NAPLES

21

La scène évoquait Le Déjeuner sur l’herbe de Claude Monet. Ils se trouvaient installés sur un vaste terrain planté d’arbres aux feuillages cendrés et aux troncs convulsés. L’endroit s’inscrivait dans le golfe de Salerno ; il dominait Amalfî et l’on apercevait Capri au large.

Ce pique-nique, voulu par le Parrain, réunissait la signora Ada Vicino, son épouse, Nino et Maria, le Dante et enfin Pia, la mère de Landrini, née du viol de sa défunte mère par un malencontreux militaire de l’armée allemande. C’est en l’honneur de Pia Landrini que Gian Franco avait organisé ce repas champêtre. Cela ne lui ressemblait pas. Méfiant comme cent renards, il préférait les endroits clos aux lieux dégagés. Aussi cette sortie familiale fut-telle préparée dans le plus grand secret, avec le seul concours du Dante.

Vicino avait donné rendez-vous à ses invités dans le garage où il remisait ses voitures et s’y rendit, avec sa femme, par un passage intérieur. Ils s’embarquèrent tous, discrètement, dans une grosse américaine passablement cabossée, semblant davantage appartenir à quelque gitan qu’au chef suprême de la Camorra. Les vitres en étaient teintées, comme sur tous les véhicules dont il usait, et à l’épreuve des balles. Le « porte-coton » de Gian Franco était allé en repérage, la veille, pour trouver un coin propice à des agapes en plein air. Il l’avait déniché et ramena des photographies du site. Le Parrain se déclara d’accord et refusa l’escorte habituelle.

À présent, la petite troupe savourait la douceur du temps et la beauté d’un paysage incomparable.

Une gaieté pleine de sérénité animait le groupe, à laquelle les excellents vins n’étaient pas étrangers.

Pia, la mère de Nino, bien qu’étant plus jeune que la signora Vicino, entretenait avec cette dernière de bonnes relations car elle était sa couturière depuis plus de quinze ans. Pour son anniversaire, sa cliente lui avait offert un magnifique camée bleu serti d’or jaune et ses enfants une montre Cartier, dite Pasha, qui aurait paru énorme sur un poignet moins fort que le sien.

L’excellente femme flottait dans une douce euphorie. Jamais on ne l’avait autant choyée ni favorisée de pareille considération, si ce n’est aux funérailles de son mari, évoquées plus avant dans ce livre. Elle considérait le Parrain avec des yeux extasiés. Être conviée par un homme aussi puissant lui montait davantage à la tête que les boissons.

C’était une petite boulotte évoquant un « 8 » tassé. Sa chevelure intense et noire lui descendait au menton et ressemblait à un début de barbe. Des verrues couronnées d’aigrettes constellaient sa face mafflue. Mais son regard généreux et tendre rachetait sa relative disgrâce. Il révélait des trésors de dévouement à la disposition de tous. Outre Nino, son aîné, elle disposait de deux autres enfants : Pio et Pia, jumeaux d’exception. Pia était au Carmel et Pio au F.C. Naples où il débutait une brillante carrière d’ailier. Ils ne participaient pas à son anniversaire : la religieuse ne pouvait sortir du couvent et le footballeur disputait un match de coupe à Rome.

Pour conclure le repas, l’épouse du Parrain qu’on avait surnommée Lady Ada, à cause de son port de tête, avait confectionné la pastiera, bien qu’on fût loin de Pâques. Cette pâtisserie passait pour être la plus riche en calories de toute la péninsule.

Gian Franco refusa d’y goûter, par manque d’appétit. Heureux, il s’allongea sur le plaid sorti de l’américaine à son intention. Depuis qu’était éclairci le mystère du document disparu, son existence empruntait un nouvel itinéraire. Il ne vivait plus que pour cette fille exceptionnelle dont le Commendatore lui avait fait présent. Elle l’éblouissait par sa sobre beauté et son intelligence. Chaque jour, il constatait un nouveau point de ressemblance entre eux. Cela allait du grain de beauté sur l’épaule gauche, à la forme légèrement aplatie des premières phalanges de leurs doigts. Un jour qu’elle portait une jupe portefeuille, il s’aperçut que Maria possédait, comme lui, une tache sombre sur la cuisse. Ces menues découvertes le plongeaient dans une félicité jamais ressentie auparavant. Il vouait une reconnaissance éperdue à San Gennaro, pour qui il versait des sommes considérables dans les troncs du Duomo où des ampoules recelaient le sang du martyr[5].

