MUNICH

10

La disparition d’Hildegarde devait fortement perturber la vie de la maison. Cette vieillarde furtive, qui parlait peu et ne riait jamais, donnait cependant un équilibre à l’étrange foyer disloqué.

Une fois qu’elle fut sous terre, un souffle anarchique passa sur la vaste demeure. Trudy, la grosse cuisinière, privée des directives formant l’armature de sa vie professionnelle négligeait son travail. Elle oubliait de faire le marché, laissait brûler les mets ou, au contraire, les servait incomplètement cuits.

La Turque, pour sa part, semblait découvrir la volupté d’une flemme parfaitement organisée. Ses occupations domestiques étaient fractionnées de relais. À tout instant, on la voyait lovée sur un canapé, en posture récamière, fumant une cigarette à embout de carton doré ou lisant, avec impudence, d’horribles illustrés de son pays dont les dessins de couverture faisaient grincer les dents d’Adolf.

Ces ancillaires, pratiquement livrées à elles-mêmes, puisque Monsieur était absent et Madame enfermée dans sa chambre, ne déployaient quelque énergie qu’au retour d’Heineman, lequel ne se préoccupait que de son gigolo. Parfois, le géomètre dressait l’oreille en percevant les échos d’une altercation en provenance de l’office où le chauffeur entendait se comporter en maître.

C’est sur lui que l’Autrichien jeta son dévolu pour percer le « mystère du vivarium ». Plus il réfléchissait à cette histoire du butin caché, plus il la jugeait abracadabrante. Il fut servi dans son dessein par un voyage que Kurt dut entreprendre aux États-Unis. En quittant son ami, Heineman pleura beaucoup.

— J’ai peur que tu t’ennuies, se lamentait-il ; jure-moi que tu ne me tromperas pas, même avec une fille !

Hitler jura ce qu’il voulut.

Une fois son amant parti, il opéra un rapprochement (sans intention douteuse) avec Hans, se faisant conduire dans des lieux de plaisirs où il convia le chauffeur à boire et manger.

Il découvrit rapidement que le bonhomme aimait l’alcool et les filles. Il avait passé de nombreuses années à la Légion étrangère française avant de se ranger et ne s’était jamais marié. Deux soirées suffirent à en faire une paire de joyeux compagnons.

C’est au cours des libations du second soir qu’Adolf aborda la question des serpents, comme si Kurt en parlait fréquemment, et l’ancien légionnaire proposa spontanément de les lui montrer en rentrant.

Surprenante expérience pour le jeune homme. Certes, il connaissait déjà ce genre de vivarium, mais jamais il n’en avait vu groupant une telle variété de reptiles. Ceux-ci étaient rassemblés par « compatibilité » dans des compartiments de verre chauffés aux infrarouges. Il y en avait tant, si diversifiés, qu’Hitler en fut incommodé. Les indications en blanc sur des plaques d’ébonite documentaient l’amateur à propos des pensionnaires de Hans.

Assis dans le fauteuil à déplacement latéral, Adolf examinait l’intérieur des cages.

— Comment nettoyez-vous leur habitacle ? demanda-t-il.

— Voyez : les reptiles reposent sur un grillage à grosses mailles. Je le soulève en pressant ce bouton et déclenche un système de jets rotatifs qui lavent le sol au-dessous. En quelques instants tout est clean.

L’Autrichien acquiesçait, cherchant où et comment on aurait pu ménager un recoin secret dans la partie cimentée.

Il n’en trouva pas, mais ne fut point découragé pour autant. Quelque chose lui disait maintenant que Graziella ne se leurrait pas.


Il dormit très mal cette nuit-là. Vers quatre heures du matin, toujours aux prises avec son insomnie, il décida de rendre visite à Mme Heineman. Il alla donc, nu-pieds et en peignoir, frapper à sa porte.

Elle était éveillée. La faible lueur d’une lampe de chevet creusait ses traits et enfiévrait son regard. Elle ne marqua aucune crainte de cette entrevue nocturne ; au contraire, il crut comprendre qu’il apportait un vague réconfort à la pauvre femme.

Il s’excusa de son audace, mais elle lui signifia qu’il ne devait pas perdre son temps en mondanités.

Comme naguère, il s’assit au pied du lit, dans la zone d’ombre qui dérobait son visage à l’infirme. Il se demanda si, étant en possession de tous ses moyens physiques, elle lui aurait plu. Il se répondit par la négative puisque, ce qui le touchait, c’était de la voir pareillement démunie et à merci.

