MUNICH

1

Le dimanche, pour peu que le temps ne fût point hostile, il aimait à flâner par les hauts lieux touristiques de la ville, non qu’il prisât la foule, mais elle attisait en lui un étrange sentiment de haine qui le fortifiait. Un cahier de croquis sous le bras, il cherchait une aire de calme dans ce lent malaxage humain. Il n’en existait guère, pourtant il en dénichait toujours : de ces zones négligées, nichées dans un recoin de square ou près de l’arc-boutant d’un édifice. En garçon soigneux, il étalait au sol quelque étoffe réservée à cet usage et s’asseyait dessus en tailleur.

Adossé à une grille ou à un mur, il contemplait ces gens qui badaient, sans plaisir apparent, dans un crépitement d’appareils photographiques, à la recherche d’ils ignoraient quoi. Une forte odeur de crottin émanait des calèches en stationnement. Des amoureux, affamés d’eux-mêmes, accouraient vers son coin de repos puis, l’apercevant, s’éloignaient promptement. Il leur adressait des gestes insultants dont les couples n’osaient se formaliser.

Sa misanthropie le détendait. Il s’efforçait d’imaginer ce que serait la Terre dans quelques millions d’années : sans doute une planète morte, dépouillée comme un os de seiche, qui poursuivrait sa morne rotation sous un soleil légèrement moins ardent ?

Il ouvrait son carnet à spirale pour, rageusement, saisir l’attitude théâtrale d’un photographe amateur. Il détestait plus que tout ces « pilleurs de rien », imbus de leur appareil et de l’index qui le déclenchait.

Son dessin se montrait impitoyable car il possédait du talent. Au point de se demander s’il ne devrait pas davantage orienter ses études vers les beaux-arts. Plusieurs séjours à Florence finirent par le détourner du projet. Il renonça à discipliner une attirance artistique souvent gâchée par l’orientation des Maîtres.


Il acheva l’esquisse avant que le photographe tatillon eût tiré son cliché. Le type prenait des postures déhanchées, faisait des mimiques ridicules pour exprimer son savoir, sa concentration. On eût dit un chasseur auquel il ne reste plus qu’une balle et qui diffère le coup par crainte de le perdre.

— Feu ! lança Adolf.

L’homme sursauta. Dans le mouvement il pressa son déclencheur dont le bruit fut perceptible au jeune homme. Furieux, il se tourna vers le garçon en maugréant :

— Insolent !

Celui-ci se leva d’un bond et s’approcha du bonhomme, la démarche féline, le regard concentré.

— En quoi suis-je insolent ? demanda-t-il.

Son interlocuteur, un sexagénaire massif aux épais cheveux gris, ne s’émut point.

— Espéreriez-vous m’intimider ? fit-il. Sachez qu’à votre âge j’avais déjà tué des hommes.

— À la guerre ou pour votre plaisir ?

Le photographe conservait ses réflexes d’autrefois. Fou de rage, il fit tournoyer son Leica au bout de sa dragonne et l’abattit sur la tempe de son vis-à-vis. Le choc fut violent au point que le jeune Hitler perdit connaissance.

Des touristes accoururent. Un policier fut mandé. Bientôt, une ambulance conduisit l’étudiant à l’hôpital où l’on diagnostiqua une commotion cérébrale.

Il y passa trois jours et y prit un grand plaisir. Pour la première fois il connaissait la volupté d’être une victime provisoirement soustraite au monde. Sa grand-mère, affolée, lui rendit visite ; il eut la sagesse de ne pas la rassurer mais de feindre, au contraire, l’égarement. Une obscure prescience lui conseillait de se constituer un capital de « circonstances atténuantes » pour plus tard, car il se sentait en charge d’un avenir hors du commun.


Les trois jours écoulés, il simula une aphasie que les neurologues attribuèrent à un traumatisme de l’hémisphère cérébral gauche. On le transféra dans une clinique spécialisée où il médita longuement. Le Führer avait connu la même « démarche philosophique » lorsqu’il fut condamné à cinq ans de forteresse en janvier 1924 à la suite de ses démêlés avec Von Kahr ; il mit cette peine[1] à profit pour dicter à Rudolf Hess la bible du National-socialisme[2].

