CRACOVIE

54

L’avion à hélices de Crossair atterrit à l’heure prévue malgré le fort vent contraire qu’il avait affronté pendant la seconde moitié du voyage.

L’aéroport de Cracovie ne pouvait accueillir de Jets à réaction ce qui, pour les habitués des vols longue distance, lui donnait un vague d’aspect aéro-club.

En fond de piste, des appareils militaires au rancart paraissaient avoir abdiqué toute velléité de reprendre les airs un jour et commençaient à rouiller sous leur peinture gris-bleu.

— Nous voici à pied d’œuvre, fît Hitler à sa compagne.

Avant de quitter Naples, il avait vendu le fringant cabriolet Mercedes offert par le Parrain, et fait aménager son passeport car on lui avait assuré qu’il se ferait lyncher en Pologne avec un tel patronyme. Le bricolage du document n’avait pas nécessité un travail important, Adolf Hitler était devenu, à peu de frais, Rodolf Hiller. Un jeu d’enfant pour le faussaire chevronné auteur de la falsification.

L’avion se rangea entre deux appareils. Malgré la proximité de l’aérogare, un bus y conduisit les passagers. Il faisait doux. Le vent soufflait en brèves rafales, malaxant les oiseaux et les feuilles mortes loin de la piste, là où des boqueteaux de bouleaux blancs assouplissaient la rectitude de l’horizon.

Des policiers jeunes et rogues contrôlaient les passeports. L’un d’eux étudia celui d’Adolf et le lui rendit d’un geste mécanique.

Dans la salle d’arrivée, aux dimensions modestes, un individu blond et massif brandissait une pancarte portant son nom d’emprunt. Il s’agissait du taxi dépêché par l’hôtel. Les grands yeux clairs du chauffeur, dénués d’expression, erraient sur les gens sans paraître les voir. Le couple s’avança. L’homme salua. Comme Adolf et Johanna lui tendaient la main, il baisa cérémonieusement celle de la jeune fille ; après quoi il s’occupa de leurs bagages : une valise et un sac à roulettes. Hormis quelques mots d’anglais, il ne parlait que sa langue, limitant ainsi la conversation pendant le trajet.

Hitler avait retenu une suite à l’hôtel Francuski. Son guide de voyage le donnait pour un établissement de charme à l’atmosphère « vieille Europe ». Il s’en dégageait une ambiance mélancolique de bon ton. L’architecture intérieure, le papier tapissant les murs et le mobilier, appartenaient à une époque depuis longtemps révolue, sans pour autant être fanés. L’ensemble était sombre et figé, le personnel rare et discret, le silence rigoureux, la lumière tamisée.

— Comment trouves-tu ? demanda Adolf à Johanna.

— D’une gaieté exubérante, plaisanta-t-elle ; toutes les conditions semblent réunies pour que nous fassions l’amour.

Et elle se jeta à son cou. Elle savait qu’il aimait la prendre en soudard, debout contre un mur ou bien à genoux sur le plancher. Il éprouvait un plaisir sadique à lui arracher sa culotte ; elle en achetait à profusion, pressentant qu’elles ne pourraient servir qu’une seule fois.

Afin de marquer leur arrivée, il lui offrit une variante, consistant à réaliser l’arbre fourchu. Pour commencer, il se délecta de sa chatte béante, puis la pénétra jusqu’à ce que la mort exquise s’ensuive. S’il cédait volontiers à la fureur sexuelle, la période qui succédait le laissait dans un état d’amertume et de désarroi long à surmonter. Il feignait l’anéantissement du mâle repu pour ne pas avoir à s’en expliquer, préférant passer pour un mufle plutôt que de céder aux niaises roucoulades des amants comblés. Dans l’amour, il n’appréciait véritablement que l’acte, à condition que sa partenaire y déployât une fougue savante ou, pour le moins, inspirée.

Lorsqu’ils se levèrent, le jour déclinait. La morosité guindée des lieux accentuait l’espèce de vague détresse d’Hitler. « Sensation de fin du monde », estima-t-il.