— J’ai visité le vivarium, lui annonça-t-il, et l’ai attentivement examiné, à la recherche de la « cachette ». Je ne l’ai point trouvée, cependant je pressens qu’elle existe.

— Mais elle existe ! renchérit la malade. Essayons de nous mettre à la place d’Otto. Il a voulu placer son butin en lieu sûr ; la protection des reptiles est indéniablement une astucieuse trouvaille ; seulement, dans l’hypothèse où il lui eût fallu en disposer rapidement, cela risquait de compliquer les choses…

Il l’écoutait, pensif. Son regard accrochait le véhicule vide de la paralytique. À quoi ressemblait-elle une fois désappareillée ? Il ne possédait qu’une maigre expérience du corps féminin ; il le considérait comme un occasionnel objet de plaisir dont il avait peu usé. Jamais il n’avait eu l’occasion de le découvrir pleinement, en totalité, encore moins de se l’approprier de la main et du regard. Espèce de puceau mal initié, il ne savait de l’amour que ses propres ardeurs maladroites.

— Si nous dénichions ces bijoux, dit-il, qu’en ferions-nous ?

La question la cueillit au dépourvu.

— Eh bien, je suppose qu’il faudrait les vendre,

— À qui ?

— À des joailliers, nécessairement.

— Comment vous y prendriez-vous ?

— J’entrerais en contact avec des maisons sérieuses et les convoquerais ici, en vue de traiter.

— Ce qui impliquerait que votre mari soit out ?

— Bien entendu…

— Parce que je l’aurais supprimé ?

— Cela irait de soi, non ?

— Vous êtes sûre de vous !

— Non : de vous ! Tuer Kurt est votre vœu le plus cher. Je me trompe ?

Il lui adressa un sourire qu’elle ne put distinguer à cause du contre-jour.

— Et l’argent que vous retireriez de cette vente ?

— Nous le partagerions équitablement.

— Ensuite ?

— Je ferais revenir ma fille des États-Unis pour essayer de la connaître enfin ; mon époux a profité de ma maladie pour nous séparer.

— Et moi ?

— Vous quitteriez cette maison pour aller conquérir le monde, monsieur Adolf Hitler.

Elle éclata de rire, comme à leur première rencontre.

11

Il eut un sommeil agité, plein de fiel et de colère. Mais au réveil il avait découvert la cachette.

La vérité jaillit en lui tout naturellement, sans le moindre effort, comme le retour inopiné d’un souvenir d’enfance. Il revit l’entrée du vivarium au moment où ils y pénétrèrent, Hans et lui. Pendant quelques secondes, le local ne fut partiellement éclairé que par la lumière de l’escalier et la lueur orangée des infrarouges. Puis le chauffeur enclencha le commutateur et l’endroit se trouva illuminé.

Adolf se mit sur son séant. Il craignait que son esprit ne fut embrumé par un reste de torpeur et s’efforça de réfléchir sans précipitation. Mais tout était minutieusement réglé dans sa tête.

L’un des infrarouges différait des autres. Le caisson porteur était plus grand et il se trouvait suspendu d’une manière mobile au plafond, grâce à un système télescopique qui permettait de l’abaisser et de le remonter.

Hitler s’habilla rapidement et descendit prendre le petit déjeuner alors que la cuisinière savourait encore le sien. Elle l’accueillit fraîchement, ce qui le rendit furieux.

Il se pencha au-dessus de la table sur laquelle elle bâfrait, vida le bol de la lourde femme sur la nappe et déclara, son nez touchant presque le sien :

— Servez-moi à l’instant, sinon je vous vire à coups de pied dans votre gros cul de vache !

Elle faillit s’étouffer de surprise, de peur et de courroux ; mais les yeux d’Hitler la dissuadèrent de protester.


Hans se rasait quand il frappa à sa porte…

— Il est arrivé quelque chose à Madame ? s’inquiéta-t-il.

Le jeune homme le rassura :

— À cause de vos foutus serpents, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. Alors je vais employer la méthode empirique, traiter le mal par le mal. J’ai horreur d’être soumis à des pulsions irraisonnées. Prêtez-moi la clé du vivarium, pendant que vous achèverez votre toilette, je resterai en compagnie de ces horribles créatures.

— Bravo ! C’est cela, le courage ! déclara le baroudeur assagi.

Différents trousseaux s’offraient, fixés au mur par des crochets. Il en saisit un qu’il présenta à Adolf.

— Actionnez la clé plate en premier, recommanda-t-il, sinon tout reste bloqué ; le vieil Otto était très spécial.


Quand il pénétra dans le vivarium, Hitler eut une nausée car l’odeur des reptiles se montrait obsédante.