Adolf Hitler Jr., pour sa part, n’écrivit rien, mais programma son destin.

« Son agresseur » écopa de deux jours de prison avec sursis (il s’agissait d’un héros de la dernière guerre) et d’un million de schillings de dommages et intérêts. La somme constituait un viatique suffisant pour permettre au jeune homme de s’installer à l’étranger, son héritage restant bloqué jusqu’à sa majorité.

Le « blessé » vécut quatre mois dans sa maison de rééducation avant de se décider à guérir. Il fit des progrès surprenants qui ravirent les médecins, lesquels s’en attribuèrent naturellement le mérite.

De retour chez Mutti Frida, il lui confia son intention d’aller suivre des études d’architecture à Munich.

L’excellente femme pleura, mais approuva ce projet. Munich n’était-elle pas la ville où Hitler avait jeté les bases de sa formidable carrière ? Elle conservait dans sa chair vieillissante l’étreinte prompte de cet être si peu perméable aux fascinations de l’amour, s’efforçant de retrouver, par-delà le temps, les sensations ardentes et confuses d’un instant exceptionnel.


Le Führer l’avait jetée au travers du lit, les jambes pendantes. Au lieu de lui ôter sa culotte, il s’était borné à murmurer en la montrant du doigt :

« — Enlevez ça, Frau Hitler ! »

Nul doute que sans son patronyme il ne l’eût pas prise. En s’emparant d’elle, c’était somme toute à soi-même qu’il rendait hommage.

À la suite de cette fougueuse étreinte, il l’avait fait muter dans un hôpital de Hambourg. Loin de leur Autriche natale, elle avait compris que cette décision constituait une forme de grâce.

Un mois plus tard, son petit-fils prit le train pour Munich.

2

Pendant le trajet, il lut La Métamorphose de Kafka, rêvant que s’opère en lui une transformation physiologique, à défaut d’anatomique. Ses dix-sept années d’existence le convainquaient de ce que la jeunesse d’un homme n’est qu’un cratère en ébullition d’où peuvent jaillir le pire et le meilleur. L’être doit, à l’orée de sa vie, prendre conscience de sa puissance, sinon celle-ci pantelle tel un pénis sans désir. S’il venait de fuir la douceur d’un nid, c’était pour affronter son destin à poings nus.

Une intense sauvagerie le rendait invincible.

Quand le train eut franchi la frontière allemande, il éprouva une vague délivrance. Depuis Salzbourg, son compartiment ne comprenait plus qu’une autre personne : un homme d’une cinquantaine d’années, au front dégarni, à la bouche pulpeuse, au regard empreint de langueur. Comme il n’avait pas cessé de le dévisager au cours du trajet, Adolf le supposait homosexuel. Il lui arrivait de subir les invites d’individus ambigus, que sa minceur et son expression farouche intéressaient. Il y répondait parfois, poussé par une louche curiosité, se contentant de se prêter passivement aux convoitises qu’il suscitait, sans jamais payer son partenaire de retour. Ces brèves expériences (mais en étaient-ce vraiment ?) ne lui inspiraient ni excitation ni dégoût.

Le voyageur engagea la conversation après s’être rapproché de lui. Il usait d’un parfum délicat auquel Adolf fut sensible.

Il s’étonnait qu’un adolescent voyageât seul, généralement les jeunes se rendant en groupe à l’étranger.

Le garçon répondit qu’il espérait faire des études d’architecture à Munich. Cette déclaration arracha une exclamation au personnage car il dirigeait un bureau de géomètres dans la capitale bavaroise. La nouvelle n’eut pas sur Adolf l’effet escompté. Celui-ci resta sans réaction, ne sourit même pas à l’énoncé d’une telle coïncidence. La réalité était qu’il se fichait de sa future carrière et ne se souciait pas de chercher du travail.

Loin de décourager son voisin, sa désinvolture piqua son intérêt. Il dit s’appeler Kurt Heineman et proposa au garçon de venir chez lui, ce soir-là.

Notre héros accepta sans se faire prier.


