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Il fallut attendre plusieurs semaines pour que le froid desserre son étreinte.
C’était toujours le même froid liquide et brûlant, irrespirable, qui arrachait la figure et tirait les larmes des yeux dès qu’on mettait le nez dehors, le même ciel haut et vitreux, vide de soleil, sous lequel les solitudes de neige cotonnaient à perte de vue leur blancheur lancinante, somnifère. Parmi tout ce blanc sans éclat mais sans ombre, et dont la réverbération, malgré tout fatigante pour les yeux, finissait par décolorer tout ce qu’on regardait, ressortaient seulement, et dans un rayon limité, des tracés au fusain, des arabesques de fer forgé, des grilles au charbon de bois, les coulées d’encre des torrents, toute une symphonie, elle aussi endormante, allant du noir au sépia en passant par le vert bronze, à l’exclusion de toute autre couleur. Tout était silencieux, immobile, sauf, par endroits, d’étranges fumerolles comme celles dégagées par les sources chaudes et les solfatares, que des tourbillons soulevaient au sommet des pentes.
Une fois que les chemins et les routes furent rouverts à la circulation, Abel et son père allèrent s’embaucher dans une scierie proche de Florac, comme ils y avaient été contraints, au cours des trois hivers précédents, par l’aggravation constante de la situation économique ; celle-ci, déjà mauvaise pour beaucoup de petits cultivateurs du Haut-Pays, devenait, chez les Reilhan, catastrophique. Les maigres récoltes qu’ils parvenait à racler sur cette terre sans générosité se trouvaient encore dîmées à cause du peu de moyens dont ils disposaient et du retard qu’ils prenaient au moment de les rentrer : ils n’avaient jamais eu assez d’argent pour acheter un cheval, ou un mulet ; c’était leur voisin le plus proche, Marius Despuech, qui leur prêtait le sien quand lui-même n’en avait plus besoin ; d’où ce retard, pas mal de récoltes gâtées, de démêlés avec le mauvais temps, et un rendement de plus en plus médiocre. Le salaire qu’ils touchaient à la scierie pour quelques mois de travail, quoique modeste, leur permettait de joindre tant bien que mal les deux bouts et de mettre trois sous de côté pour les coups durs.
Lorsque les deux hommes se levaient, il faisait encore nuit noire ; ils enfilaient leurs vêtements raides, avalaient une assiette de soupe, ou de « bajana », et s’en allaient ainsi lestés dans l’aube naissante et de glace, par le sentier crissant sous sa croûte de neige dure, avec un sang plus neuf fouetté dans les veines par cette marche salubre qui les amenait jusqu’à Saint-Julien, où, vers huit heures, passait la montagnarde.
C’était une vieille guimbarde toute déglinguée, lourde et lente comme une barque, crachant la vapeur par le trop-plein de son radiateur, et dont les vitres ainsi que les phares portaient encore les traces du bleu délavé qu’on avait barbouillé dessus pendant la guerre ; elle sentait l’huile chaude, l’essence, le cuir racorni, la chèvre, le suint de mouton et même le purin, combinant ces odeurs d’étable et de garage, emblèmes essentiels du Haut-Pays, avec une insistance qui eût semblé caricaturale à un étranger. Cette patache tressautant sur ses chaînes et vibrant de toutes ses tôles n’était, sauf les jours de foire, qu’à demi-pleine, et toujours à peu près des mêmes personnes : des journaliers luisants et rouges, bardés de sacs desquels dépassaient des goulots de bouteilles déjà largement entamées, des vieux paysans au profil de rapace, avec d’énormes mains noueuses et couleur de brique, des femmes ayant de petites têtes aux cheveux tirés et aux yeux de pie, et qui tenaient un panier sur les genoux, leurs mains agrippées à l’anse comme si elles avaient peur qu’on le leur arrache ; l’assistance toisait chaque nouvel arrivant d’un œil critique pour retomber, épuisé le sujet, dans son indifférence somnolente.
La vallée bientôt s’élargissait entre les hautes pentes couronnées de forêts, débouchait à l’intersection de deux autres vallées dans la plus large desquelles la petite ville pelotonnée sous la neige éparpillait ses fumées et ses toits blancs autour de son clocher ; elle se bornait en réalité à une rue interminable et absolument droite à l’entrée de quoi s’arrêtait la montagnarde pour lâcher sa première fournée de voyageurs qui s’égaillaient le long des trottoirs et par les ruelles où sonnaient les premiers coups de pelle et où des ménagères emmitouflées de fichus jusqu’aux yeux avançaient à petits pas prudents ; d’autres en pantoufles balayaient le devant des portes, suivies du regard par un gosse derrière une fenêtre, le nez écrasé contre la vitre dans un cercle essuyé de sa buée. Les deux hommes ne descendaient qu’à l’arrêt suivant, trois kilomètres après, et se dirigeaient vers la scierie qui empilait ses troncs à une centaine de mètres de la route, parmi les déchets de bois de toutes sortes et des tas de sciure fraîche. Là, jusqu’à la tombée de la nuit, enveloppés par le vacarme strident des scies et l’odeur farineuse du bois, chaude et appétissante comme une fournée de pain, ils poussaient les troncs sur des plateaux roulants, sortaient les planches, chargeaient les camions, obéissant aux ordres que leur criait à l’oreille le contremaître avec la passivité exemplaire des bœufs.