Ce qu’il fit alors fut pour lui une opération de routine, tant il l’avait ressassée. Il se rendit tout droit à l’infrarouge « spécial » chauffant un compartiment destiné à une race de vilains serpents noirs constellés de taches ocre. La lampe se trouvait à environ un mètre de sa portée. L’Autrichien chercha un moyen de l’atteindre sans pénétrer dans la cage.

Sa perplexité fut de courte durée car il vit, contre une paroi, une tige de fer à l’extrémité recourbée. S’étant emparé de ce crochet, il s’en servit pour amener à soi l’appareil. Celui-ci obéit docilement et descendit avec la base à laquelle il adhérait. Un astucieux système de dérouloir logé dans le plafond permettait ce souple halage.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Adolf agissait méthodiquement avec un calme de chirurgien expérimenté. Il tira le fil au maximum, puis déposa la carène du transformateur sur le fauteuil. Dorénavant, il devait découvrir le dispositif d’ouverture.

N’ayant rien détecté au bout de cinq minutes et pensant que le chauffeur n’allait plus tarder, il remit tout en place et s’abîma dans la contemplation des immondes bestioles.


La journée fut creuse. La perspective de mettre la main sur les bijoux le préoccupait à peine. Il s’aperçut que l’appât du gain ne serait jamais pour lui une motivation susceptible de le mobiliser entièrement. Quel allait être le but de sa vie si aucun appétit ne le tourmentait ? Amour et fortune lui semblaient dérisoires. Que restait-il hormis ces deux moteurs ? L’ambition du pouvoir ? Utopie !

Il chercha un début de réponse dans la lecture des journaux, en vain. Un instant, il évoqua l’altruisme. Une foule d’individus avaient prôné l’allocentrisme. Mais il le jugea comme étant une démarche de scout.

Le seul spectacle intéressant qu’il pouvait fournir c’est à lui-même qu’il le donnerait.

Il se rendit dans le bureau de Kurt où il n’avait jamais mis les pieds. Ayant son P.C. au siège de ses affaires, Heineman l’utilisait très peu ; la pièce faisait songer à ces appartements témoins dans lesquels tout est rassemblé pour une vie exemplaire, mais que l’absence de l’homme pétrifie.

Une photographie solennelle trônait sur la table de travail. Elle représentait un homme à demi chauve, dont le visage lourd et le regard impitoyable, aggravé d’un monocle, incommodaient. Une dédicace tempérait la sévérité de l’image :

N’oublie pas, Kurt, que la vie t’appartient.

Otto.

C’était écrit en caractères gothiques par le pilleur de juifs !

Comment avait-il fait pour mourir dans son lit, ce criminel d’État ?

Adolf explora les tiroirs du meuble, espérant y dénicher le code d’ouverture du bloc. Il eut beau se livrer à de minutieuses recherches, il ne releva aucun indice pouvant le mettre sur la voie.


Le soir venu, il proposa à Hans une dernière virée nocturne avant le retour du maître, programmé pour le lendemain après-midi.

L’ancien militaire accepta d’enthousiasme. Il le convia dans l’un des meilleurs restaurants de Munich où, sous prétexte de bonne chère, Hitler fît boire son compagnon au-delà du raisonnable. Il l’acheva dans une brasserie sous des flots de bière.

Bien qu’il n’eût pas son permis de conduire, l’Autrichien pilota la grosse voiture pour rentrer. Il aida le chauffeur à grimper chez lui, l’allongea et poussa la sollicitude jusqu’à ôter ses chaussures.

12

Décidément, il se conduisait avec Graziella comme avec une épouse. Une espèce d’intimité, due à la maladie de l’infirme, se créait spontanément.

Elle dormait profondément quand il rentra de chez Hans. Selon son habitude, il alla prendre place au pied du lit et attendit son réveil. Son souffle menu ressemblait à celui d’un petit animal pelotonné dans sa chaleur.

Sa chemise de nuit bâillait, dégageant un sein de couleur laiteuse qu’il s’efforça de ne pas regarder. Il estima qu’elle s’amaigrissait chaque jour davantage. Un nutritionniste s’occupait-il de son alimentation ? À présent qu’elle ne quittait pratiquement plus sa chambre, elle déclinait. Sa peau se faisait translucide, le peu de muscles dont elle disposait encore devenaient flasques.

Il aurait pu passer la nuit complète ainsi, à la contempler dans l’abandon de l’inconscience. Il n’éprouvait aucune espèce d’amour pour la malheureuse, seulement une obscure compassion. Le sort se montrait impitoyable à son égard : il avait ruiné sa santé, sa beauté, lui avait arraché son unique enfant et imposé un mari homosexuel qui la haïssait.

