MUNICH

42

Johanna Heineman se sentait en proie à une anxiété qui lui gâchait la vie.

Depuis que Maria Landrini était repartie en Italie, flanquée de l’expert en pierres précieuses, elle n’avait plus de nouvelles de « sa rivale ». Elle se demandait si la voiture sabotée avait joué son rôle. Pour cette délicate besogne, elle avait fait appel à Hans, le chauffeur de son père. L’homme s’adonnait pleinement à son vice : l’alcool ; il appréciait ce chômage doré, buvant jusqu’à tomber et n’interrompant ses libations que pour culbuter des filles de joie. Il était d’autant plus libre que Johanna avait fait don des reptiles au vivarium de Munich.

Un matin, Fräulein Heineman vint sonner à sa porte alors qu’il n’avait pas eu le temps de dessoûler complètement. Son pyjama constellé de taches ignominieuses laissait apparaître un sexe peu amène.

La force de Johanna résidait dans sa franchise sans détour. Elle exposa en toute candeur à leur ancien employé qu’elle avait besoin de « trafiquer » la direction d’une voiture. Hans consentit à opérer ce travail comme s’il s’était agi d’une réparation et non d’une détérioration.

Lorsque la jeune fille lui en donna le signal, il accourut dans la propriété des Heineman où elle avait prié ses visiteurs de ranger leur véhicule. En moins d’une heure, l’ivrogne accomplit sa mission, prenant soin de laisser quelque fiabilité passagère à l’arbre de transmission.

Deux jours s’étaient écoulés et Johanna baignait dans une incertitude croissante.

Elle tentait fréquemment d’appeler Adolf au numéro qu’il lui avait laissé, mais la liaison Allemagne-Italie ne s’établissait pas sur son portable et se perdait dans des enregistrements internationaux.

De guerre lasse, elle finit par téléphoner au Parrain.

Son cœur faillit éclater quand elle reconnut la voix de l’Autrichien.

— Adolf ! fit-elle d’une voix d’orgasme.

Vicino se trouvant très près de lui, Hitler sut conserver une impassibilité prudente.

— Chère mademoiselle Heineman, dit sobrement le jeune homme, êtes-vous au courant de la terrible nouvelle ? Maria Landrini a eu un grave accident de voiture en Autriche en revenant de chez vous.

Comme sa correspondante ne répondait pas, il poursuivit :

— À la suite d’une mauvaise manœuvre, elle a franchi le rail de sécurité de l’autoroute et s’est jetée sous un poids lourd. Enfoncement du thorax et double fracture du crâne, son état est alarmant.

Johanna ressentit dans le tréfonds de son âme un sentiment bizarre ressemblant à de la reconnaissance. Elle bredouilla quelques mots proches des condoléances et, avant de raccrocher, déclara à Hitler qu’elle souhaiterait être tenue au courant de la situation.

Puis ses idées se coordonnèrent. Elle se félicita de ce que l’accident se soit produit en Autriche ; de la sorte les journaux allemands n’en parleraient pas, si bien que Hans ignorerait toujours les conséquences de son sabotage.

Du coup l’existence lui parut chatoyante. Elle se mit à envisager des possibilités d’avenir. Un changement fondamental s’était opéré en elle. L’oie blanche sortie de la luxueuse pension américaine se transformait rapidement en un être déterminé qui, progressivement, faisait foin de ses anciens préjugés.

Ainsi avait-elle abandonné son grand projet d’hôpital en Israël pour, avant tout, se constituer une fortune qui la mettrait à l’abri du besoin. Elle aspirait à l’amour et rêvait de s’abandonner totalement dans les bras d’Adolf.

Ce fut au milieu de cette euphorie qu’elle reçut un appel téléphonique de Frau Schaub, l’ancienne secrétaire de son père. Elle conservait de cette femme un souvenir mitigé. Chargée, épisodiquement, de suppléer ses parents, lors de voyages éclairs aux États-Unis, cette personne, un peu pincée, la glaçait.

Elle l’avait revue aux obsèques discrètes des siens, et une ou deux fois encore à la liquidation des bureaux de Kurt Heineman. Depuis lors elle n’entendait plus parler d’elle, c’est pourquoi cette reprise de contact la troubla.

— Pourriez-vous me recevoir, mademoiselle Johanna ? demanda-t-elle presque sans préambule.

— Naturellement. Quand voulez-vous ?

— Le plus rapidement possible.

— Si c’est à ce point urgent, venez !

Vingt minutes plus tard, Frau Schaub sonnait à la grille.

La jeune héritière la jugea quelque peu vieillie, peut-être parce que l’arrivante se montrait trop désinvolte avec la teinture de ses cheveux et son maquillage réduit à un méchant trait de rouge sur ses lèvres minces ? Sa toilette traduisait également un certain renoncement. Elle portait un tailleur raide et sombre qui l’assimilait aux gardiennes des camps féminins de jadis. Johanna s’interrogea sur l’âge qu’elle pouvait avoir ; elle ne s’était jamais posé la question. Aujourd’hui, elle la créditait d’une cinquantaine trop facilement consentie.

La jeune fille lui trouva l’air méchant. Était-ce la conséquence d’une existence devenue morose ?

Elle proposa du café. L’autre déclina, assurant qu’elle venait d’en boire.

