NAPLES

28

Le Gabonais engagé par le Commendatore répondait au diminutif de Bambou. Âgé d’une trentaine d’années, il ne mesurait guère plus d’un mètre cinquante. Cet homme au torse carré, aux cheveux plantés très bas et aux arcades sourcilières proéminentes disposait, nous l’avons dit plus avant dans le livre, d’un sexe de soixante-trois centimètres. Cette mensuration, il convient de le préciser, sans porter atteinte à sa qualité de phénomène, était prise sous la verge, à la naissance des testicules.

Le sieur Bambou n’aurait jamais songé à exploiter cette largesse de la nature sans l’intervention du hasard.

Il travaillait comme maçon sur un chantier, quand une poutrelle de fer lui tomba dessus, brisant sa jambe gauche. Ses compagnons l’ayant dévêtu de l’hémisphère sud pour évaluer l’étendue des dégâts découvrirent alors la prodigieuse anomalie de l’Africain.

La nouvelle de ce pénis surdimensionné créa l’effervescence dans sa profession, son quartier et, finalement, toute la province où il habitait. Lorsqu’on ôta son plâtre, il fut assailli par les curieux (et principalement les curieuses) avides de contempler un déduit aussi exceptionnel. L’information atteignit les trompes d’Eustache d’un imprésario qui le prit aussitôt sous contrat. Entre actionner une bétonnière et déballer son phallus, il n’y avait pas à hésiter, la morale et les mœurs dussent-elles en pâtir.

C’est en suivant cette filière que Bambou se retrouva pensionnaire d’Aurelio Fanutti pour la plus grande prospérité de ce dernier.

Mais toute médaille a son revers. On n’est pas doté d’un membre aussi surprenant sans en faire subir les conséquences à autrui. Non seulement le Gabonais possédait l’outil, mais il éprouvait le besoin légitime de s’en servir. Comme on le devine, Miss Lola dut se dévouer. Dure épreuve pour son sexe imberbe ! Son employeur la dédommagea en augmentant ses émoluments mensuels de dix mille lires, ce qui permit à la déesse barbue d’envisager l’achat d’un grille-pain chromé à double compartiment, objet qu’elle convoitait depuis qu’une émission de la R.A.I. en avait vanté les avantages.

La vie à bord du théâtre ambulant se serait poursuivie vaille que vaille, de localité en localité, si une performance autre que sexuelle, de son artiste, n’avait laissé le Commendatore songeur. Bambou possédait le don de la lapidation. D’un jet de pierre, il tuait les chats, les chiens et même les oiseaux. Son adresse impressionna si fort Aurelio qu’il flaira un meilleur usage de cette singulière aptitude. Restait à assurer que son pensionnaire accepterait de prendre un homme pour cible. Le Gabonais y consentit volontiers.

Un matin où Fanutti le faisait répéter sur la rive déserte d’un torrent à sec, son téléphone portable retentit. Maria lui annonçait le décès de Nino. Elle le fit d’un ton calme, presque serein, qui impressionna son père davantage que la triste nouvelle. La jeune femme lui apprit que Landrini avait succombé à une crise cardiaque consécutive vraisemblablement à sa dernière intervention chirurgicale.

Interloqué, le Commendatore bredouilla son émotion, ses condoléances et ses regrets. Mais, à la réaction froide de sa fille, il sut que c’était de la salive perdue…

— Tu vas à Milan chercher le corps, je suppose, veux-tu que je t’accompagne proposa-t-il.

— Il n’a plus besoin d’escorte, objecta-t-elle. Quand on l’aura ramené, je te préviendrai. Ça va, ta récente recrue ?

— Je ne m’en plains pas.

Elle fit miauler un baiser dans l’émetteur et raccrocha. Aurelio rangea son portable et ramassa le chapeau servant de cible à Bambou. Il le replaça sur le piquet figurant le corps porteur du couvre-chef.

— On continue ! cria-t-il à sa sombre vedette.

29

Il est intéressant de constater que l’importance sociale de Nino Landrini reposait presque uniquement sur l’amour l’unissant à sa femme.

Lorsque les gens de la Camorra découvrirent à quel point sa fin prématurée la laissait de marbre, ils s’abstinrent de tricher au plan émotionnel et suivirent son char funèbre en parlant davantage du but marqué la veille par son frère Pio, que de sa disparition,

Le Parrain assista au service religieux parce que l’église se trouvait proche de son domicile. Il quitta celle-ci après l’absoute, par une porte latérale, encadré de sa garde prétorienne dont, depuis quelque temps, il renforçait les effectifs.

À l’issue des funérailles, Marie annonça qu’elle ne participerait pas au repas servi pour l’occasion, son état de santé le lui interdisant. Cette fable laissa supposer qu’elle était enceinte d’un enfant posthume, mais la jeune femme se moquait des réactions de son entourage. Désormais, cet être de feu et de passion ne vivait plus que pour son amant autrichien.

Elle réalisait, entre les bras d’Adolf, combien insignifiante avait été son union avec Nino, cet archange frelaté, qui ne se lavait les mains, ni avant de manger, ni après avoir baisé. Hitler, lui, se présentait toujours briqué et délicatement parfumé. Son raffinement se révélait sans limites, de même que ses initiatives amoureuses. Elle découvrait avec ravissement qu’un taureau fougueux, reste en deçà du plaisir, comparé à un amant subtil.