Elle finit par sentir la présence d’Adolf, eut un tressaillement et ouvrit les yeux.

En l’apercevant, elle lui sourit.

— Je pense que je devais rêver de vous, balbutia-t-elle.

— J’en suis convaincu.

Il avança la main en direction de Graziella et déposa sur son ventre une housse à chaussures en feutrine, fermée par un lacet.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Le butin de guerre de votre aimable beau-père, ma chère.

Elle parut effrayée.

— Vous l’avez trouvé ?

— La preuve !

La chose pesante sur son estomac continuait de lui faire peur. Elle n’osait y toucher.

— Vous êtes certain que… que c’est bien cela ?

— Pouvez-vous l’ouvrir ? Il suffit de tirer sur le cordon. Elle ne s’y résolvait pas, comme s’il se fut agi de quelque trésor pharaonique inspirateur de malédiction.

— Le vieux savait se montrer prudent, reprit Hitler ; il a desserti toutes les pierres, ce qui rend leur identification aléatoire.

Venant en aide à la paralytique, il dénoua lui-même le sac et fît couler son contenu sur le drap. Cela forma un petit tas étincelant à la lumière de la lampe.

— Seigneur ! soupira Graziella, mais c’est énorme !

Puis soudain :

— Où étaient-elles cachées ?

— Dans le corps d’un projecteur. Mon attention fut attirée par l’un d’eux, plus gros que les autres. Si le sinistre Otto les avait tous fait exécuter au même gabarit, jamais je ne l’aurais repéré. Cela dit, j’ai bien failli être bredouille car le socle comporte une suprême astuce : il est de forme cubique, dont les deux parties sont séparées grâce à un pas de vis fixé en son milieu, et le travail d’ajustage est si parfaitement réalisé qu’on ne le voit pas.

Elle touillait les gemmes et les laissait glisser entre ses doigts. Il s’agissait uniquement de pierres précieuses : diamants, rubis, émeraudes. L’infâme nazi ne s’attardait pas sur de la broutille. Seule, la qualité supérieure l’intéressait.

Le jeune Autrichien essayait d’évoquer l’époque heureuse où des femmes plus tard déportées et saccagées, se paraient de ces joyaux dont on les avait dépouillées avant de les anéantir.

Un peuple d’ombres se dressait dans la chambre aux odeurs déprimantes. Des spectres par milliers chez un presque fantôme.

— Et à présent ? demanda doucement Graziella.

— Je vais aller les remettre à leur place jusqu’à ce que je trouve un moyen de supprimer Kurt.

Comme il proférait ces mots, il crut percevoir un léger bruit en direction de la porte ; vivement il se retourna et découvrit Heineman dans la pénombre.

— Je crois que je dérange ! articula l’arrivant.

L’époux intempestif s’approcha du lit. Il portait un imperméable à pattes sur les épaules, d’un vilain vert armée, qui lui descendait aux chevilles. Son feutre taupe, à bords courts, achevait d’en faire une caricature du hobereau germanique.

Quand il vit le tas de pierres précieuses sur les jambes de sa femme, il émit un grondement de bête malfaisante.

— Tu vois, Kurt, dit-elle, il n’existe pas de cachette infaillible.

— Putain ! hurla-t-il, sale putain !

Il se mit à frapper le maigre visage à coups de poing.

Graziella tenta de se protéger avec son bras valide. Le mari ne cessait de cogner, ponctuant chacun de ses horions d’une insulte.

Adolf tentait de le ceinturer pour le faire lâcher prise, mais l’homme était trop massif et son courroux trop violent pour qu’il parvienne à le séparer de sa proie.

Réalisant qu’il n’y arriverait pas de cette façon et que le temps pressait, l’Autrichien se saisit d’un bronze de Diane posé sur la commode et, l’élevant le plus haut qu’il put, l’abattit sur la nuque écarlate de Kurt.

Plus tard, il eut beau solliciter ses souvenirs, il ne put se rappeler si l’impact avait fait du bruit. Les images défilaient comme dans un film muet. Le bronze frappant l’arrière de cette tête congestionnée, Heineman foudroyé, s’écroulant sur sa femme, puis cette soudaine, cette intégrale immobilité.

À l’instant, il sut comment agir : avant tout, courir reporter les pierres dans le socle du projecteur. Puis alerter la police…

Déjà sa version des faits se déroulait dans sa tête.

Il allait connaître des moments difficiles. Mais il sentait qu’il les vivrait avec courage.