Pendant ce temps, dans leur nid d’aigle, la mère et le fils profitaient de leur solitude, lui pour se laisser gaver dans son lit de toutes sortes de petits plats que sa mère lui cuisinait en cachette, grâce au peu d’argent qu’elle avait pu mettre de côté au cours des années précédentes ou rabioter à droite et à gauche en vendant des fromages ou des champignons, et elle pour le pousser continuellement dans la voie qu’il semblait avoir choisie, mais qu’en réalité elle lui avait imposée dès le début de sa convalescence en lui faisant luire les avantages d’une profession honorable et respectée de tous. Si la médecine des corps lui avait paru tout de suite réclamer des dispositions étincelantes au service de longues années d’études ardues, celle des âmes, en revanche, était à ses yeux parfaitement accessible ; il n’y avait rien à trancher là-dedans de bien précis ni de bien dangereux. Avec Dieu, on pouvait toujours s’arranger, commettre quelques erreurs, rester à l’occasion dans le vague, tandis qu’avec les organes qui recelaient la vie, fragile et complexe, c’était une autre histoire, il fallait être un as, et elle se doutait bien que son fils était loin d’en être un.
Elle s’interrogeait à propos de cet oncle Samuel, qu’elle n’avait rencontré qu’une fois, peu de temps avant qu’il ne meure ; après tout, celui-là non plus n’avait pas l’air d’un aigle. Pourtant, ça ne l’avait pas empêché d’être pasteur, d’arborer à son poignet un superbe bracelet-montre en or, d’habiter une maison coquette, pleine de livres et de disques, et dont il était propriétaire ! (Parbleu, le bougre avait été veuf par trois fois, et par trois fois héritier.) D’ailleurs, était-il nécessaire d’être un aigle pour entrer au service de Dieu ? Ces messieurs ressemblaient en général à de bons fonctionnaires, replets, ponctuels, la voix onctueuse et le geste étudié, avec, dans les cas extrêmes, cet air un peu désertique des guérisseurs d’âmes, mais, en tout cas, tous paraissaient très satisfaits de leur sort. Eh bien, ce que Samuel-Joseph : — l’inversion des prénoms était un grand pas de franchi – ne pourrait obtenir par l’intelligence, c’est par le dévouement qu’il l’obtiendrait, par toutes ces qualités qu’il est fort possible de prendre sur soi lorsqu’il s’agit de tirer son épingle du jeu. Le calcul n’était pas si mauvais : le roi des imbéciles, s’il se double d’un vaniteux, trouve dans sa vanité de quoi déplacer les montagnes. Evidemment, encore fallait-il que Samuel-Joseph soit un vaniteux ; ce n’était pas en gardant les chèvres ou en fagotant des genêts qu’il avait eu jusqu’ici l’occasion de le lui montrer.
« Tu ne te vois tout de même pas finir tes jours dans ce trou, comme un misérable ? On ne parle à personne, on ne sait jamais rien de ce qui se passe… Et puis les filles d’aujourd’hui ne veulent plus des garçons de la montagne ; elles laissent ceux d’ici à leur sauvagerie et préfèrent s’établir en ville. Si ça continue, dans ces coins perdus, il n’y aura plus que des célibataires : alors, ce n’est pas la peine que je te dise ce qui te reste à faire. »
Elle le harcelait ainsi du matin au soir, lui faisait apprendre par cœur des pages entières de la bible, comme elle le forçait à ingurgiter des bouillies et des « laits de poule » où elle jetait plus de sucre que n’en avait consommé de tout l’an le reste de la famille : à cette époque-là, le sucre était bon pour le cerveau. Elle imaginait, ou plus exactement, elle espérait que ces diverses nourritures, terrestres et spirituelles, stimuleraient les facultés intellectuelles du jeune grabataire, et lui fourniraient les moyens de réaliser cette grande ambition.
A ce régime-là, ce ne fut pas tellement l’ambition de Samuel-Joseph qui prit de l’importance, mais son ventre, ses joues, ses fesses, tous les endroits où se loge la graisse chez ceux qui ne font pas assez d’exercice et qui ne brûlent pas assez par l’imagination. Car, dans son for intérieur, le convalescent n’était pas enchanté par ces perspectives. Vivre en ville, avoir de beaux vêtements, manger à sa faim, être respecté, tout ça, c’est bien joli, mais ça suppose pas mal de complications, de responsabilités, de surveillance et de tensions continuelles qui lui donnaient le vertige ; rien qu’à l’idée de haranguer une-assemblée de fidèles, il avait des bouffées de chaleur. Pourquoi diable les choses étaient-elles si complexes, si embêtantes, dans la vie ? Pourquoi les gens ne continuaient-ils pas à vivre comme des enfants, en se contentant du strict nécessaire ? Au fond, bien que rien ne le destinât à être un homme de la montagne, et qu’il n’eût pas le goût de la terre, il se demandait s’il n’était pas préférable de traîner dans les bois et de traire les chèvres plutôt que de s’atteler à une tâche qui lui semblait insurmontable et pour laquelle il n’était pas établi qu’il soit fait. Mais sa mère, dans sa rage de le voir obtenir ce qu’elle avait désiré en vain toute sa vie, le tarabustait tant et si bien, lui dépeignait un avenir si sombre, noircissant à l’extrême tout ce qui touchait à la terre, pour embellir l’existence qu’on menait dans les villes, que ce mou ne savait plus à quel saint se vouer. C’était un indécis fondamental ; il était de ceux que déchire l’envie des montagnes quand ils sont au bord de la mer, et qui inversement ne rêvent que de flots bleus au milieu des forêts ; qui regrettent la neige en été, et pleurent juillet à Noël. Affolé à la pensée de quitter son refuge, mécontent d’y végéter toute sa vie, ces sentiments contradictoires l’écœuraient tellement qu’il faisait le vide dans sa tête, et, tout en suçant son pouce pour se consoler, il s’abîmait dans des méditations voisines du néant, en ayant soin cependant de laisser la bible ouverte sur le lit et d’y promener dessus de temps en temps un œil décadent, pour que sa mère le laisse digérer en paix. Mais tout cela minait en lui comme un ver mine une pomme, et ces continuelles alternances de convoitises médiocres et du dégoût qu’il avait pris de sa condition, pourrissaient lentement son cœur.