Il formait d’ambitieux projets pour cette enfant tombée du ciel à un moment de la vie où l’homme n’aspire plus qu’à une mort confortable. Il se proposait de demander à Nino et Maria de venir habiter chez lui. Son ambition était de les « dresser » à devenir ses successeurs. Naturellement, ce serait elle « le » chef. La Camorra ne pouvant reconnaître l’autorité des femmes, elle gérerait « l’Empire » en sous-main.

Des insectes, stimulés par les reliefs du festin, s’affairaient autour d’eux. Le Dante, qui pensait à tout, disposait d’un spray pour les décimer.

Ce fut pendant qu’il pulvérisait que la chose se produisit. Il y eut un léger sifflement et Ada eut une exclamation escamotée. Les autres convives regardèrent dans sa direction et la virent choir lentement sur le côté droit. Lorsqu’elle fut étendue dans l’herbe rêche du champ, ils s’aperçurent que l’arrière de son crâne n’existait plus ; à la place s’ouvrait un abominable cratère d’où s’échappaient des flots de sang mêlés de matières cérébrales.

Il se fît un terrible silence. Seule, la mère de Nino hoquetait de frayeur. Le Dante se jeta sur le Parrain, un pistolet à la main. Il regardait vers le sommet de la colline où s’étirait un léger nuage de fumée bleue. Alors il se leva d’un bond et s’élança à l’assaut du champ.

Pendant ce temps, Nino courut à la voiture, se mit au volant et démarra. Il ne perdit pas de temps à gagner la route et fonça dans la pente galeuse. Le Dante lui cria de le prendre, mais ils se trouvaient séparés par une faille rocheuse. Le garçon eut un geste bref d’impossibilité à l’endroit de son camarade et enclencha le levier tout-terrain. Le véhicule ragea, acquit du mordant et absorba la côte. Il déboucha sur un terre-plein qu’il traversa en folie. À l’autre extrémité se dressaient les ruines de quelque édifice religieux. Nino poussa un grognement de triomphe en apercevant deux hommes équipés de casques noirs sur une moto : les assassins d’Ada.

Ne s’attendant pas à une réaction aussi spontanée, ces derniers avaient commis l’erreur de dissimuler leur engin dans les décombres du bâtiment avant d’agir. Le temps de dévisser le canon de la carabine, de dégager leur bolide, la voiture avait avalé la rampe.

Il s’en fallut d’un rien qu’elle les rattrapât ; malheureusement pour eux, l’arrière de leur Yamaha chassa sur les touffes de bruyère tapissant le sol et fit une embardée ; cette péripétie fut suffisante pour permettre à l’américaine blindée de les rejoindre dans un rush qui faillit faire exploser son moteur.

Cela produisit un bruit monstrueux de ferrailles tordues, la bagnole stoppa brutalement. Dans le choc, Nino avait donné du crâne contre le tableau de bord. Des soubresauts secouaient l’auto de spasmes convulsifs. Elle semblait en équilibre sur la moto des fuyards.

Tout à coup, un rideau de feu s’éleva du capot avec une spontanéité de geyser et enveloppa l’habitacle.

Ce fut l’instant où le Dante déboucha sur la lande. Voyant ce qu’il se passait, il força l’allure. De l’écume coulait aux commissures de ses lèvres lorsqu’il parvint à ouvrir la lourde portière aux tôles instantanément brûlantes.

Saisissant Nino à tâtons dans la fumée noirâtre dégagée par le plastique des banquettes, il l’arracha du brasier et s’éloigna avec sa charge.

22

Pareils aux rois Mages guidés par l’étoile, ils arrivèrent à trois, le second jour après le meurtre d’Ada Vicino. L’aîné du trio, Don Boccario, approchait les quatre-vingts ans, venait de Sicile et se caractérisait par une épaisse tignasse blanche dont, étrange coquetterie, il teignait les favoris. Son regard d’un noir brillant gênait ses interlocuteurs par sa fixité. Il s’exprimait d’une voix douce et chantante et portait, depuis son accession au poste suprême de la Mafia, toujours le même complet noir à grosses rayures grises, la même chemise blanche au col amidonné, la même cravate noire montée sur système. Ses ennemis disaient qu’elle était sa façon de porter le deuil de tous les gens qu’il avait fait mourir.

Ceux qu’il retrouva à Naples pour les funérailles d’Ada tenaient les leviers de commande dans les « succursales » de Gênes et de Marseille. Ils étaient dépêchés à ses obsèques afin de marquer par leur présence l’indignation que soulevait l’assassinat d’une femme dans le milieu mafieux.

La Police avait bien émis l’hypothèse que c’était en réalité Vicino la cible, mais la distance séparant les époux et la précision du tir infirmaient cette supposition.

L’enterrement devait avoir lieu à seize heures et les quatre chefs achevaient leur copieux déjeuner dans la salle à manger d’apparat de Gian Franco.