13

Quand la police arriva (en un temps record), ses représentants découvrirent un homme mort, une infirme dans le coma, et un garçon en pleine confusion mentale.

Les gens de l’Identité judiciaire survinrent peu après leurs collègues. Adolf avait eu la sagesse de laisser les choses « en l’état » et ils n’eurent aucune difficulté à lire les péripéties du drame dans cette scène figée.

Graziella tenait de sa pauvre main le poignet droit du forcené, lequel s’était meurtri les jointures en la criblant de coups de poing. Kurt se trouvait éclaboussé par le sang de son épouse. Son visage et ses vêtements étaient rouges. Le bronze d’art lui avait rompu les vertèbres cervicales.

Dans le crépitement des appareils photographiques et la fulgurance des flashes, la chaise roulante abandonnée accroissait l’aspect dramatique de la chambre investie.

Un policier gros et blond, aux cheveux rares et au teint comestible, guida Hitler dans l’embrasure de la fenêtre. Il lui fit décliner son identité, marqua un tressaillement à l’énoncé de son patronyme et le pria de raconter les faits. Adolf joua le garçon dépassé par les événements, s’efforçant de les relater minutieusement. Sa version fut approximativement la suivante : alors qu’il dormait profondément, le bruit d’une altercation l’avait arraché au sommeil. Au lieu de se calmer, la dispute s’amplifia. Il sortit de son lit et accourut. Il trouva M. Heineman en train de molester sa femme avec une effrayante sauvagerie. Il tenta de lui faire lâcher prise, ce qui attisa la fureur du géomètre. Comprenant qu’il ne viendrait pas à bout de l’énergumène, le garçon s’empara du premier objet venu et porta un coup à l’époux en pleine crise de démence. Un seul, au jugé, mais qui foudroya le furieux.

Son interlocuteur consigna rapidement ses dires. Après quoi deux policiers en uniforme le saisirent chacun par un bras et l’entraînèrent.


Il finit la nuit seul, à l’infirmerie de la police, dans une chambre de quatre lits. Son repos fut serein. Loin d’être troublé par le meurtre de Kurt, il ressentait une certaine euphorie de son geste spontané, brutal, mais initiateur d’une détente bienfaisante.

On le réveilla tôt, sans la moindre brusquerie. Il procéda à sa toilette après laquelle on le conduisit dans des bureaux administratifs où il dut patienter plus d’une heure. Pour tromper l’attente, il lut un magazine à sensation abandonné sur une table basse, qui racontait les démêlés amoureux de princesses en carton-pâte, de rois sans royaume, d’acteurs comblés et de fameux industriels aux fantaisies ruineuses.

Enfin, on l’introduisit dans le cabinet de travail d’un personnage au physique de traître que l’on sentait imperméable à l’indulgence et à toute pitié.

L’homme lui fît subir un interrogatoire particulièrement poussé pendant plus de quatre heures. Une secrétaire sans poitrine, au nez exagérément busqué, l’enregistrait avec une rare vélocité.

À la fin de cette longue séance, truffée de questions sans cesse répétées, Hitler eut la certitude d’avoir tout dit, hormis ce qui concernait le trésor. Il reconnut ses pratiques pédophiles avec le géomètre, son amitié naissante pour l’épouse handicapée, sa camaraderie l’unissant à Hans, le chauffeur. Il simula l’adolescent vaguement attardé, confronté à un milieu qui n’est pas le sien.

À l’issue de l’entretien, il s’enquit de l’état de santé de Graziella.

— Elle est décédée au cours de la nuit, révéla son interlocuteur.

Adolf se prit à pleurer.

— C’est ma faute, fit-il : j’aurais dû « le » frapper plus vite !

Pareille candeur décontenança le magistrat.


La période suivante fut grise au point qu’Hitler l’oublia très vite. On lui commit un avocat d’office, en fin de carrière, qui portait une barbe hirsute et faisait montre d’un paternalisme lénifiant. Son défenseur le prit pour un gamin fraîchement descendu de ses montagnes autrichiennes, que le hasard pernicieux avait précipité dans les bras d’un homosexuel dépravé. Il invoqua la légitime défense pour tenter de sauver une malheureuse infirme.

L’affaire fut classée.

Adolf Hitler retourna quelques semaines à Vienne, chez sa bonne grand-mère qui ignorait ses démêlés avec la justice allemande. La vieille femme éprouva un grand bonheur et pleura beaucoup. Elle faillit, dans son allégresse, révéler au jeune homme le nom de son grand-père, se retint à l’ultime seconde.

Elle eut tort.

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