Par décence en regard de Vicino, ils se retrouvaient à l’hôtel du garçon, sur le front de mer. Les fenêtres de l’établissement donnaient sur le Castel dell’Ovo dont les murailles blondes défiaient la baie.

Ils ne fermaient pas les volets, non plus que les rideaux, laissant les croisées ouvertes pour jouir de la brise marine et des mouettes criardes malmenées par de courtes bourrasques. Pas une seule fois, au cours de ce délire charnel, Maria ne pensa à Nino, jeune locataire d’un vieux sépulcre familial. Des couronnes artificielles, remontant aux funérailles de son père, restaient pimpantes dans le mausolée des Landrini. La grosse couturière, foudroyée par le chagrin, hurlait près de sa machine à coudre inerte. Pio répondait à ses admirateurs dans une pizzeria proche du cimetière. Sa sœur Pia priait à ne plus en pouvoir dans son couvent.

Lorsqu’ils se furent aimés jusqu’à l’épuisement, ils demeurèrent unis par un bienfaisant anéantissement.

C’est alors que le téléphone sonna près du lit. Hitler décrocha et reconnut immédiatement la voix faible de Vicino.

— Cher ami Adolf, dit le Parrain, je souhaiterais vous rencontrer le plus rapidement possible.

— J’arrive ! promit l’Autrichien.

— Venez avec Maria, car c’est de vous deux qu’il est question.

Il interrompit net la communication. Ce qui n’était pas bon signe.

Pendant le trajet, Maria se montra inquiète. Cet appel prouvait que Gian Franco se tenait au courant de leurs moindres faits et gestes. Il régnait sur ses sujets en maître absolu. Adolf, lui, affichait une complète désinvolture. Il savait Vicino impitoyable, cruel à l’occasion, et capable du pire ; mais sa propre personnalité, il le sentait, était en mesure de s’opposer à celle du vieux forban.

Dans le taxi, il tint la main de sa compagne dans les siennes et lui chuchota des mots tendres qu’elle n’avait encore jamais entendus.


Vicino avait trois places d’élection dans son appartement : son bureau, la salle à manger, et ce qu’on aurait pu appeler son jardin d’hiver ; il s’agissait d’un élargissement du balcon, complètement vitré de verre dépoli à l’épreuve des balles. Il régnait là une touffeur de serre. On y cultivait des plantes géantes aux larges feuilles vernissées en forme de palettes. Quatre vieux fauteuils d’osier, garnis de coussins avachis, cernaient une table de rotin. Le tapis de jeu sur lequel Ada, la défunte épouse, faisait des réussites n’avait pas bougé, non plus que les cartes dans une boîte de nacre.

Pendant sa longue détention, cet endroit touffu manqua énormément au Parrain car, ces six mètres carrés constituaient son aire de liberté. Il venait y rêvasser, plusieurs heures d’affilée, le regard perdu dans des souvenirs insondables. Il sentait la vie s’échapper lentement de son corps, avec des phases d’arrêt, ou bien de brusques glissements ; cette conscience d’une fin en préparation ne le troublait pas. Il existait une complicité entre lui et sa maladie, qu’il était, avec son médecin, seul à connaître. Elle s’organisait, prenait tout son temps.

Gian Franco savait que son trépas s’opérerait lorsqu’il le faudrait, sans heurt ni drame. Il avait trop souvent infligé la mort aux autres pour redouter la sienne.

L’arrivée de Maria et d’Adolf mit fin à ses méditations. La jeune femme entra d’un pas incertain et le regarda avec crainte. Alors il lui sourit, pour la rassurer, tendit la main vers elle et, quand elle se pencha, la prit délicatement par la nuque.

— C’est beau d’aimer, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il.

Elle rougit mais ne put dérober une expression de bonheur.

— Asseyez-vous !

Il leur indiqua les places qu’ils devaient occuper : Maria à sa gauche, Adolf à sa droite.

— Le moment est venu de faire le point, déclara Vicino. Ainsi donc, tu es devenue folle de cet homme. Il a proprement supprimé ton époux et vous êtes libres jusqu’à la fin du monde. Bravo ! Personnellement je serais plutôt pour, car une fille comme toi mérite un homme comme lui. Cela dit, il convient de planifier la situation. Tu sais, Maria, qu’on est xénophobes dans notre milieu ? Demain, toute la Camorra saura, si elle ne le sait pas déjà, que, ton mari à peine enterré, tu vis avec un étranger. Ça n’est bon pour personne. Pour PERSONNE ! répéta-t-il avec vigueur.

Il la considérait avec amour. Jamais, au long de sa vie terrifiante, il n’avait éprouvé un sentiment de qualité. Il n’arrivait pas à se repaître de ses traits harmonieux, de l’éclat unique de son regard. Il se retrouvait puissamment en elle et se continuerait dans cet être gracieux.

— Vous allez devoir partir, tous les deux. « Nous » ferons courir le bruit que je t’envoie récupérer dans une maison de repos. D’ici quelque temps, tu reviendras te montrer, sans lui, naturellement, et puis tu repartiras. Nous raconterons ce qu’il faudra. Les gens sont des imbéciles ne demandant qu’à croire ce qu’on leur dit.

En proie à une émotion qu’elle ne pouvait contenir, Maria se jeta devant le Parrain et posa son front sur ses genoux. Il lui laissa épancher ses pleurs en caressant sa tête. Elle fut longue à retrouver son calme.

— Pourquoi êtes-vous si bon avec moi ? murmura-t-elle.

Le Don haussa les épaules et soupira :

— Devine.

Загрузка...