Ils commencèrent par le commencement : en faisant la traditionnelle visite à « Stare Miasto », le vieux quartier en forme d’incisive, planté dans la ville et cerné d’arbres. L’immense place Rynek Glowny en représente tout à la fois le cœur, le cerveau et le poumon. Un vaste bâtiment, appelé la halle aux draps en occupe le centre ; il abrite une quarantaine de petites boutiques vendant des tissus brodés, des objets souvenirs, religieux et païens, allant du Christ « intime » aux chandeliers à neuf branches, du dragon de Cracovie aux poupées folkloriques, des bijoux d’ambre montés sur argent aux jeux d’échecs en marbre et aux sacs en cuir puant encore la tannerie.

Johanna et Adolf firent « du tourisme d’autocars » avec un puéril plaisir. Hitler chargeait de présents irréfléchis les bras de sa maîtresse rougissante de plaisir.

Ils quittèrent cette caverne d’Ali Baba au rabais, pour se précipiter dans l’un des nombreux cafés cernant la place, y burent de la bière en grignotant des petits pains torsadés, aux graines de pavot.

Ce moment consacré à la découverte de la ville pleine d’intérêt avait détourné l’Autrichien de son spleen et affûté son instinct de chasseur. Il contemplait la place, à travers les vitres de l’établissement et songeait : « Il y a plus de quarante ans, deux hommes sont probablement arrivés ici, lestés de documents, qui, aujourd’hui, mettent l’État d’Israël en transe. Je dois découvrir leur trace. » Les deux fuyards devaient être morts à cet instant. Sinon, quel pouvait être leur âge ? Quatre-vingt-dix ans au moins ? Sans relâche, Adolf pensait à eux, au point que Karl Hubber et Frantz Morawsky lui devenaient familiers. Le Polonais était prêtre. Il semblait étrange qu’il se fût trouvé dans le bunker au moment de l’assaut final. Il flairait là-dessous un mystère de grand style.

— Je suppose que tu songes à ta mission ? fit la jeune fille avec un sourire indulgent.

— Il est temps de s’y consacrer, répondit Adolf.

Elle l’admit d’un hochement de tête.

— Dire que nous sommes ici à cause d’une simple carte postale, reprit-elle.

— C’est l’unique indice en notre possession ! Elle rêvassa un peu et proposa :

— Si nous allions jeter un œil à ce fichu dragon ?

Ils choisirent un landau tiré par un cheval panard, en stationnement sur la place. Le cocher, coiffé d’un chapeau melon et ganté de mitaines, se montra d’une affabilité débordante.

Adolf lui soumit la gravure du dragon imprimée sur le guide et le vieil homme fît claquer son fouet.

Ils ne tardèrent pas à atteindre Wawel, formidable ensemble architectural dressé sur un rocher au bord de la Vistule.

Le monstre de métal paraissait garder l’entrée d’une grotte. Il n’impressionnait pas, malgré son gigantisme, car quelque chose de dérisoire émanait de cet amas de ferraille. Hitler préférait le dragon de la gravure prélevée sur le mur de l’institutrice à Saviano ; il le trouvait bucolique, alors que celui-là n’était que laideur et évoquait un squelette de dinosaure stylisé. Des touristes le photographiaient sous tous les angles et des gamins se juchaient sur son socle.

Le guide contait la légende de l’animal fabuleux, gros consommateur de moutons et de bergères. Un prince avait promis sa fille et la moitié de son royaume à qui l’anéantirait. Tous les postulants furent dévorés, à l’exception d’un petit savetier, lequel dépeça une brebis, emplit sa peau de soufre et l’exposa devant la grotte. L’horrible bête ne fit qu’une bouchée du leurre et en mourut.

Ils ne s’attardèrent point devant la statue ridicule et Adolf enjoignit au cocher de les ramener à leur point de départ.

La Vistule, verte et dolente, semblait immobile sous les nuages qui s’y miraient.

— Tu as l’air inquiet, déplora Johanna, toute à son allégresse amoureuse.

Il acquiesça.

— J’ai une sorte d’angoisse ; je pressens je ne sais quoi de néfaste, fit-il sourdement.

Ces paroles alarmèrent la jeune Allemande.

— Tu as souvent des prémonitions ?

— Cela m’arrive. Curieux phénomène. Lorsque tu fais vérifier ta vue, on te demande de lire à distance des caractères sur un tableau. Parvenu aux lignes du bas, c’est tout juste si tu les discernes. Tu es certain de quelques lettres et tu devines pratiquement les autres. J’éprouve une sensation identique en essayant d’interpréter mes bouffées de présages.

