MILAN

26

Maria se rendit à Milan le surlendemain pour assister son époux qui subissait une nouvelle opération plastique. Pia Landrini, la mère de Nino, l’accompagnait ; les deux femmes prirent le train car la grosse couturière avait la phobie de l’avion depuis le jour où un bombardier U.S. s’était écrasé sur la maisonnette dans laquelle elle jouait à la poupée.

Le rapide comprenait un wagon restaurant, cela n’avait pas empêché la matrone de se munir d’un sac de toile orange, à fermeture Éclair, bourré de salami, gorgonzola, panne, aubergines à l’huile, anchois aux oignons.

Lorsqu’elle déballa ces denrées, une grande honte s’empara de Maria. Elle prétendit ne pas avoir faim et se renfonça dans un coin du compartiment, un livre à la main. L’ouvrage à la couverture criarde et au titre tapageur, racontait l’odyssée d’une jeune femme médecin engagée dans le conflit serbo-croate. Les péripéties de son aventure n’intéressaient guère la lectrice dont la pensée revenait obstinément à Adolf Hitler. Cet acharnement de sa mémoire la troublait jusqu’à lui causer un véritable malaise physique.


Après le départ de « la fille au diamant », tous trois s’étaient mis à deviser. Ce fut un entretien « à cœur ouvert » au cours duquel le jeune homme se livra complètement. Une intuition le poussait à se confier au vieux forban tortueux ; cet élan se trouvait renforcé par le sentiment que lui inspirait Maria.

Ils parlèrent longtemps. L’heure du dîner venue, Vicino invita son visiteur, ce qui ne fit, le vin aidant, qu’attiser les confidences de ce dernier. Le regard tendre et captivé de l’hôtesse accroissait son besoin de s’épancher. Jusqu’alors, il s’était muré dans une réserve pleine de défiance, et voilà que des vannes libératrices s’ouvraient.

Le Parrain l’écoutait, subjugué ; quant à Maria, elle subissait un envoûtement qu’elle ne connaissait pas.

« — Avez-vous des projets ? » insista Vicino.

« — Je n’ai encore que des aspirations », lui rétorqua Adolf.

« — De quel ordre ? »

« — Vivre une existence ne ressemblant à aucune autre. La vivre à en mourir et en mourir comblé. »

« — Croyez-vous que je puisse vous y aider ? »

« — J’en suis persuadé depuis le premier instant de notre rencontre. »

« — Il faut que je réfléchisse. Vous n’êtes pas napolitain, pas même italien, ce qui semble rédhibitoire dans notre univers. »

« — Justement ! intervint Adolf : je peux tenir un rôle que vous ne soupçonnez pas et qui serait déterminant. »

Songeur, Gian Franco demanda :

« — L’idée ne vous est pas venue de vous emparer des pierres de l’Allemande ? »

« — Elles me font trop horreur ! fit vivement le jeune homme. Elles appartenaient toutes à des juifs réduits en fumée. »

« — Ne me dites pas qu’un garçon comme vous a ce genre de scrupule ! »

« — Je préfère cacher ma force et avouer mes faiblesses, répondit Adolf. Je n’ai pas besoin du butin des autres pour faire mon chemin. »

Sa certitude et sa fougue achevèrent de séduire Vicino.

« — La vie appartient à ceux qui la dressent, dit l’Autrichien ; à ceux qui l’affrontent sans peur. »


Bercée par le roulis du train, Maria ressassait ces fières paroles. Elle ne parvenait pas à comprendre comment son amour d’enfance pour Nino, si absolu, si passionné, avait pu cesser brusquement à la vue de sa défiguration, ainsi que cesse la lumière quand le fil conducteur est sectionné. Des années de ferveur, des moments d’intense jouissance s’étaient anéantis. Ne subsistait que l’image d’un homme aux traits ravagés, dont à présent la forte odeur de mâle l’écœurait.

