VIENNE

15

Bien qu’il appréciât peu la télévision, Adolf assista à une rediffusion du Troisième Homme de Carol Reed, qu’il n’avait jamais vu. Il fut enthousiasmé par le climat du film, l’énigmatique personnalité d’Orson Welles, l’envoûtante musique d’Anton Karas et l’espèce de fantasmagorie se dégageant de la Vienne mutilée par la guerre. Il serait volontiers resté pour une seconde séance s’il s’était trouvé au cinéma.

Longtemps, la Grande Roue de la capitale autrichienne continua de tourner dans son esprit. Jusqu’alors, il l’avait considérée comme une attraction foraine, et dédaignée.

Grâce au film, elle acquérait une magie fascinante, aussi décida-t-il de s’y rendre dès que le temps pluvieux cesserait.

Quelques jours plus tard, le ciel devenant clément, il gagna le Prater. L’immense roue lestée de nacelles ne l’impressionna plus. Banalisée par la réalité, elle avait recouvré son allure de manège. Il l’emprunta néanmoins, pour rendre hommage au metteur en scène britannique, se disant que le septième art est celui de l’illusion.

Au moment où allait s’abaisser le système de sécurité, une femme monta près de lui en s’excusant. Cette présence le fit se renfrogner. Toute tierce personne incommodait cet être solitaire. La perspective de devoir faire la conversation à l’importune faillit l’arracher de son esquif, mais déjà celui-ci se mettait en mouvement pour laisser place au suivant.

Il décida d’oublier cette promiscuité et contempla le panorama. Bientôt, le chargement des touristes terminé, la roue s’ébranla vraiment. Son diamètre était tel qu’au plus haut de son orbe les limites de l’horizon semblaient reculer. Un vent léger agitait les sièges, leur imprimant un balancement qui lui souleva le cœur. Sa voisine s’aperçut de sa pâleur.

— Vous êtes malade ? questionna-t-elle avec un charmant accent qu’il présuma anglais.

Il opina.

Ses maux s’accrurent dans la phase descendante et Adolf ne put réprimer sa nausée. Il ferma les yeux, se pencha sur le vide et vomit, maudissant Carol Reed et son foutu film.

Un flot de déjections s’envola. Plus bas, il y eut des exclamations, des protestations.

— Tenez ! fît sa voisine en lui fourrant un paquet de Kleenex dans la main.

Il remercia d’un signe de tête et entreprit d’essuyer ses lèvres du revers de son veston.

Sa compagne d’équipée héla le préposé, en lui adressant des gestes pour le prier de stopper l’engin.

Quelques instants plus tard, on libéra Adolf. Il mit pied à terre en titubant. Les occupants de la cabine éclaboussée se trouvaient maintenant au-dessus de lui et l’accablaient d’insultes. Il les ignora, fît quelques pas en direction d’une corbeille à ordures qui recueillit ses ultimes spasmes.

— Cela ira, maintenant ? fît sa compagne de nacelle.

Une bouffée de rage le saisit. Il se retint de gifler la femme compatissante dont l’assistance, à présent, lui devenait insupportable.

— Pourquoi êtes-vous descendue ? questionna-t-il, furieux.

— Parce que vous êtes malade ! répondit-elle, pas offusquée le moins du monde.

Un sourire juvénile le désarma. Il ne s’était pas rendu compte encore qu’il s’agissait d’une jeune fille.

— Je vais vous offrir un second ticket, déclara-t-il.

Elle secoua la tête.

— Non merci. La vérité est que j’ai également mal au cœur.

Un rire de gamine éclaira son visage criblé de taches rousses.

— Allons boire quelque chose, proposa-t-elle. Venez !

Docile, il la suivit.

Hitler devait convenir, malgré sa maussaderie, que la fille était jolie et agréable. Il aima ses cheveux authentiquement auburn, ses yeux d’un bleu limpide, sa bouche rieuse.

Ils marchèrent un certain temps, jusqu’à ce qu’ils eussent déniché un établissement vieillot aux murs garnis de peintures sur verre. Elle commanda un chocolat et lui un sirop de menthe car il se méfiait de son haleine.

Elle voulut savoir s’il était viennois. Quand il eut répondu affirmativement, elle s’étonna qu’il ait pris la Grande Roue puisqu’elle le rendait malade.

— C’était la première fois, expliqua-t-il. J’estimais ce manège stupide, mais en voyant Le Troisième Homme…

Comme elle ignorait l’existence de ce film, il dut le lui résumer.

— J’aimerais le visionner, assura-t-elle. Pensez-vous que cela soit possible à Vienne ?

— Naturellement : il existe une cinémathèque. Je me renseignerai.