Il réfléchit et ajouta :

— Une impression de mort domine. Johanna fit la grimace.

— Tu n’es pas réjouissant…

Le cheval traînait les pieds, en s’ébrouant parfois, comme si cette journée l’avait épuisé. De temps à autre, le cocher annonçait le nom d’une église ou d’un bâtiment public dont ses passagers n’avaient cure. Hitler trouvait absurde ce mode de locomotion à notre époque : plaisir ingénu pour étranger en quête de dépaysement à bon compte.

Soudain, il sortit de l’étui son appareil téléphonique portable.

Contre toute attente on décrocha ; il reconnut la voix dolente de Frau Mullener, la femme de ménage de sa grand-mère.

Dès qu’il se nomma, la domestique éclata en sanglots et lui apprit que Mutti se mourait. Depuis deux jours, elle traversait une période comateuse entrecoupée de brefs retours à la réalité, au cours desquels elle réclamait son petit-fils.

— Hâtez-vous de rentrer si vous voulez la revoir ! Lui recommanda-t-elle ; ça n’est plus qu’une question d’heures, d’après le docteur.

Adolf assura qu’il allait faire son possible pour recueillir le dernier soupir de l’aïeule et coupa le contact.

— Ta grand-mère ? demanda timidement Johanna.

Le garçon en convint.

Sa compagne lui saisit la main ; leurs doigts s’entrelacèrent.

— Tu as beaucoup de peine ?

— Je l’ignore, fit-il ; je vais voir…

— Tu rentres à Vienne ?

Il ne répondit pas.

L’attelage débouchait sur le Rynek Glowny au moment où s’achevait quelque office en l’église Mariacki. Une hémorragie de fidèles s’étalait autour du formidable bâtiment de briques sommé d’un clocher vertigineux. Le haut de celui-ci se couronnait de petites constructions moyenâgeuses aux toits pointus.

Hitler leva les yeux sur elles et déplora de ne pas habiter l’un de ces nids de corbeaux depuis lesquels les siècles contemplaient la ville. Il imaginait la vieille Mutti dans son lit, abandonnée sur les rivages de la mort. Son long destin de brave femme s’achevait.

Un début de torticolis courba sa tête.

— Je n’irai pas, fit-il d’un ton farouche ; j’arriverais trop tard.

Johanna ne lui montra rien de ses sentiments. Elle déclara seulement :

— En ce cas, je pars te remplacer, Adolf.

55

Depuis leur chambre, ils établirent l’itinéraire du voyage. Johanna prendrait deux heures plus tard l’avion pour Varsovie. Elle y passerait la nuit pour s’envoler, le lendemain matin, à destination de Vienne avec Austrian Airlines.

Il l’escorta à l’aéroport où ils venaient de débarquer. Un sentiment de reconnaissance lui chauffait l’âme.

Devant le tunnel de contrôle destiné aux bagages, il l’étreignit avec violence.

— Merci du fond du cœur, murmura-t-il. Fasse le ciel que je t’aime toujours autant qu’à cet instant.

Ces paroles la surprirent et l’inquiétèrent. Elle réalisa la fragilité de leurs liens.

Avant de passer la porte de la salle d’embarquement, elle se retourna et lui adressa un geste qu’il devait estimer pathétique, par la suite.


De retour au Francuski, il se fit monter un sandwich et de la vodka, mit son pyjama et entreprit de rêvasser, le dos au montant du lit. La chambre comprenait deux couches jumelles. Adolf choisit celle de leur étreinte pour y chercher l’odeur de Johanna, mais il ne respira que des exhalaisons de tabac froid.

La silhouette de Mutti s’estompait déjà dans son esprit. Elle appartenait à ces gens faciles à oublier pour un homme peu enclin à la sensiblerie. C’avait été une bonne grosse grand-mère dont la tendresse se mâtinait d’égoïsme. Les joies du confort et de la table lui avaient tenu lieu de bonheur. Adolf se convainquait aisément que sa fin s’opérait dans le même moelleux que sa vie.

Il s’endormit brusquement avec la lumière, accablé par une fatigue épaisse.

Contrairement à la plupart des palaces, l’hôtel stagnait dans une paix feutrée. Le personnel savait s’activer en silence et les mille sonneries de ce genre d’endroit n’étaient pas perceptibles des chambres.