À son côté, la mère Pia mangeait en produisant de vilains bruits. Elle la regarda absorber ses robustes nourritures en pensant que son époux était le fils de cette fruste commère ventrue.

La couturière au menton pileux lui rappela Miss Lola, le clou des attractions paternelles. La barbe venait à cette matrone comme pour lui signifier la disparition irrémédiable de sa féminité.

Maria eut le sentiment qu’on l’observait. Relevant vivement la tête, elle aperçut Hitler, dans le couloir, adossé à la main courante. Loin d’en être stupéfaite, elle réalisa qu’elle s’attendait confusément à un tel sortilège.

Posant son livre, elle gagna le couloir.

— Tu n’as pas soif ? demanda sa belle-mère en extrayant une fiasque de chianti de son cabas.

Grand Dieu ! Une telle question, à cet instant magique ! Elle s’imagina en train d’entonner la bouteille devant ce garçon si délicat.

— Non, merci.

Il s’était discrètement éloigné de leur compartiment et continuait d’avancer jusqu’au wagon d’après. Elle le suivit, pétrifiée par une émotion capiteuse, encore jamais ressentie.

Dans l’énorme soufflet reliant deux voitures, il s’arrêta. Les plates-formes de jonction oscillaient sous l’effet de la trépidation. Adolf, un pied sur chacune d’elles, attendit qu’elle le rejoigne. Elle le fît lentement. Leurs bras s’entrouvrirent, il l’enserra de tout son être. Elle poussa un râle de bonheur. Cette fille qui avait donné la mort en plusieurs occasions redevenait une gamine affolée par le désir immense qui s’emparait d’elle. Leurs lèvres s’unirent. Ils s’entre-dévoraient avec violence, leurs bouches tout de suite ensanglantées.

Immédiatement, l’Autrichien fut roide et sa partenaire prête à le recevoir. Jamais la virilité d’Adolf n’avait connu cette impétuosité.

Le train les plaçait en déséquilibre constant et les contraignait à des embardées rattrapées in extremis. Cela n’empêcha pas Hitler d’arracher le slip de Maria après l’avoir déchiqueté. Il la prit avec fureur à grands coups de boutoir. Leur accouplement, compliqué par les soubresauts du convoi se pimentait de telles saccades. Maria endura ces délices en exhalant un gémissement continu qu’on eût pu croire de souffrance.

Au plus frénétique de l’étreinte, un ecclésiastique à col romain et complet gris, dont le revers s’ornait d’une croix, franchit le bref tunnel de liaison en balbutiant quelques mots d’excuse avec l’accent anglais.

Cette présence inopportune ne les troubla point. Ils auraient pu faire l’amour sur la place Saint-Pierre-de-Rome sans la moindre gêne.

Ils achevèrent donc, avec la même furia, ce qu’ils avaient si ardemment commencé, puis restèrent longtemps blottis l’un contre l’autre, les joues soudées.

Quand enfin ils se désunirent, Adolf ramassa la légère culotte de sa partenaire, en préleva un lambeau qu’il fourra en guise de trophée dans la poche supérieure de son veston.

— Jure-moi que nous ne nous séparerons jamais ! fît-il d’un ton pénétré.

— Je te le jure !

— Je vais m’occuper de ton mari ! décida le jeune homme.

— Tue-le, l’exhorta-t-elle. Fais vite !

27

Nino dormait mal car il lui était impossible de respirer par le nez. La dernière intervention qu’il venait de subir lui donnait la sensation d’avoir un trou béant au milieu de la face. À croire que son visage ne se composait que des yeux et de la bouche, comme sur une toile de René Magritte.

Par instants, le sommeil l’emportait, il s’assoupissait en émettant de vilains râles qui finissaient par le réveiller ; tout devait alors recommencer. Cette alternance de mauvais repos et de veille pénible sapait son moral. Ce garçon des rues souffrait de la vie hospitalière. Au lieu de prendre son mal en patience, une rébellion latente le mettait en transe. Mais, davantage encore que sa blessure, l’attitude de Maria le minait. Elle ne lui apportait plus cet amour fougueux qui le stimulait tant.