— Où en est l’enquête ? demanda Don Boccario.

— La mienne ou celle des flics ? répondit Vicino.

— La tienne, naturellement.

— Malgré leurs corps carbonisés, on a pu établir l’identité des deux misérables : il s’agit de Syriens réfugiés en Italie. Après avoir rompu avec leur réseau arabe, ils étaient devenus tricards et opéraient ici comme gâchettes d’appoint.

Le vieillard aux cheveux de neige caressait du bout d’un doigt sa glotte proéminente, agacé d’y trouver quelques poils échappés au rasoir.

— Qui connaissait l’endroit de votre pique-nique ?

— À première vue, une seule personne en dehors de moi, et encore ne m’avait-on montré au préalable que de méchantes photos du lieu.

— Tu l’as questionnée ?

— Pratiquement pas.

— Ta confiance en lui est absolue ?

— Ça existe, la confiance absolue ?

— Alors pourquoi ne vas-tu pas au fond des choses, Gian Franco ?

— Je ne voulais pas « l’entreprendre sans témoins de première classe », répondit le « Roi de Naples ». Maintenant que vous êtes là…

Le Sicilien opina :

— En ce cas, fais-le venir !

Le veuf prit un couteau à dessert et, sans souci du protocole, l’utilisa pour faire tinter son verre vide.

— La grappa et les cigares ! jeta-t-il à son « porte-coton » sitôt qu’il eut ouvert la porte.

Le bigleux s’inclina et se retira.

— C’est lui ? demanda le Marseillais.

— Exact.

— Pietro ! fît « le Roi de Sicile » au Français. Pendant que le gars nous servira, place ta chaise devant la sortie.

L’interpellé acquiesça.

Le Dante réapparut poussant un chariot. Selon son habitude définitivement ancrée, il gardait son chapeau sur la tête. Il emplit quatre verres dans un silence de mort et distribua les havanes.

Pietro se trouvait maintenant adossé au vantail. Lorsque l’ancillaire voulut ressortir, il ne le put.

— Vous permettez ? murmura-t-il, surpris.

Le mafioso ne broncha pas. Son regard passait à travers le serveur occasionnel.

— Dante, appela Vicino, viens un peu là !

Le garde du corps le rejoignit de l’autre côté de la table. Il semblait surpris mais pas inquiet.

— Don Boccario souhaite te poser quelques questions, fit Gian Franco. C’est à propos de « l’affaire » du pique-nique.

— Oui ? demanda le camorriste en se tournant vers le vieillard.

— Assieds-toi, mon ami, ordonna ce dernier de sa voix douce et chantante.

Il attendit que l’autre eut pris un siège avant de poursuivre :

— C’est toi qui avais préparé ce repas champêtre, n’est-ce pas ?

— En effet.

— À qui l’as-tu dit ?

— À personne ! se récria le Dante : tous les déplacements du Parrain sont tenus secrets !

Don Boccario joignit les mains en opposant ses dix doigts d’un air sentencieux.

— Puisqu’un guet-apens a été organisé, c’est que quelqu’un était au courant de la chose, nécessairement, tu es bien d’accord ?

— C’est évident, mais en ce qui me concerne je n’en ai soufflé mot !

— Pas même à la bonne ?

— Surtout pas à cette vieille cancanière ! D’ailleurs, elle prenait son jour de congé.

— Tu as bien une idée sur la manière dont la fuite s’est produite ?

Le Dante demanda à Vicino :

— Peut-être l’avez-vous dit à l’un des jeunes ?

Gian Franco se leva et vint le gifler à deux reprises.

— Il s’agissait d’une surprise que je leur préparais, imbécile !

— Tu es marié ? demanda le Sicilien.

— Non.

— Tu as une amie ?

— Oui, mais…

— Comment se nomme-t-elle ?

— Fiona Lambarelli.

— Adresse ?

— Via Florentina, 14.

— Téléphone ?

D’une voix blême, le Dante énonça le numéro de sa belle.

L’homme de Palerme le nota au dos d’une enveloppe sortie de sa poche, puis il fit claquer ses doigts et le Parrain de Gênes lui amena son portable. Sans parler, Don Boccario lui tendit le papier où il venait d’inscrire le renseignement.

— Tu as entendu ? Elle s’appelle Fiona Lambarelli, soupira-t-il.

Le Ligurien composa le numéro. Son impassibilité créait une tension insoutenable. Une sonnerie d’appel vibra et on décrocha presque immédiatement.

— Fiona Lambarelli ? demanda-t-il d’un ton neutre.

— Elle-même ; qui est à l’appareil ?