Hitler eut un réveil empâté, comme celui succédant à des libations tardives ; pourtant il avait à peine entamé son carafon de vodka qui baignait dans l’eau des glaçons fondus.

Il éteignit la lampe, mit l’oreiller sur sa tête et repartit dans un sommeil plein de lâcheté, lui permettant de fuir le trépas de Mutti. Il dormit quelques heures encore, prit une douche et commanda du café. Il appréciait de flemmarder en peignoir-éponge, le corps humide. Ayant ouvert les rideaux, il constata que ses fenêtres donnaient sur une cour plutôt lépreuse et désertée par les chats eux-mêmes.

D’après l’horaire, l’avion de Johanna était arrivé à Vienne depuis longtemps.

Il s’empara de son portable et composa le numéro de la grand-mère, le cœur battant. Frau Mullener lui répondit de sa même voix dolente.

— Alors ? questionna Adolf après s’être nommé.

— C’est toujours pareil, fit l’ancillaire ; pourtant il semblerait qu’il y ait un léger mieux.

— Vous pouvez me passer Mlle Heineman ?

— Qui ça ?

— La jeune fille qui vient d’arriver chez Mutti.

— Personne n’est venu !

— Son avion aura eu du retard, il s’agit de ma fiancée : elle ne va plus tarder. Dites-lui qu’elle m’appelle sur mon téléphone privé sitôt qu’elle sera là.

Il s’habilla et sortit. Le temps avait changé. Il faisait gris et venteux, une bruine imperceptible mouillait les trottoirs.

Le jeune homme se félicita d’avoir endossé son trench-coat. Il se dirigea à grandes enjambées vers la place Rynek Glowny ; l’endroit exerçait un véritable magnétisme sur les habitants de la ville, principalement sur la jeunesse estudiantine dont Adolf appréciait la pondération. Il trouvait les filles agréables et les garçons sympathiques. Les unes et les autres appartenaient à une époque révolue. Cette génération ne paraissait pas marquée par la guerre, non plus que par les occupations germano-russes. Un sang neuf guérissait la Pologne de ses plaies.

Il s’arrêta devant une librairie, cherchant des ouvrages en allemand dans la profusion de publications.

Comme il inspectait la vitrine, il tiqua en apercevant dans les reflets la silhouette d’un individu occupé à le photographier. Il fit une volte qui mit en fuite un homme habillé d’une canadienne et coiffé d’une casquette. Le personnage était affublé de lunettes aux verres teintés. Hitler n’eut pas la présence d’esprit de courir après lui. Quand il s’y décida, le photographe venait de s’engouffrer à bord d’une Polonez et se fondait dans la circulation.

L’incident incommoda l’Autrichien. À compter de cet instant, il crut voir partout des « anges gardiens ». Tous ces gens qui badaient lui firent l’effet d’espions à ses trousses.

Il reprit sa promenade, essayant de définir s’il était réellement suivi ou victime d’autosuggestion.

Généralement son calme ne l’abandonnait pas et il ignorait la peur. Mais ce jour-là, il se sentait menacé. À croire que la mort imminente de Mutti le fragilisait.

Il pénétra à l’intérieur de l’église Mariacki, vaste sanctuaire gothique tout en longueur, s’assit sur l’un de ses interminables bancs perpendiculaires à l’autel et surveilla la porte.

Chaque arrivant le faisait tressaillir, Adolf l’observait avec acuité, mais aucun ne paraissait s’intéresser à lui,

Le temps passait dans un ronron de prières. Un nouvel office succéda à celui qui venait de se terminer. Ici, les messes semblaient montées sur boucle. Il finit par s’évacuer pendant une élévation alors que les fidèles s’abîmaient en oraisons.

Le soleil s’était remis à briller. Les pavés séchés accueillaient de vieux musiciens en costume chamarré. Un accordéoniste, un violoniste, un clarinettiste et un joueur d’harmonica. Des têtes de grands-pères bienveillants. Depuis combien d’années leur quatuor existait-il ? Il s’attarda à les contempler, puis jeta un billet de dix zlotys dans la corbeille à pain leur tenant lieu de sébile.

À cet instant, Hitler essuya l’éclair d’un flash. Il vit un objectif braqué dans sa direction.

— Qui vous permet ! apostropha Adolf, le regard flamboyant.

