La corvée en brouette, le sillage d’yeux et de murmures dans son dos, tous ces cons de Saint-Julien – et puis enfin toute la misère de la vie qui vous revient en mémoire, ces blessures d’amour-propre qui vous poursuivent depuis les bancs de la communale, les injustices du sort qui s’acharne là où il comble autrui, est-ce qu’il n’était pas légitime de vouloir prendre sa revanche sur toutes ces humiliations accumulées, auxquelles on n’aurait même pas prêté attention dans l’abondance ou la réussite ; c’était maintenant le foutre qui le reprenait, cette ivresse mâle, il saisit une chaise et, de toutes ses forces, il la brisa en miettes contre le mur.

Tendant le poing dans la direction de Mazel-de-Mort, il s’acharna sur les débris : « Salope ! Salope ! Salope ! » Puis il se laissa choir sur la dernière chaise de la maison, et la tête entre les mains, pleura. Une grosse voix gutturale et bourrue, secouée de hoquets qui remplissaient la maison d’un meuglement de bête malade.




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