— Ne vous occupez pas de ça. Vous êtes bien l’amie de… Il interrogea Vicino du regard. Celui-ci dit le nom de son homme de main que l’autre répercuta aussitôt.

— Pourquoi ? s’inquiéta la femme.

— Oui, ou non ? insista la voix morte de son correspondant.

— Oui, et alors ?

— Maintenant, écoutez : le Dante a organisé un certain pique-nique. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Naturellement.

— Je vais faire appel à votre mémoire : cette sortie a eu lieu lundi, d’accord ?

— En effet. Pourquoi ?

— Le Dante vous en a-t-il parlé AVANT lundi ? Réfléchissez.

— Oui, assura la femme, il me l’a dit dimanche. Pourquoi ?

— Vous en êtes certaine ?

— Évidemment.

Le Génois coupa la communication et se tourna vers Don Boccario pour lui donner le résultat de ce bref entretien, mais le vieillard avait déjà perçu la réponse, de même que Vicino et le Dante.

— C’est faux ! se récria ce dernier. Cette crétine se trompe ! Gian Franco exhala un long soupir ennuyé et se leva.

— Viens ! jeta-t-il à son maître Jacques.

— Je jure sur le sang du Christ et la mémoire de Sa Très Sainte Mère que cette idiote commet une erreur ! Hurla-t-il. C’est une pute ! Une vermine !

— À cause de toi, ma femme est morte ! dit Vicino. Marche ! Il lui donna une bourrade dans le dos.

Sur un signe, le Parrain de France libéra la porte. Ils sortirent tous les cinq dans le couloir silencieux. Le Don venait d’allumer son cigare et, tout en marchant, soufflait sur le bout embrasé pour en accentuer l’incandescence.

Le cortège se rendit dans la chambre-cellule où, naguère, on avait retenu Nino. Le maître des lieux l’ouvrit et s’effaça pour laisser entrer le Dante.

Au moment de passer devant lui, leurs regards s’agrippèrent. Ce fut d’une extrême intensité. Le porte-flingue de Vicino esquissa une sorte d’acquiescement et pénétra dans la pièce. Il s’assit sur la couche étroite en murmurant :

— Vous direz à ma mère que j’ai pensé très fort à elle.

— Je le lui dirai ! promit Gian Franco.

Le Parrain de Palerme et celui de Gênes dégainèrent chacun leur pistolet fixé sous leur bras gauche. Comme il avait dû passer une frontière, Pietro n’était pas chargé. Ils se placèrent le long du lit. L’un pointa le canon de son arme sur l’oreille du camorriste, l’autre contre sa poitrine, à l’emplacement du cœur. Ils tirèrent presque simultanément.

Le Dante s’abattit sur le flanc.

— Il avait une belle voix, fit Vicino.

23

Le pare-brise avait tenu bon, mais le nez de Nino n’existait plus. On procéda à plusieurs interventions chirurgicales.

Chaque jour, à son chevet, où elle passait de longues heures à le contempler en lui murmurant des tendresses, Maria tentait de retrouver sous les épais pansements son visage « d’avant », cette figure d’archange polisson qui tant la faisait vibrer. Elle profitait de l’absence du personnel soignant pour le masturber ou prendre son pénis dans sa bouche.

Un jour de démesure sexuelle, elle posa son slip et le chevaucha fougueusement. Cette étreinte hospitalière fut bruyante. Au plus fort de leur frénésie, quelqu’un entra et se retira précipitamment à la vue, cependant charmante, de leur enlacement. Ils ne surent jamais qui les avait surpris. La jeune épouse rougissait devant chaque infirmière ou femme de service ; si l’un des internes lui adressait la parole, elle se mettait aussitôt à bafouiller.

En apprenant le décès prématuré de Dante, Nino afficha un grand scepticisme. Personne n’aimait le bigleux bourru, si fortement antipathique, mais le garçon ne croyait pas à son indiscrétion ; il se rappelait avec quelle énergie celui-ci courait, écumant, à l’assaut de la colline pour tenter de rattraper l’agresseur. Et surtout, il avait appris qu’il lui devait la vie.

— On a peut-être été vite à l’accuser ! assura-t-il.

Maria répondit que le Parrain était aussi infaillible que le pape et la discussion en resta là.

Il fut à la fois flatté et contrarié lorsqu’elle lui annonça que Vicino voulait les prendre à demeure. Certes, il s’agissait d’un insigne honneur, mais cette promotion allait compromettre une partie de leur liberté. Son épouse le rassura, lui expliquant qu’ils occuperaient un appartement situé au-dessus de celui du maître de la Camorra et que leur intimité n’en serait pas troublée. De toute manière, les vœux du chef avaient valeur d’ordres. Ils ne pouvaient que s’incliner.