Il avait parlé en allemand et l’interpellée parut ne pas comprendre, mais, l’expression sauvage de son poursuivant l’effraya et elle battit en retraite. Il la pourchassa, livide de rage.

— Ouvrez votre appareil ! lui cria-t-il, en anglais cette fois.

La femme se mit à courir gauchement. Il allait la rattraper lorsqu’il vit deux policiers en conversation à cinquante mètres de là. La fille se dirigeait vers eux. Hitler renonça aussitôt à la courser et obliqua vers la galerie marchande. Frustré et indécis, il n’était plus tellement convaincu qu’elle l’avait photographié. Il parcourut la longueur du passage, ressortit sur la place et monta dans un taxi.

— Où allons-nous ? interrogea le conducteur en polonais.

— À l’évêché, répondit l’Autrichien qui avait deviné la question.

L’autre ne réalisant pas, il dessina une mitre épiscopale sur un feuillet de son carnet. Puis, son interlocuteur ne saisissant toujours pas, il adjoignit une crosse à la coiffure. Cette fois, le chauffeur hocha la tête et démarra ; la course fut brève. Elle les amena devant un immeuble ancien aux fenêtres défendues par des barreaux.

Adolf alla sonner à une porte rébarbative, ornée de clous.

Au bout d’un temps qui lui parut interminable, un prêtre chenu, à la calvitie rosissante, lui ouvrit.

Le garçon s’inclina avec dévotion.

— Parlez-vous l’allemand, mon père ? questionna-t-il.

Le vieil ecclésiastique opina.

— Dieu soit loué, murmura Hitler. Mon nom est Rodolf Hiller. Je suis en quête d’un prêtre polonais déporté en Allemagne pendant la guerre. Il a réussi à fuir le Reich, au moment de l’effondrement du nazisme, pour se réfugier en Italie, dans la région de Naples. D’après les renseignements que j’ai rassemblés, il serait rentré en Pologne quelques mois plus tard, accompagné d’un soldat de la Wehrmacht. Je pense que ces éléments devraient suffire pour trouver la trace de ce saint homme s’il est toujours vivant. Son nom est Frantz Morawsky, celui de son compagnon de route Karl Hubber.

Le vieillard écoutait, le visage fermé. Lorsque le visiteur se tut, il demanda :

— Pourquoi recherchez-vous ce religieux, monsieur Hiller ?

— Les deux hommes ont quitté l’Allemagne en emportant des documents dont j’ignore la teneur ; je leur soupçonne une importance historique. Le fait que plus de quarante années aient passé les a évidemment rendus obsolètes, mais n’altère pas leur intérêt.

Le prêtre hésita brièvement, puis laissa pénétrer l’étranger.

— Suivez-moi !

Hitler lui emboîta le pas dans un couloir aux voûtes sonores. Son guide le conduisit jusqu’à une vaste bibliothèque reluisante d’encaustique. Les fenêtres basses donnaient sur un jardin où abondaient les massifs de buis. On apercevait une chapelle éclairée après l’espace vert.

Son mentor lui désigna un siège curule décoré d’incrustations de nacre. Évitant de prendre place dans ce fauteuil, Adolf préféra admirer les ouvrages garnissant les rayons, ainsi que des tableaux religieux rehaussés de dorures.

Une sorte de léthargie solennelle donnait à ce lieu une paix morose. Quelque part, une cloche aigrelette tinta.

Enfin, la porte s’ouvrit et un chanoine corpulent, aux mentons en cascade, fit une entrée majestueuse. Il avait les yeux vairons et des touffes de barbe croissaient de façon anarchique sur ses bajoues. Il fut surpris de se trouver en présence d’un individu si jeune.

— Bonjour ! fit-il en allemand ; le père Nieztezic me dit que vous avez besoin d’informations ?

Son regard anormal et sa respiration bruyante incommodèrent l’Autrichien, cependant il dut reconnaître que l’arrivant était plutôt sympathique.

Hitler se fit le plus aimable possible et recommença sa petite histoire d’une voix honnête. L’homme d’Église l’écouta avec bienveillance, les mains croisées sur la panse.

Quand Adolf eut terminé son récit, le chanoine paraissait dodeliner, comme pris de sommeil. Pourtant, il demanda :

— Vous dites ne pas avoir la moindre idée de ce que contenait le bagage de ces gens ?