Elle avait beau varier les menus, lui confectionner des flans, des gâteaux de riz, tout cela bien entendu à l’insu des deux autres, auxquels elle aurait ôté le pain de la bouche avec cette royale tranquillité d’esprit que seules permettent les grandes passions, il avait de moins en moins d’appétit, et trouvait que tout avait le même goût fade, d’après-fièvre, de convalescence. Il lui semblait alors que jamais plus les choses ne redeviendraient ce qu’elles avaient été jadis, et qu’il traînerait jusqu’à la fin de sa vie une fatigue, une lourdeur et un dégoût incoercibles. On aurait dit que son accident, survenu en pleine puberté, à l’époque du vague à l’âme et des boutons sur la figure, avait provoqué en lui des troubles irréparables, et qu’il ne serait plus comme avant. Maintenant, une barrière infranchissable le séparait de son enfance – J’y étais encore en septembre, se disait-il, comme s’il s’agissait d’un autre pays – de l’autre côté de laquelle il était tombé le jour de son accident.
Lui revenaient les propos de la vieille Alice Despuech, qu’il avait entendue dire une fois, ici même : « Jusqu’à seize ans, c’est le paradis ; ensuite, ce n’est plus rien. » (Elle était née dans une ferme charmante de fraîcheur et d’ombrages, du côté de Saint-Jean-du-Gard.) Pour qu’une vieille femme presque rustre fasse un tel aveu, il fallait que ce soit l’évidence même : pourquoi personne n’en disait-il rien ? Pourquoi les gens jouaient-ils à ce jeu stupide qui consiste à donner de l’importance à ce qui n’en a pas, et à différer l’essentiel jusqu’à l’oubli ? Pourquoi consentait-on à vieillir tout d’un coup, pour des prétextes aussi futiles que la vanité sociale, le pignon sur rue, etc. ? Vraiment, il ne comprenait rien à tout cela, sinon que ça ne valait pas le coup de grandir. Quand il interrogeait sa mère à ce sujet :
« C’est comme ça, tu n’y changeras rien », lui répondait-elle avec brusquerie, comme si elle craignait que tous ces regrets et toutes ces restrictions n’affaiblissent les ambitions qu’elle avait reportées sur lui ; et elle ajoutait : « De toute façon, c’est Dieu qui l’a voulu. »
Mais elle avait alors une expression si singulière, comme gênée, que son fils se demandait quelle était exactement la signification que sa mère prêtait à ce mot de « Dieu ».
Des nuits de douze heures de sommeil – d’un sommeil un peu trop lourd pour être un bon sommeil – ne lui apportaient qu’un repos passager, de courte durée : juste au moment où il se réveillait, il se sentait à peu près bien ; mais presque aussitôt après, la lassitude réapparaissait a travers ses membres et jusque dans ses doigts, dont les articulations étaient douloureuses. Dès qu’il avait fini son petit déjeuner, commençait la lecture de la bible, et très vite, sa tête se remplissait de fumée, les yeux lui cuisaient ; les phrases perdaient leur sens, les mots devenaient illisibles. Il sombrait peu à peu dans la torpeur de ces heures grises et silencieuses égrenées par l’horloge, comme hypnotisé par le paysage incolore et glacé collé contre les vitres, dont il ne parvenait pas à détourner les yeux.
Ce qui le touchait le plus, dans cette bible, c’était une vieille gravure qui servait de signet, et qui représentait un petit pâtre une houlette à la main, souriant à la tête d’un troupeau de moutons aussi gras que leur propriétaire. Plus jeune, une confusion s’était opérée dans son esprit entre l’état de berger et celui de pasteur ; confusion parfaitement légitime. Sans doute s’était-il lui-même identifié à ce petit berger, et avait-il éprouvé un réel bien-être à la vue de ces luxuriants pâturages parmi lesquels celui-ci souriait, et en imaginant une vie simple et paradisiaque. Cette double confusion, qu’il retrouvait un peu chaque fois qu’il regardait cette gravure, entretenait chez lui une vague attirance pour les choses de religion, attirance qu’il tint, plus tard, pour une vocation où sa mère l’avait poussé.