Gian Franco décida que Nino devait faire un enfant à sa femme. L’envie de brûler les étapes le prenait. Ayant eu la révélation de sa paternité, il aspirait déjà à devenir grand-père. Maria le lui promit.


Un matin qu’elle s’était rendue tôt au chevet du blessé, on vint le chercher pour le conduire à la salle des soins. Elle demanda de l’accompagner et le préposé ne s’y opposa point.

Lorsqu’elle découvrit le nouveau visage de son mari, elle retint un cri de frayeur. Le nez saccagé brouillait les dominantes du visage. À la place de l’appendice régulier qui lui donnait un profil de statue grecque émergeait une sorte d’infâme tubercule plein d’asymétrie. La « chose » relevait du colimaçon. Elle brillait vilainement, telle la cicatrice d’une brûlure ; se constellait de zébrures bleuâtres, s’enflait en son milieu pour, au contraire, se pincer aux narines.

Cette figure dévastée emplit la jeune femme de répulsion et de chagrin.

Qu’en était-il de son jeune berger arcadien ? Il n’évoquait en rien ce qu’il avait été. Ce n’était pas à proprement parler un monstre, mais un être disgracieux inspirant la pitié.

Elle parvint à se contenir et le quitta sous le premier prétexte venu. Ne fit qu’une ruée jusqu’à son nouveau domicile.

Une fois rentrée, elle sanglota si fort que la bonne, alarmée, se hâta de prévenir Vicino. Il accourut, anxieux.

Maria se précipita dans ses bras et, toujours pleurant, lui révéla la mutilation de son mari. Le Parrain parvint à l’apaiser, lui fit valoir qu’un médecin d’hôpital n’atteignait pas au savoir-faire d’un chirurgien esthétique de réputation mondiale. On allait rechercher de toute urgence ce qu’il existait de mieux dans ce domaine. Nino irait à Rome, à Paris, voire à New-York si nécessaire, mais retrouverait sa petite gueule d’apollon-voyou.

À cet instant précis on informa Gian Franco qu’un certain Adolf Hitler, recommandé par son neveu d’Amsterdam, désirait lui parler.

24

Le Parrain reçut le visiteur dans son bureau privé de fenêtre, après qu’il eut passé, sans le savoir, par l’arceau détecteur d’armes. La jeunesse de l’arrivant le surprit.

En ce jour ensoleillé d’automne, Adolf portait un pantalon beige, une veste sport à petits carreaux vert et marron, une chemise crème au col ouvert. Il avait récemment opté pour une coupe de cheveux raide et courte, mettant en évidence la mèche tant souhaitée par sa grand-mère. Une ombre de moustache soulignait son nez. Elle s’étofferait probablement au gré des rasages, mais figurait présentement à l’état de duvet juvénile. L’œil sombre et le visage carré exprimaient la hardiesse.

Vicino qui s’y connaissait en « natures » flaira immédiatement la détermination du garçon. Toujours avare de civilités, il ne tendit pas la main, mais lui désigna un siège.

— Vous vous appelez réellement Adolf Hitler ? fit-il sans ironie.

— Choisit-on un tel pseudonyme ? riposta Adolf. « Touché ! » songea Gian Franco.

— Ça doit être lourd à porter ? demanda-t-il.

— Absolument pas, puisque c’est mon nom. Il n’est encombrant que pour les autres.

Force fut au camorriste de s’incliner devant l’esprit de son vis-à-vis.

— Mon neveu m’a annoncé votre probable visite.

— Me voici !

— Il m’a dit que vous auriez des pierres à vendre ?

— En réalité, elles appartiennent à une amie qui se méfie de son inexpérience.

— Il y en a beaucoup ?

Adolf sourit et dit :

— Davantage : brillants, rubis, émeraudes ! Toutes de cette qualité.

Il fouilla la poche de son pantalon, en sortit une poignée de petite monnaie qu’il déposa sur le bureau et touilla de l’index. Il y avait là des pièces autrichiennes, allemandes et italiennes. Il récupéra un énorme brillant parmi celles-ci et le tendit à son hôte.

— Vous n’avez pas de grands égards pour une aussi belle pierre ! s’exclama Vicino.

— Le diamant ne se raye pas, répondit Hitler, c’est lui qui raye les autres minéraux.

Une fois de plus, Gian Franco lui accorda un point.

Il ouvrit un tiroir, y prit une loupe de bureau pour étudier le brillant. Il émettait en l’auscultant de petits, gémissements d’aise.

