AMSTERDAM

20

En arrivant à l’hôtel, ils furent embarrassés par la question du réceptionnaire :

— Une chambre avec salon ?

— Deux chambres, rectifia Adolf ; proches l’une de l’autre si possible.

On les logea au quatrième étage. Leurs fenêtres donnaient sur un canal romantique rappelant Venise, mais en plus austère.

Le ciel boursouflé évoquait une peinture flamande. Le garçon n’aimait pas les villes septentrionales et considérait déjà Vienne comme une cité du Nord.

Les vélos noirs d’Amsterdam le déconcertaient. Par contre, il appréciait les immeubles gothiques se mirant dans l’eau verte.

Johanna et lui s’étaient retrouvés le matin même à Paris, au buffet de la gare du Nord. Arrivé le premier, il avait bu trop de cafés et des palpitations le gênaient pour respirer.

Hitler n’avait pas encore défait sa maigre valise qu’elle se présentait déjà dans une toilette fraîche.

— Vous y êtes ? demanda la jeune fille.

Il la jugea adorable ; elle semblait à la fois simple et dégagée, ce qui est toujours de bon augure chez une fille.

S’arrachant à la contemplation du langoureux canal, il répondit simplement :

— Allons-y !

Les jeunes gens ne débarquaient pas au hasard dans la grande ville batave. Avant de venir, Adolf avait interviewé des bijoutiers viennois. Il leur servit une version proche de la vérité : la mort accidentelle des parents de Johanna la rendait héritière d’un lot de pierres précieuses qu’elle souhaitait réaliser. Ils furent profondément déçus en découvrant les formalités causées par pareilles tractations : certificats d’origine, expertises, mise en dépôt-vente ! Ils comprirent combien une telle opération s’annonçait hasardeuse et risquée. De guerre lasse, ils choisirent d’aller tenter leur chance en Hollande où le marché des gemmes est florissant. À Vienne, un vieux diamantaire en étage leur communiqua l’adresse d’un confrère néerlandais brasseur de grosses affaires.

C’est sur ce personnage que reposaient leurs espoirs.

Par prudence, ils n’apportaient que deux pierres : un diamant et un rubis, de belle qualité.

Le magasin « Peter Van Deluyck » occupait l’angle de deux artères en plein centre-ville : maison de classe, devanture laquée dans les tons marine, raison sociale en caractères d’or. Une certaine effervescence régnait dans la vaste boutique tendue de peau beige rehaussée de filets bleus, car l’après-midi s’achevait.

Un grand garçon d’une trentaine d’années, albinos et strictement habillé, vint s’enquérir de leurs désirs. L’imminence de la fermeture n’ôtait rien à sa courtoisie.

Adolf expliqua l’objet de leur visite et engagea son amie à montrer les deux échantillons.

Le vendeur vissa une loupe dans son orbite pour les étudier.

— Cela me paraît très beau, convint-il. Si vous voulez bien attendre un instant, je vais prévenir M. Van Deluyck.

— Nous en avons d’autres, de plus belle qualité encore, assura Johanna.

Un certain temps s’écoula. La plupart des employés quittèrent le magasin qu’un vieil homme compassé, vêtu d’une tenue aux couleurs de la boutique, vint fermer, il dut surprendre l’inquiétude de la jeune fille car il lui fît signe qu’elle sortirait par l’arrière.

Le garçon cuivré réapparut, précédé d’un personnage jeune et bouffi, précocement bedonnant.

Ce dernier posa sur le couple un regard pensif, se décida à lui sourire et s’assit.

— L’on me dit que vous souhaitez vendre des pierres ? commença-t-il.

Adolf répéta son petit boniment et poussa en direction du joaillier le papier de soie enveloppant le diamant et le rubis.

Son interlocuteur le déplia et, comme naguère l’employé, usa de la loupe oculaire pour examiner la marchandise.

Prima ! fit-il.

Il se remit à contempler les deux pièces avec une sorte d’âpreté. Puis, alors que les jeunes gens soupiraient d’impatience, il gagna un bureau à l’écart des comptoirs et, après une série de recherches, en sortit un répertoire à couverture spirale. Il le porta sur la table, le feuilleta avec une extrême application, ne s’arrêtant que pour étudier les pierres.

Ce manège se poursuivit près d’un quart d’heure. Adolf et sa compagne échangeaient des expressions de plus en plus crispées, sentant que quelque chose clochait dans le comportement du gros homme.

En fin de compte, celui-ci fit pivoter son énorme catalogue vers eux et, appliquant un index monstrueux sur l’une des nombreuses illustrations demanda :

— Ne dirait-on pas VOTRE diamant ?

Mlle Heineman ne put articuler la moindre syllabe. Plus maître de soi, Hitler déclara après un coup d’œil à la gravure :

— Je suppose qu’énormément de pierres se ressemblent pour peu qu’elles soient taillées de la même façon et que leur poids corresponde. La question que je vous pose, monsieur, est : « Ce diamant vous intéresse-t-il ou non ? »

Johanna lui fut reconnaissante de ce parler ferme. Van Deluyck hocha le chef d’un air vaguement ennuyé.

— Cet ouvrage recense une partie, bien faible d’ailleurs, des bijoux dont les israélites furent dépouillés pendant la guerre. Il semble que ce brillant y figure.

— Impossible ! parvint à s’exclamer la jeune fille, c’est une pierre de famille !