Un jour, vers le début de janvier, elle lui remonta de Saint-Julien une orange enveloppée dans du papier de soie ; il la déballa sur le lit avec une craintive admiration : que dirait le père, en voyant cette orange, s’il rentrait à ce moment-là ? Longuement, il la flaira, la palpa, la soupesa, mais n’osa la manger, et il préféra la fourrer sous son oreiller afin de recommencer l’opération de temps à autre, parce que cette odeur d’orange lui permettait de pénétrer dans le royaume défendu des choses déjà passées : l’orange de Noël qu’on distribuait aux enfants des écoles – la seule et unique orange qu’il avait de toute l’année –, et dont il pressait l’écorce devant la flamme d’une bougie pour en tirer une gerbe d’étincelles odoriférantes. Mais le fruit finissait par pourrir, et il fallait le jeter.
Vers la mi-janvier, le temps changea, les jours, de nouveau, s’obscurcirent. Ainsi qu’une rivière au moment de la débâcle, le ciel lézardé craqua de tous les côtés et lentement se mit en mouvement ; des nuages mous roulèrent leurs mufles tièdes du fond de l’ouest ; c’étaient d’énormes nuages marins qui sentaient la pluie, le dégel, ou ces neiges spongieuses et grasses que ramène souvent la fin de l’hiver.
Il y eut deux ou trois jours de brouillard pendant lesquels la température remonta et se tint aux alentours de zéro ; toute une nuit, il neigea ; et puis, le lendemain matin, en ouvrant les yeux, Samuel-Joseph aperçut dans la petite lucarne sans volet qui trouait le mur près de la porte, une clarté rouge, éblouissante, qui s’allongeait sur le crépi du mur. Il eut un instant le cœur rempli d’une joie violente, un grand désir de liberté, et, le corps soulevé d’espérance sous les pesantes couvertures, il eut l’impression extraordinaire de se réveiller à l’aube d’une belle journée du mois d’août, quand tout est calme et qu’aucune feuille ne bouge dans l’air bleu, lavé par la nuit. C’était un dimanche, et personne, à rencontre des habitudes, n’était encore levé ; enfin on entendit craquer les solives, une porte s’ouvrir, et les pas traînants de la mère dans l’escalier. Lorsqu’elle repoussa les volets de la cuisine, ce fut comme si au cœur de l’hiver venait de naître une sorte d’été radieux et pur.
Un soleil rouge, neuf comme le monde, faisait étinceler sur les vitres les fougères ciselées par le givre. Le ciel au bleu vif découpait violemment la housse pailletée des toits, d’une épaisseur laiteuse et succulente à l’œil, et qui évoquait plus qu’autre chose la souplesse craquante de la meringue et les douceurs de la crème chantilly ; l’air immobile portait encore la fraîche cassure du gel, mais on sentait déjà rayonner dans sa transparence la brûlure des matinées de neige ensoleillées.
Un peu partout, les gens se tenaient sur le seuil de leur maison, se réchauffant au soleil et regardant la vie s’ébrouer timidement, se remettre en place au creux des hameaux avec des gloussements et des claquements d’ailes. Après une si longue pénitence de ciel gris, d’horizons rétrécis, de jours reclus (on n’avait pratiquement pas revu le soleil depuis trois mois), on aurait contemplé durant des heures ce ciel d’un bleu total et aveuglant, et toutes ces couleurs qu’il rendait sur la neige encore plus éclatantes que par les plus lumineuses journées d’été. Le froid sec et vif rabattait dans les rues et dans les cours des fermes l’aigre suée du hêtre au fond des cheminées, et s’imprégnait, à mesure que le jour chauffait, d’une odeur d’écorce, printanière et sauvage, qu’exhalaient les bûchers et les emplacements où l’on sciait le bois en plein air. Chacun ressentait au fond de soi quelque chose qui ressemblait à ce qu’ont dû ressentir Noé et les siens au moment où les eaux se retirèrent. C’était une envie étrange, joyeuse, légère, grisante comme un alcool, mais on ne savait pas de quelle envie il s’agissait – peut-être était-ce, à cause de ce ciel profond et limpide, l’envie de s’en aller très loin, toujours plus loin.
Bientôt, l’alité commença à se lever et à faire quelques pas en tirant la jambe, qui, naturellement après trois mois d’immobilité, s’était ankylosée (qu’il ne fatigue surtout pas son genou, avait écrit le docteur sur l’ordonnance). Cette raideur – réelle – qu’on aurait très bien pu guérir par une rééducation appropriée, ou par une petite intervention chirurgicale, devint une infirmité chronique qui servit admirablement les desseins de la mère, en même temps que le caractère apathique de son enfant : il boitait avec beaucoup de bonne volonté, parce que ça lui permettait de se tourner les pouces tout en gardant bonne conscience pendant que la famille s’échinait à la tache. Abel lui avait fabriqué une béquille rudimentaire, taillée dans une planche avec une fente pour glisser la main et un bourrelet de cuir fixé sur l’arête supérieure, là où l’aisselle prenait appui. A le voir clopiner, une épaule en l’air, on aurait dit qu’il avait fait ça toute sa vie ; c’était un boiteux-né : il s’installa dans son infirmité comme dans un fauteuil.