Vicino avait toujours été fasciné par les gemmes. Cette passion datait de sa jeunesse, alors qu’il travaillait comme chasseur dans un palace d’Amalfi. Une vénérable comtesse allemande, entichée de sa frimousse, l’avait hébergé dans son lit. Il s’y était, ma foi, vaillamment comporté. À l’issue de ce demi-viol, la vieillarde, salope jusqu’au bout, voulut procéder à sa toilette intime. Pendant qu’elle fourbissait son gland au-dessus du lavabo, le gamin saisit une superbe bague posée sur la tablette et l’avala. Ayant constaté le larcin, la douairière rameuta tout l’hôtel. Elle prétendit déposer une plainte à la police contre le jeune chapardeur, mais le directeur l’en dissuada, alléguant combien sa réputation en souffrirait. Les parents de cet enfant de quinze ans contre-attaqueraient à leur tour pour détournement de mineur. Vaincue, la dame aux sens débridés avait fui le palace.

L’histoire ne s’arrête pas là. Certes, on avait congédié Vicino, malgré ses farouches protestations d’innocence, mais le plus surprenant est qu’il ne retrouva jamais le bijou dont l’expulsion fut probablement différée. Il croyait le sentir parfois, au gré des ballonnements ou flatulences auxquels même les meilleurs d’entre nous sont assujettis.

— Vous demandez combien pour cet objet ? fit-il, parvenu au bout de son examen.

— Un prix raisonnable, répondit Hitler.

— Cela ne veut rien dire ! maugréa Gian Franco.

— Dans mon esprit, cela veut tout dire, se rebiffa le jeune homme. Écoutez, monsieur, il y a trois jours que je suis à Naples. Avant de me présenter chez vous, j’ai voulu savoir à qui j’allais m’adresser. J’ai appris que vous étiez, pour ainsi dire, le maître de cette ville !

— Vous n’avez pas eu envie de rebrousser chemin ?

— Au contraire, je trouve l’aventure plaisante. Loin de m’intimider, votre personnalité me met en confiance et je vous demanderai d’établir vous-même la valeur de cette pierre.

— Vous semblez être un garçon aussi singulier que son nom, fit le Parrain.

Hitler scruta son interlocuteur.

— J’ai beaucoup d’admiration pour vous, assura-t-il. Je devine les embûches placées sur votre route. Les êtres de votre trempe sont en voie de disparition ; un jour prochain, vous le savez, toutes les mafias ou camorras du monde seront balayées.

Le vieil homme écoutait, souriant, ce garçon au parler catégorique. Son calme, son énergie, le plongeaient dans une certaine perplexité. Pour la première fois depuis un demi-siècle, il trouvait face à lui un individu que son pouvoir laissait de marbre.

Il posa les mains l’une sur l’autre en un geste exprimant de sa part une profonde méditation.

— Monsieur Hitler, murmura-t-il de sa voix toujours essoufflée, avez-vous déjà supprimé des gens ?

— Oui, monsieur ! répondit l’interpellé, sans broncher.

— Beaucoup ?

— Deux. Jusqu’à présent.

Le Parrain eut un semblant de sourire désabusé.

— Je le sentais !

— Vous sauriez m’expliquer ce qui motive cette impression ?

— Il s’agit d’une vague sensation.

Ils firent un moment « pensées à part ». Le premier, Adolf réagit :

— Je vais vous laisser cette pierre afin que vous réfléchissiez, dit-il.

Cette déclaration interloqua Vicino.

— Mon neveu m’a dit que vous avez refusé de la confier à Van Deluyck d’Amsterdam ?

— C’était un boutiquier, pas un seigneur !

25

Adolf laissa une forte curiosité au Parrain qui ne put le chasser de son esprit.

Pendant le dîner les réunissant, Maria et lui, il se montra peu attentif à ce qu’elle disait. Il comprit distraitement qu’une infirmière-chef, avec qui elle sympathisait, lui recommandait un brillant chirurgien plastique de Milan, lequel modelait aux accidentés des visages dignes de Michel-Ange. On allait contacter ce démiurge et le presser de rendre au jeune homme sa figure initiale. Vicino approuvait en pensant à autre chose. Il appréciait l’hospitalisation de Nino qui leur ménageait ces tête-à-tête. Il devait convenir que l’époux « ne faisait pas le poids ». Charmant, serviable et courageux, il manquait cependant de cette lumière éclairant les êtres d’exception. Il resterait un élément positif de la Camorra, plein de fougue et d’audace, mais n’obtiendrait jamais cette habileté de prélat, ni cette détermination qui font les vrais chefs.

Lorsqu’ils eurent épuisé la question concernant la chirurgie esthétique, Vicino parla d’Adolf Hitler. Ce nom la fit éclater de rire. Une telle homonymie pouvait-elle exister ?