— En effet.

— Comment se fait-il que vous vous intéressiez à quelque chose dont vous ne savez rien ?

« Ah ! songea l’Autrichien avec humeur. « Ils » font du prosélytisme, tout en se barricadant derrière la logique ! » Il répondit au chanoine :

— Je présume seulement qu’il s’agissait d’une découverte utile à la guerre. Karl Hubber, le compagnon du père Morawsky, se l’était appropriée, j’ignore comment ni avec quelles intentions ; probablement était-il trop tard pour que le Reich en déconfiture puisse tirer parti de la chose. Mon sentiment est que la pseudo-trouvaille gît oubliée dans quelque recoin d’Italie ou de Pologne.

Adolf venait de parler spontanément, poussé par cet instinct l’amenant à proférer des idées qu’il n’avait même pas envisagées une seconde plus tôt. Cela ressemblait à une évidence informulée jaillie en trombe de son subconscient.

Le dodu personnage avait la lèvre gobeuse et constamment humide.

— Et en ce qui vous concerne ? questionna-t-il.

— Oui, monseigneur ?

— Qu’est-ce qui vous induit à rechercher cette invention conçue bien avant vous ?

— Je dois présenter une thèse à l’université de Vienne d’où je suis originaire. Informé incidemment de cette affaire, il m’a semblé intéressant de m’y consacrer.

Son sourire clair, ses yeux lumineux plaidaient en sa faveur.

Le gros chanoine avait les ailes du nez emperlées de sueur. Il s’épongea le front avec un mouchoir de papier.

— Votre projet ne manque pas d’intérêt, convint-il ; je suis prêt à vous aider dans la mesure de mes possibilités.

Il désigna un pupitre.

— Écrivez le maximum de renseignements en votre possession et je demanderai à notre secrétariat de se livrer à des recherches. À la condition, naturellement, que notre vénéré évêque n’y soit point hostile.

— Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance, monseigneur.

— Êtes-vous catholique ? s’enquit l’homme d’Église d’un ton faussement indifférent.

— De tout mon être ! affirma Hitler vibrant de piété.

Emporté par une poussée de dévotion, il se jeta aux pieds de son interlocuteur qui le gratifia aussitôt d’une bénédiction à l’emporte-pièce, dont Adolf parut rasséréné.

Lorsqu’il se fut relevé, son bénisseur l’enveloppa de sa magnanimité,

— J’espère vous être utile, mon cher jeune homme. Pouvez-vous me rappeler dans quelques jours, je suis le chanoine Levanieski.

— Si le Seigneur m’a conduit à votre porte, c’est bien parce qu’il savait que vous me tendriez une main secourable, lui répondit Adolf.

Et il sortit à reculons.

56

Il dîna d’un potage aux choux et de côtelettes de porc. Comme il adorait la vodka, le maître d’hôtel lui apporta une bouteille de Cracovia Suprême.

L’alcool lui plut particulièrement. Contrairement aux Slaves, il ne l’ingurgitait pas d’un formidable coup de glotte, mais le conservait en bouche, comme on le fait d’un vin pour mieux en imprégner ses papilles. Il aimait cette brûlure parfumée, fouettant son corps de la gorge à l’estomac.

Un verre supplémentaire lui tint lieu de dessert. Quand il eut réglé sa note, il saisit son téléphone, penaud de l’avoir oublié pendant plusieurs heures. La sempiternelle voix pleurnicharde de Frau Mullener semblait l’attendre. En jérémiades détrempées, elle lui annonça que Mutti commençait son agonie.

— Passez-moi Mlle Heineman, l’interrompit Adolf.

La vieillarde ulula une protestation :

— Mais je vous ai déjà dit qu’elle n’est pas venue, monsieur Adolf !

Hitler reçut la nouvelle de plein fouet.

— Elle ne vous a pas prévenue ?

— Rien !

— Je vais me renseigner, coupa-t-il pour ne plus entendre la pécore.

Brusquement il était alarmé. Le retard de Johanna ne l’avait pas inquiété jusqu’alors et voilà que soudain il devenait catastrophique,

Il tenta de l’appeler dans sa confortable maison munichoise. La sonnerie retentit longuement, mais personne ne répondit. La communication fut déviée sur le signal « occupé », mettant fin à son ultime espoir.

Загрузка...