On était en mars, l’hiver pourrit rapidement, la neige bue par les pentes spongieuses disparut, laissant accrochées quelques médailles blanches contre le bleu marine foncé des montagnes. Le sol noir se mit à ruisseler ; les grandes dalles, les falaises, les cuirasses de schistes, vernies par les eaux de fonte, brillèrent sous le soleil morcelé et le grand vent d’ouest qui remettait à flot le Haut-Pays sous un ciel de grand large ; des taches de lumière traversaient les plateaux en naviguant sur leurs molles ondulations, et disparaissaient dans les gouffres, où elles allaient inonder pour quelques instants une fenêtre, le fond obscur d’une chambre, le cuivre rutilant d’une pendule ou d’un chaudron, des flocons de poussière sous un lit, ou le visage de quelqu’un qui regardait dehors. La transparence de l’air nettoyait jusqu’aux confins des horizons le paysage, qui devenait une immense maquette lisible et détaillée, avec ses flottilles de nuages approfondissant encore les perspectives. Tout était en mouvement dans ce printemps amer et violet, cuisant déjà la terre au milieu de ces clairières de soleil qui se déplaçaient lentement et autour desquelles traînait un sillage d’ombres froides. La forêt respirait avec la majesté de l’océan ; des coulées de terre jaillissaient le long des pentes, comme les sanies d’un corps en travail. Des murs boursouflés s’effondraient brusquement, distribuant en travers des chemins un éventail de pierres et de sable qu’on voyait fumer ainsi que du terreau. Il y avait des journées où des brouillards nordiques rampaient contre la montagne, se déchiraient en lambeaux en passant à travers la forêt, et accrochaient ses perles aux branches des sapinières en réveillant des odeurs d’automne, d’humus et de champignon frais ; et tout à coup, le lendemain, un jour chaud, fiévreux, s’accumulait dans les bas-fonds, exaspérant des verdures précoces, troublant le sang et fouillant la terre offerte comme un ventre sous son tapis d’herbes jaunes et aplaties. Le jour suivant, parfois dans la même journée, c’était de nouveau un ciel noir d’octobre, plein de rumeurs et de mouvements, l’odeur fauve des sentiers dans les bois dépouillés et luisants, la pluie giclant aux vitres embrumées, des coups de vent glacés claquant les volets et éparpillant les cendres dans l’âtre.
C’était encore une de ces années où l’on passait brutalement et sans transition de l’hiver à l’été, et où les personnes âgées parlaient des printemps disparus, avec ces haies d’antan, toutes blanches d’aubépines, qui embaumaient encore leur souvenir, les eaux libres et grelottantes sur quoi on faisait tourner de petits moulins, quand les vacances d’avril fermaient pour quinze jours les écoles et ouvraient les chemins des bois ruisselants de lumière, les pelouses sauvages à travers lesquelles ils avaient couru, à l’époque où leur cœur désirait vivre, battant d’une joie aujourd’hui affreuse à évoquer. Dès la fin de leur jeunesse, presque tous avaient eu l’impression que plus le temps passait, plus les saisons se gâtaient, blettissaient à peine nées, comme si le règne du froid et de l’obscurité, serviteurs de la mort, s’étendait peu à peu sur elles en laissant de moins en moins de place aux beaux jours. Peut-être aussi l’enfance – car c’est toujours d’enfance qu’il s’agit à propos des saisons – n’était-elle qu’une machine à illusions qui empoisonnait le restant de la vie avec le souvenir de saisons merveilleuses qui n’avaient jamais réellement existé. Mais, par la même pudeur ouvrière et hargneuse qui scellait les lèvres jusqu’à la mort, nul ne livrait jamais rien de ces sentiments-là, sinon des implications inférieures strictement matérielles et intéressées ; on se bornait à ressasser d’aigres considérations sur les avantages incontestables des époques d’autrefois, ou touchant aux récoltes que ce temps désastreux risquait de pourrir sur pied, et où passait une vague incrimination des générations, de la société, des temps actuels, complices d’une détérioration générale.
Enfin les premières chaleurs arrivèrent en mai, lourdes et déprimantes, comme mal adaptées à ce paysage aussi vide et sévère qu’un paysage d’hiver, et où le printemps demeurait dans les bas-fonds et ne gagnait les hauteurs que par petites touches timides. Très vite, ces chaleurs presque malsaines mûrirent en orages, qui rôdèrent sans éclater au-dessus des plateaux, dans un ciel de Golgotha.
Appelés par les travaux saisonniers, les deux Reilhan quittèrent la scierie de Florac ; partant à l’aube et ne rentrant qu’à la nuit, fourbus par cette course incessante pour essayer de rattraper le temps perdu et se maintenir au rythme de la saison, ils se mettaient immédiatement au lit après avoir marmonné quelques mots de prière et avalé promptement leur pitance, en sorte que Samuel-Joseph et sa mère continuaient à rester seuls toute la journée, sans rien changer à leurs petites habitudes, formant à tous les deux un clan dont les deux autres ignoraient tout. Ils auraient été d’ailleurs bien étonnés d’apprendre qu’un ministre de Dieu en puissance couchait sous leur toit et s’engraissait sans vergogne de toutes ces bonnes choses que sa mère, en resquillant sur leur budget, lui préparait quand ils avaient le dos tourné et dont ils ne voyaient jamais la couleur ; le soir, à leur arrivée, le lascar avait déjà dîné, et sa mère avait eu la précaution d’essuyer soigneusement la table et de faire disparaître jusqu’aux moindres traces de son repas.