— Tout existe ! répliqua l’auteur de ses jours.

— Et en quelle langue vous êtes-vous entretenus ?

— Il parle parfaitement l’italien de Florence, assura Gian Franco ; je crois qu’il y a fait plusieurs séjours afin d’étudier le dessin.

Elle perçut l’enthousiasme du Parrain, en fut troublée car il ne livrait jamais ses sentiments et peu ses impressions.

Maria voulut savoir à quoi ressemblait ce phénomène qui avait l’heur de plaire à un homme aussi hermétique. Gian Franco promit de le lui faire connaître lors de sa prochaine visite. Puis il poussa vers elle une petite boîte de carton jauni, semblable à celles qu’il ne se résolvait pas à jeter et accumulait dans un tiroir de son bureau.

La jeune femme la saisit sans poser de question et en ôta le couvercle.

Elle fut interloquée par le plantureux brillant.

— C’est l’Autrichien qui vous l’a procuré ?

— En effet. Il aurait d’autres pierres à me proposer, affirme-t-il.

Dans un geste infiniment féminin, elle posa le diamant sur son annulaire gauche et mobilisa la lumière de la suspension.

— Je n’en avais jamais vu d’aussi gros, avoua-t-elle. Vous êtes sûr qu’il est vrai ?

— Comme je suis sûr d’être napolitain !

— C’est magnifique, ce flamboiement !

— Je te l’offre !

Elle cessa de sourire au joyau et, apeurée, le déposa dans la boîte qui, à son origine, avait contenu un médicament.

— Non merci, Don Gian Franco, fit-elle, ce n’est pas possible !

— Pourquoi ?

— Mais parce que je suis mariée !

— L’accepterais-tu de ton père ?

— Sans doute.

Le Parrain claqua des doigts et fit signe à Maria de s’emparer du téléphone portable accroché à un dossier de chaise.

— Appelle le Commendatore !

Elle s’exécuta sans poser de question. Elle dut patienter avant d’avoir Fanutti en ligne.

— Papa ? lança-t-elle d’une voix tendre qui égratigna le cœur du Parrain.

Après s’être enquise de sa santé, elle lui passa Vicino.

— Comment te portes-tu, saltimbanque ? demanda celui-ci. As-tu déniché un nouveau monstre ?

— Un Gabonais dont le sexe mesure soixante-trois centimètres.

— Tu vas faire rêver les dames ! plaisanta le Parrain. Figure-toi que je veux offrir une pierre fine à Maria ; elle la refuse sous prétexte qu’elle ne peut tenir pareil présent que de son époux ou de son père. Consentirais-tu à la lui donner toi-même ?

— Sûrement pas, déclina le Commendatore.

Et il raccrocha, laissant son correspondant décontenancé et furieux.

— Il n’a pas voulu ? s’enquit la jeune femme.

— Il est jaloux.

— De vous ?

— Il souffre de l’affection que je te porte.

Elle voulut continuer sur la question, mais Gian Franco eut un geste pour signifier qu’il entendait changer de sujet.


Lorsque Adolf revint, Johanna l’accompagnait. Les hommes de garde les prièrent de patienter, l’un d’eux appela Vicino pour lui signaler la présence de la fille. Il s’exprimait en napolitain, dans un langage de quartier inintelligible pour qui n’est pas né dans le golfe de Naples.

— Fais-les entrer ! fut la réponse.

Cette fois-ci, il alla les accueillir jusqu’à la porte.

Johanna portait une robe de lin, légère, et Hitler un blazer marine sur une chemise pervenche. Il avait noué une cravate à rayures et ce fut son premier motif de conversation.

— Pardonnez-moi, fît-il en pressant la main qu’aujourd’hui on lui consentait, hier je suis venu dans une tenue un peu désinvolte.

Il présenta sa compagne :

— Mlle Heineman, la propriétaire des pierres.

Le chef de la Camorra adressa à l’arrivante un sourire presque paternel, puis les pria de s’asseoir. Pendant que les visiteurs prenaient place, Vicino, fidèle à sa promesse, appela Maria par l’interphone.

Quelques minutes s’écoulèrent et elle entra.

Ce fut un instant décisif pour Adolf. À la vue de la jeune femme, il éprouva une intense sensation de chaleur tandis qu’une émotion inconnue le submergeait.

Il saisit la main tendue, s’inclina d’une manière qu’il sentait beaucoup trop germanique. Dans un seul regard, il sut la capter.

Quand il lâcha ses doigts, il n’eut plus qu’un but : se faire aimer d’elle.

Ils abordèrent sans différer la question du diamant.