Leur interlocuteur opina de bonne grâce.

— Pouvez-vous me la confier jusqu’à demain ? Bien entendu, je vous signerais un reçu auquel serait jointe une photo prise au polaroïd ; nous avons un appareil très performant pour nos expertises.

— Inenvisageable ! fit Hitler d’un ton tranchant. Nous n’avons pas de temps à perdre ; il est préférable que nous en restions là, monsieur Van Deluyck.

Il rafla les deux pierres, les glissa dans sa poche, se leva et retira galamment la chaise de sa partenaire. Cette sortie déconcerta le gros type.

— Dans notre métier, plaida-t-il, nous sommes astreints à certaines précautions.

— Naturellement ! fit le garçon en lui décochant un regard empoisonné.

Fidèle à sa promesse, le vieil employé les guida vers une sortie de service. Nonobstant leur déconvenue, ils furent soulagés de se retrouver à l’air libre.

Les premières vapeurs du soir ouataient les canaux et les bruits ne possédaient plus la même résonance.

— Voilà ce qui s’appelle un coup fourré ! maugréa Hitler. Je pense qu’il serait dangereux de chercher ailleurs.

Elle fut d’accord avec lui.

— Vous vendrez ces pierres une par une, au fil du temps. Peut-être une occasion se présentera-t-elle. De mon côté, si j’envisageais une solution, je vous contacterais. Au fait, quels sont vos projets ? Rester en Allemagne ou retourner aux U.S.A. ?

Elle haussa les épaules en guise de réponse.

— Vous n’en savez rien ? insista le jeune homme.

— Non. Tout cela a été si soudain…

Une fois de plus, il se dit que l’occasion était rêvée de la prendre dans ses bras, de l’embrasser, puis de l’emmener à leur hôtel pour faire l’amour. Seulement, s’il parvenait à stimuler son esprit, son corps restait confiné dans une inappétence sexuelle désespérante. Il jugeait pareille inertie dramatique, compte tenu du désir qu’aurait inspiré sa compagne à n’importe quel mâle.

Le canal décrivait une courbe au milieu des maisons vénérables. Au cœur de celles-ci existait un espace verdoyant. Deux bancs de fer forgé et une statue représentant une paysanne en costume médiéval corsaient le romantisme du lieu. Sans se consulter, ils s’assirent.

Les arbres commençaient à perdre leurs feuilles les plus rousses.

— Cet endroit est ravissant, soupira Johanna. Vous avez lu Le Journal d’Anne Frank !

— Non, mais j’ai vu un téléfilm tiré du livre.

— Pour répondre à votre question de tout à l’heure, enchaîna-t-elle, je songe de plus en plus à voyager.

— Fuite illusoire, murmura Hitler, puisqu’on finit par rentrer.

Elle hocha la tête :

— Pour rentrer, il faut posséder un chez soi. Croyez-vous que je considère la maison de Munich comme étant la mienne ? Si je voyage, ce sera pour tenter de trouver un port d’attache.

— Le port d’attache d’une femme, c’est l’homme qu’elle aime, assura le garçon.

Ils n’eurent pas le temps de développer le sujet car un promeneur venait de s’arrêter devant eux en leur souriant. Ils reconnurent l’albinos de la bijouterie Van Deluyck.

— Je vous dérange ? demanda-t-il avec civilité.

— Pas encore ! riposta insolemment Adolf.

L’arrivant ne se formalisa pas.

— Mon accent vous l’aura sans doute indiqué, je ne suis pas néerlandais, mais italien.

— Je ne pensais pas que la joaillerie fut une spécialité de votre pays.

— Mon Dieu, monsieur, elle est internationale. Même dans les nations sous-développées elle occupe une place importante. Vous permettez ? fit-il en montrant le banc capable de les héberger tous les trois.

Sans attendre l’assentiment d’Adolf, il se posa à son côté, de biais, afin de lui faire face. Baissant le ton, il déclara après un bref regard sur le square :

— Je crois être à même de vous aiguiller en Italie sur quelqu’un que vos pierres intéresseraient.

— Vraiment ? intervint Johanna.

— Je vous le garantis.

— Ce serait formidable ! dit la jeune fille avec trop de spontanéité au gré d’Adolf.

Celui-ci ne semblait pas conquis par la proposition du garçon roux.

— Comment expliquez-vous qu’un joaillier hollandais montre tant de méfiance devant des pierres que ses homologues italiens achèteraient sans difficulté ?

— Les mœurs sont différentes, répondit l’autre évasivement.

— Les mœurs, sans doute ; mais les lois ?

L’employé de Van Deluyck le considéra de ses yeux rouges rappelant quelque film de vampires.

— Elles sont élastiques dans notre péninsule. Les transgresser constitue un sport national.

Sa boutade n’amusa pas l’Autrichien.

— Si l’on arnaque l’État, quid d’un touriste ! L’albinos hocha la tête et se leva.

— Ah ! monsieur, soupira-t-il, je vois que nous appartenons à deux univers inconciliables. Le vôtre est défendu par la suspicion ; le mien par la crédulité. Vous obéissez à la raison, moi à la facilité. Dans ces conditions, lequel meurt de soif auprès de la fontaine ?

Il rit, adressa un salut de la tête à la jeune fille et s’éloigna.

Au moment où sa tignasse flamboyante allait disparaître, Johanna se dressa d’un bond et se mit à courir en criant :

— Attendez ! Attendez !

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