Heineman habitait une maison cossue dans le quartier résidentiel de la ville. Un crépi verdâtre la rendait déplaisante malgré une apparence de bon ton. Elle se dressait au centre d’une pelouse en forme de dôme et une grille noire, aux piques dorées, la cernait. Un garage susceptible d’héberger plusieurs voitures s’élevait en retrait et comportait un étage réservé aux chambres du personnel.

Les deux hommes descendirent de la grosse BMW pilotée par un chauffeur et Adolf attendit son bagage près du coffre.

— Venez ! dit son hôte, Hans s’en occupera.

Une femme de charge anguleuse, aux yeux polaires, les guettait sur le seuil. Elle enveloppa le jeune Autrichien d’un regard sans complaisance. Adolf se dit que son compagnon avait l’habitude de convier des éphèbes chez lui et que la mégère réprouvait ses mœurs. Son attitude ne dissuada pas Heineman de déposer un furtif baiser sur le front de la duègne.

— Tout va bien, Hildegarde ?

— Si l’on veut, grommela-t-elle.

La réponse maussade ne parut pas l’inquiéter.

— Il faudra préparer une chambre pour cet ami, ordonna-t-il.

En passant devant elle, le garçon la salua d’un mouvement de tête qu’elle fit semblant de ne pas voir. Ils pénétrèrent dans un très vaste salon à la décoration pesante. Les meubles, les tentures et les tableaux surtout dataient d’époques révolues dont ne subsistait que l’effroyable morosité. Au fond de la pièce, une femme s’évertuait (fort mal) sur un clavecin, devant une embrasure de fenêtre. Elle tournait le dos aux arrivants.

— Je vais vous présenter à mon épouse, annonça le maître de maison en se dirigeant vers elle.

Cette déclaration surprit l’invité qui n’avait pas envisagé que le géomètre fut marié.

À mesure qu’il approchait, il constatait l’anormalité de l’interprète. Elle occupait un fauteuil roulant sophistiqué, doté d’un moteur électrique. Son buste se trouvait prisonnier d’un corset montant haut sur la nuque. Le bras droit était appareillé également. Elle jouait uniquement de la main gauche, ce qui justifiait l’imperfection de l’exécution.

Heineman contourna l’instrument et fît signe à sa compagne de ne pas s’arrêter. Du bout des doigts, il lui adressa un petit geste sans passion.

Elle tyrannisa un instant encore le clavecin dont elle rabattit le couvercle avec une brusquerie due à son handicap.

— Graziella, dit Kurt, voici un étudiant en architecture dont j’ai fait la connaissance dans le train du retour : monsieur… heu… Vous ai-je demandé votre nom, cher ami ?

— Hitler, répondit l’interpellé avec beaucoup de naturel. Adolf Hitler.

Il y eut un silence dû à la stupeur, puis Graziella Heineman éclata de rire.

Il regardait pouffer la paralytique et des ondes meurtrières déferlaient en lui avec violence.

La femme avait dû être belle, mais la maladie l’enlaidissait. Visage de suppliciée duquel se retirait toute la joliesse d’autrefois. Sa figure blafarde se creusait, la peau en était devenue terne et grise, cependant que des ombres d’un bleu vénéneux la marbraient comme l’est celle d’un noyé. Ses yeux marine s’engloutissaient dans une laitance écœurante. Elle se laissait coiffer au carré et l’on ne devait pas refaire souvent sa teinture.

Son hilarité ne se calmant pas, Adolf demanda posément à Heineman :

— Vous croyez que c’est mon nom qui amuse tellement votre tas de ferraille ?

Sa question bloqua le mauvais rire de l’infirme. Médusée, elle resta bouche ouverte, comme frappée d’effroi. Elle examinait l’arrivant avec incrédulité, crispant sa main valide sur la commande de son siège.

— Eh bien, il ne me reste plus qu’à prendre congé, conclut Adolf. Vous pensez que votre personnel voudra bien me rendre mon bagage et m’appeler un taxi ?

— Non, attendez ! fit le géomètre.

— Kurt ! intervint sa femme, tu ne vas pas ?…


Heineman lui jeta un coup d’œil haineux et la gifla à toute volée !

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