MUNICH

38

Johanna Heineman et Maria Landrini n’avaient pas encore commencé la discussion que le téléphone sonna. La jeune Allemande s’excusa et s’en fut répondre dans le petit bureau contigu. Elle eut la surprise de reconnaître la voix d’Adolf.

— Bonjour, lui dit-elle. Je suppose que vous voulez parler à votre amie ?

— Quelle amie ?

La protégée de M. Vicino, celle qui vous fait les yeux doux.

— Elle est chez vous ? demanda Hitler, éberlué.

— L’ignoriez-vous ?

— Complètement.

Une bouffée de rage le saisit en découvrant le mensonge de Maria.

— J’ai l’impression que vos commensaux italiens vous font des cachotteries, mon cher, ne put s’empêcher de railler Johanna. Nous allions attaquer les bases d’un marché à propos des pierres.

Il soupira :

— Prenez garde ! Ces gens sont des bandits, et pas des bandits d’honneur. Je vous rappellerai plus tard.

— Vous aviez quelque chose de particulier à me dire ?

— De très particulier : je retenterai ma chance dans deux heures.

Elle raccrocha, troublée par le comportement d’Adolf dont elle jugeait la voix altérée, et alla rejoindre ses hôtes.

L’homme qui accompagnait Maria était un grand garçon à l’air sage, du type major de promotion. La peau mate, le regard embusqué derrière des vitres de myope, on aurait dit qu’il promenait un ennui congénital, mâtiné de mépris. Il pratiquait un allemand de fortune qu’il cherchait à placer dans la conversation alors qu’il parlait couramment l’anglais.

— Vous avez élaboré une marche de manœuvre ? demanda-t-il.

— On peut effectivement appeler les choses ainsi, confirma Johanna en souriant.

— Qu’est-ce qui vous amuse ? fit le jeune homme d’une voix maussade.

— Je souris de votre accent, reconnut-elle : il est charmant. Notre parler guttural acquiert, entre vos lèvres, des sonorités imprévues qui, pour un peu, en feraient une langue latine !

L’autre resta impassible.

— Nous vous écoutons, dit-il sèchement.

La jeune fille saisit un cahier aux feuillets non rayés.

— J’ai dressé la liste d’une première vente envisageable. Cela m’a demandé pas mal de temps et le concours d’un spécialiste.

Elle ouvrit le registre.

— La livraison que je vous propose est entièrement répertoriée là. Dix-huit pierres au total, classées selon leurs catégories : diamants, rubis, émeraudes ; leurs caractéristiques et leurs poids.

Dans le courant de son exposé, elle avait abandonné l’allemand pour l’anglais, sans que « l’expert » y eût pris garde.

— À titre d’échantillon, si j’ose dire, j’ai conservé ici ce très beau rubis.

Elle sortit de la poche supérieure de son corsage une pierre pourpre aux somptueux reflets orangés.

— De toute rareté, précisa Johanna : il provient de Birmanie.

Elle ajouta en souriant :

— Je fais mon éducation en gemmologie. Je sais ce que valent ces joyaux, dit-elle en présentant le cahier. Mais rappelez à M. Vicino que je les lui céderai comme prévu au cinquième de leur prix.

Le grand garçon avait quitté son air rogue et contemplait le rubis comme s’il était en transe.

Il le passa à Maria d’un geste de prélat accordant le saint chrême à un mourant.

— Quelle beauté, n’est-ce pas ? fit-il dans sa langue maternelle, indispensable pour exprimer des sensations absolues.

— En effet ! coupa Maria que ces démonstrations agaçaient. Vous êtes toujours d’accord pour que la transaction ait lieu en Suisse ?

— De plus en plus ; j’ai pris un CF. dans une banque à Zurich, répondit Johanna. Je vous propose que l’opération se fasse dans la salle des coffres où je vous ferai pénétrer. Préalablement, nous aurons fixé la somme par téléphone. Vous m’apporterez des dollars et je vous remettrai les pierres. Je ne vous apprends pas qu’une vidéo filme en permanence cet endroit. Je serai escortée d’un spécialiste qui veillera à l’authenticité de vos bank-notes. Voyez-vous autre chose à ajouter ?

Les Napolitains assurèrent que non et se retirèrent, impressionnés par la maîtrise de leur hôtesse.