« Il a pas faim ? glapissait Abel entre deux lampées de soupe, d’une voix tonitruante, faite pour franchir les vallées ou arracher les bœufs à leur somnolence.
— Non, non, j’ai pas faim », répondait Samuel, qui ruminait dans son fauteuil en faisant semblant de lire la bible ; le pli de dégoût que lui avait laissé la cicatrice sur sa lèvre supérieure apportait à ce manque d’appétit une certaine plausibilité, malgré son ventre et ses joues de curé. A ce moment-là, la mère trouvait toujours quelque chose à faire dehors ; elle tâtait dans la poche de son tablier le petit carnet qui né la quittait jamais, et sur lequel elle inscrivait ses recettes et ses dépenses clandestines en abréviations mystérieuses :
C.S. d.B.M. 118. B. 200.
Ch.b. d.C. 80. E. 150.
Fr.3/12 360. P. 150.
D. 160. D. 100.
R. 118.
5/9
qu’il aurait fallu lire ainsi :
Champignons Serre du
Bon Matin 118 Boucherie 200.
Châtaignes bois des
Carbonières 80. Epicerie 150.
Fromages
3 douzaines 360. Pharmacie 150.
Divers (la resquille) 160. Divers 100.
Reste (le bénéfice du
mois) 118.
Mai 1949
Egalement, elle y notait pêle-mêle des recettes de cuisine économiques, les dates où elle effectuait ses semis, les lunaisons qui lui avaient paru les plus propices, ainsi que toute une comptabilité de pots de confiture au raisiné (qui ne lui coûtait pas un centime : les raisins provenaient de la treille) et de sachets de champignons séchés, provende qu’elle entassait pour la vente ou les mois difficiles dans une cantine fermée à clef au fond du grenier. Evidemment, la côtelette grillée qu’elle venait de préparer à « Samuel » lui pesait un peu sur la conscience quand elle voyait son autre fils s’inquiéter pour la santé de son frère, alors qu’avec le travail qu’il fournissait, c’est dans son estomac de bûcheron qu’une bonne demi-livre de viande n’aurait pas été de trop ; aussi était-elle toujours mal à l’aise à l’heure du souper, et craignant d’être trahie par l’odeur d’une cuisine qui n’avait qu’un lointain rapport avec les châtaignes bouillies qu’elle leur servait (bien qu’elle ait eu la précaution de tourner ses sauces ou de faire griller la côtelette au grand air, sur la charbonnie abritée d’un auvent où elle mettait sa lessive à bouillir), ou même s’imaginant qu’on allait lire sur sa figure la composition exacte des repas de Samuel, l’argent dépensé depuis des mois pour cette nourriture, et toutes les acrobaties auxquelles elle ne cessait de se livrer pour obtenir cet argent, elle s’éclipsait comme une souris et essayait d’oublier ses remords et d’apaiser ses inquiétudes en allant traire ses chèvres.
Le mois de juin arriva, remplissant le cirque d’une chaleur moite et bourdonnante de mouches, exaspérant les sèves qui firent bouillonner presque d’un coup la verdure des hêtres ; c’était un temps pouilleux et gras, de grisaille aveuglante à travers quoi s’effaçaient les horizons et s’aplatissaient les perspectives. Dès le matin, le ciel sans profondeur prenait une teinte rance, avec ce très léger tremblement qu’on observe au-dessus des marais par grosse chaleur ; l’éclat louche et huileux des schistes faisait peser sur le vaste entonnoir une continuelle atmosphère d’orage. Tous les insectes semblaient frappés, de stupeur, à l’exclusion de ces mouches que l’émanation de lessive et de poisson d’eau douce des grands halliers excitaient autant que la pestilence des charognes. Pas le moindre souffle d’air, aucun oiseau pour pépiller sur les éteules – sauf des corbeaux qui dérivaient lentement à la verticale des falaises contre lesquelles se répercutaient leurs cris préhistoriques, et qui s’abattaient sur les carcasses d’arbres morts pour méditer pendant des heures sur ce monde solaire loqueteux.