Elle se montra ravie à l’idée de voir un film sur les lieux de son tournage.

Ils échangèrent leurs noms. Elle s’appelait Maud Stillwagon, de nationalité américaine. Son examen de fin d’études terminé, elle s’offrait une année sabbatique en Europe avant de plonger dans la vie active.

Le temps passait et ils ne se décidaient pas à la séparation. Ils commandèrent d’autres consommations.

Un charme certain émanait d’elle. Il la jugeait intelligente et spontanée.

Lorsqu’il déclina son nom, elle ne sourcilla pas, mais peut-être ignorait-elle qui était Adolf Hitler ?

16

Ils se revirent le lendemain, et encore les jours suivants. Jamais Adolf n’avait fréquenté une femme aussi assidûment. Nous l’avons précisé : ses rapports avec les filles restaient brefs et uniques. Il gardait sa chair en paix, ne soulageant ses épisodiques tourments que contraint et forcé par la nature. L’accouplement ne représentait encore à ses yeux qu’une basse servitude, oubliée dès qu’il y avait cédé.

L’attirance ressentie pour la jeune Américaine lui paraissait davantage intellectuelle que physique. Sa fraîcheur, son entrain le subjuguaient. Il trouvait du plaisir à sa compagnie et appréciait sa gaieté. Avec Maud, il avait envie de communiquer, lui si prudemment enfoui au fond de sa coquille !

Elle l’interrogeait sur sa vie, ses aspirations. Comptait-il découvrir l’étranger ? L’Autriche devenue pantouflarde à cause des caprices de l’Histoire, ne « le gênait-elle pas aux entournures » ?

Il ne se livrait pas, parlait d’une expérience malheureuse en Allemagne, sans s’étendre sur la question.

Elle insista pour connaître sa maison. Sans grande conviction, il l’emmena chez Mutti.

La vieille dame fut ravie de cette rencontre. Elle attendait anxieusement le jour où son petit-fils s’intéresserait aux femmes et lui en présenterait une. La jeunesse et la grâce de Maud l’enthousiasmèrent. Adolf dut lui faire les gros yeux pendant leur entrevue pour empêcher Frida de parler mariage. Elle finit par lâcher prise et retourna à son ouvrage de broderie commencé depuis des années et qui, sa cécité se développant, ne ressemblait plus à grand-chose.

— Vous voulez bien me montrer votre chambre ? demanda soudain la visiteuse.

Adolf rougit comme un puceau et faillit refuser. Sa nouvelle amie le bousculait avec ses manières américaines.

— Je ne sais pas si elle est en ordre, bredouilla-t-il.

Elle sourcilla :

— Comment cela, en ordre ?

Vaincu, il haussa les épaules :

— Montons !

La pièce parut attendrissante à la jeune fille. Tendue d’un tissu bleu pâle fané, meublée dans le style fin XIXe, elle évoquait davantage la chambre d’une demi-mondaine de la Belle Époque que celle d’un étudiant.

— Très agréable ! s’exclama-t-elle. Elle ne correspond pas à l’idée qu’on se fait d’une chambre de garçon, mais vous devez y être bien.

Il la fixa d’un œil glacial.

— Me prendriez-vous pour un homosexuel ? demanda Hitler avec âpreté.

— Bien sûr, répondit-elle. N’avez-vous pas été durant plusieurs mois le giton de mon père avant de l’assassiner ?

Ce fut comme si on le poignardait. Il la considéra avec d’autres yeux. Depuis le premier jour elle le troublait sans qu’il sût pourquoi. En fait, cette sensation provenait de sa ressemblance avec la paralytique.

Il maugréa piètrement :

— Donc vous ne vous appelez pas Stillwagon ?

— J’ai emprunté cette identité à une camarade de collège. Mon nom est Johanna Heineman.

Elle possédait un regard métallique, si étranger à celui qui l’avait charmé.

Hitler respira et tout devint calme. Il ne put s’empêcher d’admirer au passage son self-control.

— Je suppose que vous avez eu connaissance du rapport de police ? fit-il. Il tuait votre mère ! De ses propres mains, vous m’entendez ? Ne pouvant lui faire lâcher prise, je l’ai frappé à la tête avec ce que j’ai pu saisir. Trop fortement, hélas. Mon regret n’est pas de l’avoir tué, mais de l’avoir fait trop tard pour sauver Graziella !

— Et pour quelle raison la frappait-il ?

Il s’abstint de répondre.

— Parce qu’il vous a surpris en train de le tromper ! hurla Johanna Heineman.

Adolf ricana :

— Étais-je l’amant du mari ou bien de l’épouse ?