— Si j’en crois mon expérience, déclara Vicino, cette pierre est de haute qualité. D’après ce que je comprends, elle ne possède aucun pedigree et c’est ce qui la rend dangereuse ! Vous avez pu vous en rendre compte à Amsterdam, mademoiselle ?

Prudente, Johanna acquiesça d’un faible signe de tête.

— J’ignore sa provenance, reprit l’Italien, mais je pressens qu’elle vous embarrasse. À mon avis, si le lot est important, il faudra le sacrifier au cinquième de son estimation, et encore !

Il la considéra avec une certaine bienveillance, ce qui ne correspondait guère à sa nature intraitable.

— Cela revient à dire qu’un diamant estimé à cent mille dollars ne vous en rapportera pas plus de vingt mille, vous me suivez ?

Elle ne répondit rien, se tourna vers Hitler pour quêter un conseil. Mais le garçon avait la tête ailleurs. Cette transaction commençait à l’énerver.

— À vous de voir ! jeta-t-il d’un ton presque hargneux qui la déconcerta.

Comprenant qu’il la peinait, il se reprit :

— Si votre projet vous tient toujours à cœur, un cinquième de la valeur totale vous permettrait de le réaliser…

Johanna Heineman réfléchit. Sentant une carence de son « conseiller », elle décida d’assumer seule son problème.

— Écoutez, dit-elle à Gian Franco, voilà ce que je vous propose : achetez-moi cette pierre à vos conditions et laissez-moi réfléchir en ce qui concerne les autres.

Le maître de la Camorra ne sourcilla pas.

— C’est votre choix, fit-il.

Il attira à lui un bloc de papier et se mit à le couvrir de petits chiffres noirs grouillant comme une fourmilière. Il s’interrompait pour réfléchir. Hitler trouva qu’il avait l’air d’un vieux Chinois aux prises avec son boulier.


À la fin, il écrivit une somme au bas de la feuille et poussa cette dernière en direction de l’Allemande.

D’accord ?

Elle jeta un regard au papier, mais ne se perdit pas en vérifications. Un grand détachement l’habitait. Cet homme grisonnant, au teint de plomb, lui inspirait un sentiment d’horreur. Elle avait hâte de quitter sa maison, Naples, l’Italie, et de retourner aux U.S.A. Maintenant, elle savait que l’Amérique était devenue sa véritable patrie. Il suffisait de la soudaine indifférence d’Adolf à son endroit pour la dessiller.

En constatant son attirance pour la jeune Napolitaine, Johanna comprenait qu’il n’existerait jamais rien de plus entre eux qu’une sympathie qui, déjà, s’étiolait. Elle ne lui en voulait pas, convenait que c’était mieux ainsi et ne demandait qu’à l’expulser de sa vie et de son souvenir.

Vicino quitta la pièce de sa démarche nerveuse pour aller chercher l’argent.

— Vous êtes sa fille ? demanda Adolf.

— Non, répondit Maria.

— Cependant vous lui ressemblez ! ne put-il s’empêcher de dire.

La jeune femme sourcilla :

— Vous trouvez ?

Craignant de s’être fourvoyé, il eut un hochement de tête assez vague.

— Déduction passe-partout, fit-il avec légèreté. Je vous vois en compagnie d’un monsieur ayant l’âge d’être votre père, j’en conclus qu’il l’est !

Il rit brièvement, sans rencontrer d’écho.

Les deux filles s’ignoraient et les minutes accroissaient la gêne ambiante, c’est pourquoi le retour de Vicino apporta une détente bienfaisante.

Il tenait une grosse enveloppe de papier kraft qu’il déposa devant Johanna Heineman.

— Voici la somme convenue, déclara Gian Franco ; en dollars. Je précise que ceux-ci furent imprimés par la banque des États-Unis, soyez sans crainte. Vous m’obligeriez en les recomptant.

Mais la jeune Allemande secoua la tête et introduisit l’argent dans son sac de paille vernie. Elle se leva aussitôt après.

— Merci, fit-elle ; comme je vous l’ai dit, je reprendrai peut-être contact avec vous.

Elle se dirigea vers la porte.

— Attendez-moi ! lui lança Hitler.

— Inutile de m’accompagner, ajouta-t-elle, glaciale ; je suis convaincue que vous avez encore beaucoup de choses à discuter avec monsieur… et mademoiselle.

Le Parrain l’escorta jusqu’à la porte et la confia à l’un de ses hommes assis dans le couloir.

Une fois seuls, Maria et le visiteur se dévisagèrent intensément. Il eut la surprise et la joie de constater qu’elle semblait aussi émue que lui.

— C’est étrange, n’est-ce pas ? balbutia Adolf.

— Très étrange, répondit-elle.

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