Assise à son chevet, elle se montait désorientée ; pis : elle s’ennuyait, louchant sur sa montre, s’emparant d’un magazine, ou se perdant dans une songerie dont il était exclu. Il nourrissait mille craintes à propos de leur passion si radieuse naguère, et, croyait-il, inaltérable. Pour tenter de se rassurer, il présumait que son épouse supportait mal leur séparation, ne pouvant se résigner à cette existence bancale. Lorsqu’elle ne possédait pas tout, elle ne possédait rien.

Nino occupait une petite chambre médiocre où il avait le privilège d’être seul. Une ampoule bleue, imperceptible lorsqu’on venait d’éteindre les lumières, gagnait lentement en intensité et permettait de découvrir la sécheresse de la pièce : un placard mural, la porte de la salle de bains, deux fauteuils tabulaires au siège de plastique tressé, la fenêtre étroite…

Il remâchait des rancœurs, évoquant le Parrain qui aurait pu veiller à son confort. Mais ses largesses étaient ostentatoires ou n’étaient pas. Il se consolait en pensant que Vicino vieillissait très rapidement. Un jour, son titre serait vacant ; peut-être alors, Nino jouerait-il un rôle dans la Camorra en qualité de dauphin ?

La porte s’ouvrit doucement. Une garde de nuit entra, tenant un petit plateau supportant une grosse seringue, des tampons d’ouate, un flacon au bouchon de caoutchouc et un garrot.

— Le professeur a prescrit une injection de sédatif pour vous assurer un sommeil de bonne qualité, chuchota la fille.

Elle avait un accent assez marqué que Nino estima germanique. Elle déposa son petit attirail sur la table de nuit métallique, massa l’avant-bras du patient après la pose du garrot, et entreprit d’emplir la seringue. Elle n’aspira que de l’air dans la fiole, puisque cette dernière était vide. Puis elle palpa du pouce une veine en saillie et, d’un mouvement déterminé, enfonça l’aiguille en disant :

— Respirez profondément !

— Qu’est-ce que c’est, comme produit ?

— Un mélange d’oxygène et d’azote, répondit-elle.

La fatigue du patient fit qu’il ne réagit pas à l’énoncé de cette formule.

— Cela fait effet en quinze minutes, promit l’infirmière en retirant l’aiguille.

Elle étancha les quelques gouttes de sang résultant de la piqûre, réunit son matériel sur le plateau et attendit.

Nino lui sourit.

Effectivement, quelques minutes plus tard, son visage se crispa en se couvrant de sueur.

— J’ai froid, gémit-il.

— Connard ! répondit-elle.

Landrini eut un spasme et son cœur s’arrêta.

La garde se retira sans hâte, se débarrassa de son nécessaire dans un vide-ordures proche des ascenseurs et emprunta l’une des cabines. Elle s’examina complaisamment dans les miroirs garnissant les parois.

Adolf avait sacrifié sa moustache naissante ; il s’en consola à l’idée que la suivante en serait fortifiée.

Une fois dans le hall d’entrée, il récupéra son imperméable accroché à une patère et quitta l’hôpital après avoir adressé un petit geste de sympathie à la préposée de nuit.

Une bruine quasi vaporeuse ouatait les lumières. Hitler se dirigea vers une ruelle proche. Dans une poche de son vêtement de pluie se trouvait un plastique à poubelle roulé. Il le déploya, y fourra sa blouse, sa perruque, et reprit sa marche en direction de l’hôtel. Chemin faisant, il se défît du sac à ordures dans une bouche d’égout.

Il se sentait pleinement heureux, comme si donner la mort apportait un sens à sa vie.

Une fois dans sa chambre, il se retint de téléphoner à Maria car la chose eût été imprudente.

Il se coucha nu entre les draps et étreignit l’oreiller en murmurant des paroles lascives.

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