Puis, changeant de voix :

— Vous ignorez donc l’état physique de cette pauvre femme, appareillée des pieds au menton avec un seul bras valide ?

Elle sembla décontenancée.

— Alors pourquoi l’a-t-il tuée ?

— Pour la plus sordide des raisons, soupira le jeune homme : parce qu’elle touchait à son magot.

Il lui relata l’histoire du « trésor de guerre » du père Otto.

— Un bien vilain conte de fées, fit-il en conclusion.

Il narra les circonstances lui ayant permis de mettre la main sur le pactole de son aïeul.

— Qu’est-il devenu ? demanda-t-elle.

— Il vous attend ! répondit-il. Je vais faire un croquis qui vous permettra de le récupérer.

Elle avait l’air calmée. Pendant qu’il dessinait, elle s’approcha de la fenêtre donnant sur le jardin. Par-delà les frondaisons, on découvrait la Grande Roue dans les confins.

Adolf s’appliquait sur sa feuille de bloc. Il mit peu de temps pour représenter le vivarium avec le projecteur chauffant concerné. Au bas du dessin, il songea à noter l’ordre d’utilisation des clés, l’endroit où prendre le crochet pour tracter le bloc et l’astuce du pas de vis de l’infrarouge.

Lorsqu’il s’approcha d’elle pour lui remettre ses indications, il s’aperçut qu’elle pleurait.

Les larmes de Johanna l’intimidèrent. Il aurait aimé la secourir, mais un blocage lui ôtait ses moyens. Tout ce qu’il trouva à dire, ce fut :

— Il est probable que Kurt Heineman n’était pas votre géniteur.

Elle eut un brusque sursaut.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Son comportement avec vous. Est-il normal qu’un père se débarrasse de son unique enfant en l’envoyant vivre de l’autre côté de l’océan ? Au début les relations de vos parents étaient au beau fixe, mais Graziella comprit rapidement qu’elle venait d’épouser un homosexuel. Elle chercha des compensations ailleurs. Il l’apprit, eut des doutes sur sa paternité et leur union vola en éclats. Il aurait probablement divorcé si une terrible maladie n’avait rendu sa femme impotente.

Après ce commentaire, Hitler se tut. Un lourd désenchantement le poignait. Il décida que le temps était venu de partir à l’assaut de son destin. Il n’avait que trop tergiversé avec soi-même. Cette séquence de son existence s’achevait.

Johanna venait de s’asseoir dans un fauteuil, près de la cheminée. Il prit place en face d’elle, allongea exagérément ses jambes, croisa les mains sur sa poitrine et ferma les yeux.

— Je suis exténué comme si j’avais déjà trop vécu…, soupira-t-il.

Ils demeurèrent un long moment sans parler. Son esprit à lui faisait relâche tandis que celui de la jeune fille tournait tel un toton sous l’effet des déclarations d’Adolf.

Rien ne la préparait à ces révélations. Sa famille représentait une entité. Elle l’évoquait souvent, mais sans passion ni curiosité excessive. Et tout à coup, elle apprenait son anéantissement, découvrait une demeure devenue sienne, prenait conscience du drame. Le personnage marginal de l’Autrichien achevait de donner une démesure à cette histoire lamentable et tragique.

— Que faut-il faire ? interrogea-t-elle soudain.

Était-ce à Hitler ou à elle-même qu’elle s’adressait ?

Il murmura d’une voix bourrue :

— Ce que vous dicte votre instinct, ma chère.

— Je ne veux pas de ces pierres !

— Je vous comprends ; pas un instant je n’ai eu la tentation d’en détourner une seule à mon profit, non par probité, mais parce que je les sens chargées de maléfices.

— On ne peut pas les restituer ?

— À qui ? Leurs propriétaires sont partis en fumée. Quant aux ayants droit, il est impossible de les identifier.

Elle déclara, la voix déterminée :

— Avec l’argent que j’en tirerai, je ferai bâtir un hôpital en Israël.

Cette fille éperdue l’agaçait ! Hitler prit une posture moins abandonnée.

— Pour réaliser pareil projet, il faut d’abord les vendre. Seulement aucun bijoutier ne se risquera à acheter des cailloux sans pedigree. Reste la solution de faire appel à des receleurs ; ce qui peut être dangereux. Je vais y réfléchir. Après tout, rien ne presse.

Elle eut un geste de fillette pour essuyer ses larmes d’un revers de manche.

— Je m’en vais, annonça-t-elle, espérant confusément qu’il tenterait de la retenir.

Adolf ne fit pas un mouvement. Il écouta son pas dans l’escalier… Le bruit de la porte d’entrée.

— Petite salope ! murmura-t-il. Va te faire mettre !

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