Joseph ne pouvait plus se supporter entre quatre murs ; il se sentait bizarre et oppressé dès qu’il se réveillait. Le matin, il n’avait qu’une hâte, c’était de sortir, de quitter cette maison dont les murailles épaisses, malgré la fraîcheur qu’elles entretenaient, ajoutaient encore à son impression d’étouffement. Il y avait aussi la présence de sa mère, continuellement dans son dos, à le choyer et à le surveiller, et qu’il ressentait maintenant comme une présence malsaine. Il passait des nuits très agitées, qui ne lui apportaient aucun repos, et sans doute les rêves qu’il faisait étaient-ils pour beaucoup dans l’impression de malaise que cette femme lui causait : il rêvait qu’une belle jeune fille s’allongeait sur son lit, tout contre lui, et posait sa bouche charnue sur la cicatrice de sa lèvre mutilée. Naturellement, cette situation exquise le mettait dans tous ses états, au point qu’il éprouvait dans son rêve une extraordinaire sensation de réalité, sans aucune déformation onirique, avec la pression des seins contre sa poitrine, l’odeur de chèvrefeuille des cheveux et la tiédeur de l’haleine sur sa figure, qui le bouleversaient tellement qu’il en avait les nerfs tout veloutés de plaisir, et soudain, il s’apercevait avec horreur que cette jeune fille devenait sa mère, et elle se putréfiait aussitôt entre ses bras. Ou bien, toujours en rêve, étant enfermé dans le grenier, d’où il n’était possible de fuir que par une issue, il entendait quelqu’un ou quelque chose monter lentement les escaliers ; la porte s’ouvrait, et derrière, une silhouette se tenait immobile, couverte d’un voile noir de la tête aux pieds, et bien que ne voyant pas le visage, il savait que c’était celui de sa mère, et qu’elle lui apparaissait en deuil pour lui annoncer qu’il allait mourir ; quelquefois, ce n’était pas sa mère qui attendait derrière la porte, mais cette chose qu’il redoutait tant : un cercueil debout et entrouvert, avec, dedans, l’innommable putréfaction à sa poursuite. Il se réveillait en hurlant et croyait sentir l’odeur suspecte autour de son lit. Un autre rêve revenait assez fréquemment : il était accroché dans le vide au sommet des falaises, retenu par la main de sa mère, et tout à coup, il tombait, tenant toujours cette main, qui s’était détachée du bras, agrippée dans la sienne comme une vulgaire patte de poulet. En tout cas, sa mère lui apparaissait toujours vêtue de noir, soit en pleurs, soit avec des fleurs à la main, immobile et spectrale, incarnation de la mort et prophétesse du malheur.
Avant que la chaleur, dehors, ne soit accablante, il boitillait jusqu’aux premiers châtaigniers surplombant les bâtiments de la ferme, tout de suite en nage car désormais le moindre effort l’essoufflait et lui ôtait rapidement ses forces, et là, assis contre un arbre, sa béquille dans l’herbe et sa bible purement emblématique sur les genoux, il contemplait avec hébétude les toits gris de Maheux à ses pieds, où là lumière terne glissait sans éclat, les pentes d’en face, qui semblaient déverser sur eux, par un effet d’écrasement des perspectives, les lourdes roches de leurs éboulis, et cette alliance sauvage de rocailles et de toits concassés donnait à son malaise d’étranges prolongements, comme s’il avait la fièvre, ou le délire et que tout ce qui l’entourait devînt une source d’angoisse – son angoisse même.
A ces moments-là, l’éventualité de demeurer ici toute sa vie lui était intolérable. Instinctivement, son regard plongeait vers le petit cimetière, cent mètres au-dessous de la ferme, et dans le flamboiement du jour, dans ce silence des pierres qui descendait le long des pentes et faisait bourdonner dans ses oreilles la rumeur inquiétante du sang, devant cet écrasement des perspectives, cette platitude du décor (il aurait pu toucher de la main les hêtres du versant opposé, alors que, l’an dernier encore, la distance qui l’en séparait lui paraissait beaucoup plus vaste), devant ce déversement d’énormes rochers sur les toits qu’ils écrasaient de leur domination séculaire, et qui ressemblaient à une excroissance sécrétée par une maladie minérale (et peut-être les hommes n’étaient-ils qu’une maladie minérale), devant cette folie de la vie dans ce désert en feu, ces gros lézards verts dont la marche mécanique et maladroite rappelait brutalement que pendant deux ou trois cents millions d’années, les grands sauriens avaient été parmi les véritables maîtres de cette planète, son angoisse devenait encore plus menaçante, un étau bloquait sa respiration, des douleurs vives circulaient à travers son ventre, une poigne maligne le serrait à la gorge et accélérait les battements de son cœur ; une singulière lucidité, subtile et vénéneuse émanation des malaises qui la précédaient, lui montrait tout à coup que sur tout ce qu’il avait sous les yeux, y compris lui-même, s’étendait le règne placide, implacable, d’une monstruosité universelle dont l’horreur dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer : tout se passait comme si la création se retournait contre elle-même pour se dévorer à grands coups de mâchoire, par une rage de néant qui n’arrivait jamais à se satisfaire, car la fatalité universelle fournissait à cette fureur une matière inépuisable à dévorer ; il n’y avait qu’une seule et unique vérité : c’était ce travail discret qui s’accomplissait là-bas sous la terre, dans ce petit carré grouillant d’orties. Tout le reste : fumée !
Un matin, cette angoisse le mena si loin qu’il crut sa dernière heure arrivée, et qu’il se mit à pleurer ; des larmes de peur, coulant sur son visage crispé, tandis qu’il se mordait les doigts pour ne pas crier.
« Les mouches mortes infectent et font fermenter l’huile du parfumeur ; un peu de folie l’emporte sur la sagesse et sur la gloire » (L’Ecclésiaste).
L’après-midi, pendant l’heure de la sieste, il se réveillait en sursaut, sous la force d’une idée qui faisait violemment irruption dans son esprit complètement désarmé par la somnolence (et il aurait fallu épeler cette idée en énormes lettres majuscules occupant tout le champ de la conscience) :
QU’EST-CE QUE DIEU
VENAIT FAIRE LA AU MILIEU.