— Eh bien, je vous écoute ? fît Johanna.

— Pour débuter, je dois vous faire une confidence, dit la visiteuse d’un ton cassant : pendant plus de vingt ans j’ai été la maîtresse de votre père.

Les mâchoires de Johanna se crispèrent.

— Je n’ai pas à recevoir vos confidences, déclara-t-elle. La vie privée de mes parents ne concernait qu’eux.

L’autre la fustigea d’une œillade acérée ; la jeune Heineman se sentit haïe avec violence.

— Ce préambule pour vous faire comprendre que je suis au courant de choses qu’une secrétaire ignore la plupart du temps.

— Je m’en doute.

— Je sais, par exemple, que Kurt détenait un trésor en pierres précieuses.

— Comme dans les contes de fées ! ironisa Johanna.

— Les joyaux des contes de fées sont surnaturels, alors que dans ce cas particulier, il s’agit de bijoux ayant appartenu à des israélites, bassement dépouillés aux sombres heures de l’hitlérisme.

La jeune fille hocha la tête.

— Chère madame Schaub, je n’entends rien à votre roman.

— Il est simple et triste ; pendant la guerre, votre grand-père paternel a dirigé la Gestapo dans une ville belge. Il a abusé de ses pouvoirs pour s’emparer de biens juifs qu’il a ramenés chez lui. Bon père, avant de mourir il a révélé la cachette du butin à son fils. Je ne crois pas insulter la mémoire de Kurt en vous assurant que c’était un faible, aux mœurs incertaines. Dans un moment d’extrême abandon — j’espère me faire comprendre —, il m’a révélé son secret. L’homme déborde de confidences dans le plaisir, ma chère, vous verrez. Pour l’amener à parler, il ne convient pas de le torturer mais de le faire jouir !

Elle libéra un rire aigrelet qui donna à Johanna envie de la gifler.

— Quelle curieuse démarche vous entreprenez là, murmura-t-elle. J’avoue ne pas saisir à quoi elle correspond ?

— Parce que vous êtes candide, mon enfant, persifla l’ancienne secrétaire. Un trésor est dissimulé dans cette maison, à l’insu de sa propriétaire. Il peut y dormir encore des lustres avant d’être découvert. Moi, je vous permets de mettre la main dessus. Ce qui revient à dire que je vous apporte la fortune. J’estime avoir droit à une part du gâteau, ma belle. Logique ?

— Votre histoire est rocambolesque, déclara Johanna. Qui pourrait la croire ?

— Vous, puisque je vais vous en fournir la preuve !

— Mon père vous a montré l’endroit ?

— Presque.

— Presque, ça ne signifie rien. Les choses existent ou non !

— La cache se trouve dans les communs, trancha la femme avec autorité. Un dimanche après-midi, après nous être aimés comme des tigres sur le tapis, là-bas, il s’est absenté un bon moment. Quand il est revenu, il m’a offert ce saphir.

Elle avança sa main blanche dont les rides, impitoyablement prenaient possession. Une belle pierre y brillait entre des griffes d’or.

— Il est très beau, murmura l’héritière. Papa devait beaucoup vous… apprécier.

— Peut-être m’aimait-il, tout simplement ?

— Pourquoi pas ? Vous dites qu’il vous a fait l’amour sur ce tapis. Où était ma mère pendant cette fougueuse étreinte ?

— En traitement à l’hôpital Schakenhauser. Que pensez-vous de ma proposition ?

— Je vais vous décevoir, répondit la jeune fille, mais je continue de ne pas croire à votre trésor.

— Cherchez : vous trouverez !

— Et quand ce serait vrai, pourquoi partagerais-je mon héritage avec vous ?

— Parce que ces richesses sont le résultat de pillages !

— Vous insultez les miens ! se rebiffa Johanna.

— Je dis la vérité !

— Sortez, madame !

Elles s’affrontèrent longuement. L’une comme l’autre était très pâle ; dans leur visage blafard, leur regard flamboyait.

L’ancienne collaboratrice d’Heineman finit par se lever. Elle gagna la porte ; au moment de passer le seuil, elle se retourna.

— Les pulsions sont toujours mauvaises, dit-elle d’un ton neutre. Réfléchissez. Je vous rappellerai demain à midi. Peut-être tomberons-nous d’accord ? Dans le cas contraire, je parlerai de cette affaire à des personnes qu’elle intéressera.

43

Comme elle le lui avait annoncé, Frau Schaub rappela Johanna avant le douzième coup de midi, le lendemain. Elle avait la voix mielleuse et faussement enjouée :

— Avez-vous réfléchi à ce que je vous ai dit, ma chère petite ?

— Beaucoup, assura la jeune fille.

— Et à quelles conclusions êtes-vous parvenue ?

— Si ce magot existe et que nous mettions la main dessus, je suis d’accord pour vous en céder une part.

— J’étais convaincue de votre loyauté, ma chère !

— Seulement je ne serai pas disponible aujourd’hui car j’attends des amis. Il faudrait remettre nos recherches à demain.

— Nous n’en sommes pas à un jour près. Quelle heure voulez-vous ?

— Quinze heures vous irait-il ?

— À merveille.

Elles interrompirent la communication, satisfaites l’une de l’autre.

Загрузка...