La grande maison vide n’intimidait pas Johanna. Elle ignorait la peur ; peut-être parce qu’elle manquait d’imagination ?

Lorsqu’elle eut escorté ses visiteurs à la grille, elle rentra sans hâte, s’arrêta devant des massifs de roses tardives pour les respirer.

Une excitation la soulevait à la perspective de recevoir un nouvel appel d’Adolf. Depuis leur brusque séparation, à Naples, elle ne parvenait pas à l’oublier et fantasmait sur l’étrange garçon qui avait ruiné son foyer.

Ni sa perversité, ni sa violence sournoise ne la guérissaient de lui. Plus le temps fuyait, plus son souvenir s’intensifiait.

Quand il rappela, elle se trouvait adossée dans l’angle d’un canapé, le téléphone entre les jambes, sa main étreignant le combiné.

Elle décrocha avant qu’eût cessé la stridence de la première sonnerie.

— Le champ est libre ? questionna la voix ironique.

— Complètement.

— Les tractations sont en bon chemin ?

— Apparemment.

— Donc, l’hôpital israélien serait pour bientôt ?

— Je ne crois pas.

— Changement de programme ?

— Radical.

— Je peux savoir ou c’est top secret ?

— La vérité est que je m’en moque.

— Allons bon. Pourquoi ce revirement ?

— Je n’ai plus les mêmes motivations, Adolf. Le bien, le mal, me sont devenus des notions arbitraires.

— Il existe des raisons à cette conversion ?

— Une seule ?

— Qui est ?

— Vous !

— Expliquez-moi ?

— Depuis que nous ne nous voyons plus, je sais que je vous aime. Non, ne dites rien ! Ne riez pas ! Je ne vous débite pas une histoire à l’eau de rose. Lorsque… tout cela est arrivé, je me suis sentie anéantie. Perdre des parents qu’on aime est sûrement une très rude épreuve. Mais perdre des parents que l’on ne connaît pratiquement pas, que l’on attend jour après jour, année après année, en nourrissant l’espoir d’une réunion définitive, ça c’est affolant, ça donne le vertige. Au cours de ce long cauchemar, je n’aurai rencontré qu’un seul être à qui me raccrocher : vous !

« J’ignore si Kurt Heineman était mon père, si vous l’avez tué pour sauver ma mère ou par simple désir de meurtre. Je ne me demande pas si vous fûtes son amant par plaisir ou par cupidité. Pour moi, une seule chose importe : je vous aime ! Personne n’y peut rien : pas même vous ! »

Elle se tut, haletante. « Mon Dieu, songeait-elle, comment ai-je pu me livrer de la sorte à un simple morceau de plastique, sans un regard pour me guider ou m’intimer le silence ! »

À l’autre bout, Hitler restait silencieux. Elle ne percevait même pas le bruit de sa respiration. Réfléchissait-il à la déclaration qu’elle venait de lui faire ? La gêne lui ôtait-elle toute possibilité de se manifester ? S’il n’éprouvait rien pour elle, que pouvait-il ajouter à son aveu ? Dans quel formidable embarras l’avait-elle précipité ?

Il finit par prendre la parole :

— Si je vous ai téléphoné ce soir, c’était pour vous tenir le même langage. Nous étions à l’unisson sans le savoir. Un violent sentiment de rejet vis-à-vis de l’existence. J’aurais pu vivre complètement notre rencontre, jouir de vous à corps perdu. J’ai résisté parce que cela me paraissait impossible. Aussi, et surtout, parce que je ne crois pas à la perdurance de l’amour. Comme pour notre vie, sa fin est programmée dès son commencement. Privé de vous, je me suis follement lancé dans une liaison avec la Napolitaine. J’y ai trouvé de l’ivresse et infiniment de plaisir ; et puis, au premier incident, le charme s’est rompu.

« Ce que je croyais être de la passion s’est spontanément mué en haine. Amer, désemparé, quelle a été ma première réaction ? Me tourner vers vous ! Non pas pour vous proposer la place encore chaude d’une autre, mais pour vous offrir un peu d’avenir, Johanna. »

Quand il cessa de parler, elle fit avec élan :

— Comme je t’aime, mon amour !

Leur communication dura plus d’une heure.

Lorsqu’ils eurent raccroché, Adolf la rappela dix minutes plus tard, et de nombreuses autres fois encore au cours de cette nuit déterminante.

Загрузка...