Il restait là, dans la pénombre de la chambre, ahuri, dressé sur les coudes, son cœur battant la chamade, pareil à une bête à qui on vient d’assener un coup derrière les oreilles. Les mots diminuaient d’importance, l’idée se recroquevillait et retrouvait sa place parmi d’autres idées qui refaisaient surface et lui restituaient ses dimensions normales : qu’est-ce que Dieu venait faire là au milieu : ça ne tenait vraiment pas le coup.
Le fait qu’il existe des prêtres, des pasteurs, accusait encore un moment le choc de cette pure absurdité remontée des profondeurs. Et puis, par simple contamination, qu’il soit pasteur lui-même lui semblait ennuyeux et saugrenu.
Il errait tout l’après-midi avec sa béquille dans l’air visqueux qui huilait le visage et laissait les poumons à la limite d’une légère asphyxie – l’impression de respirer le peu d’oxygène contenu dans cette liqueur épaisse, juste assez pour ne pas s’étouffer – les mains gonflées, le front luisant d’une sueur graisseuse, sentant le regard de sa mère lui peser comme une gêne aux épaules depuis la grotte plus fraîche de la cuisine où elle se tenait embusquée comme une araignée au fond de sa toile.
Accroupi sur l’aire, dans la poussière et l’herbe rôtie, il construisait de petites tours de pierre, les bourrait de cette herbe sèche, y mettait le feu et se repaissait avec avidité du spectacle de la fumée qui s’échappait par les interstices. Alors, avec la précision d’un coucou que l’heure fait surgir de sa boîte, et qui l’agaçait suprêmement, sa mère écartait le rideau pour les mouches et apparaissait sur le seuil ; elle venait vers lui dans cette chaleur épaissement sucrée par les menthes sauvages à quoi s’ajoutait l’odeur plus suffocante des genêts. Il ne pouvait plus supporter cette manière qu’elle avait de marcher en traînant les pieds, ni cette main noire, rêche qu’elle lui posait sur la nuque ou sur les cheveux, ni cette voix usée, un peu geignante, qu’elle prenait pour lui dire (et qui correspondait si bien à ce frottement fatigué des pantoufles) :
« Mais qu’est-ce que tu fais, mon petit, si ton père te voyait ! »
Oh ! Ce ton de tendre reproche ! Il l’aurait envoyée au diable, si l’agacement, et parfois même une espèce de haine, qu’elle lui inspirait, ne s’était transformé en une atroce pitié, à cause de l’attachement animal qu’il ressentait pour elle.
« Comment veux-tu qu’il me voie ? Et de toute façon, qu’est-ce que ça peut lui faire ?
— Et ta bible, Joseph, ta bible…»
Comme s’il ne le savait pas qu’il s’appelait Joseph ! Ce nom ridicule allait bien avec cette voix brisée et ces grosses pantoufles d’homme d’où sortaient les os maigres de ses chevilles. Sa bible ! Joseph et Sa bible ! Il était seul au monde à posséder une bible. Partout, des gens chuchotaient que le puîné de Maheux se promenait sous les arbres avec LA bible. On n’attendait que lui pour en discuter. Des messieurs importants viendraient le voir exprès de Paris, et la main sur le cœur : ainsi, vous avez lu la bible à votre âge ? Inouï ! On le porterait en triomphe. Juliette Clément, sa cousine de Sète (la jeune fille à la bouche charnue qui dans ses rêves tétait cette humiliante cicatrice lui ressemblait), deviendrait folle de lui.
Il faisait ainsi défiler devant ses yeux bon nombre d’images plus ridicules les unes que les autres, comme on titille une blessure douloureuse, ce qui ne manquait pas de le porter au comble de l’exaspération : c’était la jouissance, amère de connaître ses limites, et de se vautrer dans sa propre ânerie. Pauvre femme ! Il regardait ce visage anxieux et consterné penché vers lui, cette peau curieusement fine pour une paysanne, ses yeux toujours un peu mouillés d’un petit peu d’eau, cette tête de fourmi aux os fragiles, qu’on avait l’impression de pouvoir écraser dans la main comme une noix, et dont il savait très bien qu’il occupait toutes les pensées.
« Eh bien quoi, ma bible, ma bible… Tu vois bien que je réfléchis.
— Mais tu risques de mettre le feu, voyons. » Ces paysans et leur hantise du feu ! Il serait bien content que tout brûle, lui, qu’il se produise un événement qui bouleverse sa vie sans qu’il ait besoin de se creuser la cervelle du matin au soir !
« Mais non, mais non, laisse-moi tranquille, puisque je te dis que ça ne risque rien. Allons, si tu y tiens, va me chercher de l’eau, maintenant. »
Et elle allait lui chercher de l’eau, traînant les pieds, voûtant le dos, les bras ballants, se répétant en elle-même : mais pourquoi fait-il ça, il risque de mettre le feu, son père serait fou s’il le voyait, pourquoi fait-il ça, est-ce qu’il n’est pas malade, et si le docteur le voyait en train de faire ces bêtises, et si le pasteur le savait… – partagée entre l’inquiétude qu’il ne « réussisse » pas, et l’espoir secret qu’un comportement aussi bizarre fût précisément un de ces signes auxquels on reconnaît les destins exceptionnels.