Pendant une semaine, Adolf eut l’impression d’être une cocotte entretenue par son amant. Il occupait la meilleure chambre de la maison, dont la baie vitrée offrait une vue impressionnante sur les Alpes bavaroises.
Après l’algarade, il avait voulu quitter la demeure d’Heineman. Son hôte s’y était opposé avec une énergie dans laquelle perçait du désespoir.
Les paroxysmes sont propices aux confidences. Kurt expliqua qu’il avait contracté un mariage d’amour, avec un mannequin Scandinave vingt ans auparavant. La beauté de Graziella, son charme, son assurance, l’avaient subjugué. Leur union acquise, il s’aperçut très vite de la folie qu’il venait de commettre. Sa femme était capricieuse et volage. La vie du géomètre tourna au cauchemar. Son épouse tomba rapidement enceinte. Loin d’apporter la paix dans ce jeune foyer, l’enfant fut un motif supplémentaire de querelles : Heineman, doutant de sa paternité, se désintéressa de la petite Johanna qu’il se prit à haïr dès sa naissance.
Cette période désespérante ne dura pas car une attaque de poliomyélite étendue ruina l’existence frivole de l’ancien modèle. Cette ravissante femme adulée se transforma en un être saccagé, assujetti à la compassion de son mari et à la conscience professionnelle d’infirmières ou de domestiques. Une immense détresse la réduisit presque autant que sa terrible maladie. Elle perdit le goût de vivre. Sa fille elle-même lui fut indifférente. Elle se mit à végéter entre son clavecin (instrument qu’elle pratiquait depuis l’enfance) et son jeu de tarot. Rien ne paraissait plus poignant à Kurt Heineman que cette paralytique essayant d’obtenir des cartes quelques indications sur son avenir détruit.
Des jours gris se tissèrent dans la grande bâtisse pleine de silence et de pénombres. On plaça la petite dans un institut américain réputé, avec le sentiment qu’il se trouvait encore trop proche de l’Allemagne. Elle était l’ennemie de la maison. On ne parlait jamais d’elle. Frau Schaub, la secrétaire de Kurt, réglait les factures et classait ses bulletins scolaires sans même les montrer à ses patrons. Lorsqu’elle eut une crise de péritonite aiguë, ce fut encore Frau Schaub qui prit l’avion pour Boston ; elle, également, qui expédiait des présents à Noël et aux anniversaires de cette étrange orpheline.
Au soir de l’arrivée d’Adolf, les deux hommes dînèrent seuls dans la salle à manger d’été ouverte sur la pelouse. Une roseraie savamment traitée composait un mur de fleurs blanches et crème qui les isolait de l’avenue.
Le maître de céans fit goûter à son invité un vin passant pour être le plus cher du monde : le Eiswein, un blanc liquoreux dont le raisin est récolté après les premières gelées. Un verre suffit à griser le jeune Hitler qui ne prenait jamais d’alcool. Une délicate euphorie lui rendit la vie chatoyante.
— Êtes-vous homosexuel ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
La question décontenança Kurt par sa brutalité. Il réfléchit et, après un instant d’hésitation, répondit :
— Je pense qu’énormément d’hommes sont attirés par la bisexualité.
— Dont vous ?
— Je crois.
— Il vous est arrivé d’avoir ce genre d’expérience ?
— Ça m’est arrivé.
— Et ce fut positif ?
— Plutôt.
— Si vous m’avez abordé, pendant le voyage, c’était dans l’espoir de nouer une relation de cet ordre ?
— En effet.
— Ce qui reviendrait à admettre que je vous tente ?
— Beaucoup, assura Kurt après l’avoir enveloppé d’un regard caressant.
Ils mangèrent en silence leurs côtelettes de porc aux choux rouges. Ce plat évoqua à Adolf la maison de rééducation ; on lui en servait chaque semaine, mais, à Vienne, les côtelettes se consommaient panées.
— Vous avez déjà eu des rapports sexuels ? interrogea son hôte.
— Ce serait malheureux : j’ai dix-sept ans.
— Et homosexuels ?
— Plus ou moins, et sans doute moins que plus. Pour s’y risquer il faut trouver un partenaire de confiance, si je puis dire ; mes contacts avec les hommes ont toujours été entachés de méfiance ou de mépris.
— Vous êtes un garçon peu banal.
— Chacun est ce que son créateur a souhaité qu’il soit.
— Je voudrais que vous séjourniez chez moi très longtemps.
— Et que je devienne votre amant ?
— Je vous trouve envoûtant.
— Votre bonne femme mécanique ne verrait pas la chose d’un bon œil.
— Je n’ai pas de comptes à lui rendre…
— Pourquoi ne la flanquez-vous pas dans une clinique spécialisée ? Vous respireriez mieux et cette maison risquerait de devenir accueillante. Vous ne vous en apercevez pas, mais l’atmosphère pèse une tonne ici.
Kurt eut un lamentable hochement de tête :
— J’y pense souvent mais ne parviens pas à m’y résoudre.
— La compassion, c’est du temps perdu, déclara Hitler ; elle n’a jamais satisfait personne.
Lorsqu’ils eurent achevé de dîner, le maître de maison proposa de regarder la télévision, mais l’étudiant déclina l’invite. Il prétendit détester la lucarne magique, et affirma qu’hormis la retransmission des grands événements de l’actualité, il s’agissait là d’un passe-temps pour concierges.
— Allons poursuivre nos bavardages dans ma chambre, suggéra-t-il.
Il réalisa l’ascendant qu’il avait pris sur Kurt en un temps record. Son hôte se révélait soumis au-delà de toute dignité. Il pourrait le manœuvrer à sa guise ; obtenir de lui ce qu’il voudrait.
L’appartement d’Adolf comprenait une vaste chambre, un dressing-room et une salle d’eau revêtue de marbre blond la complétaient. Une cheminée un peu trop raide justifiait deux moelleux canapés disposés parallèlement à l’âtre. Le reste de l’ameublement se composait d’un bureau Mazarin de bois noir et d’une bibliothèque garnie d’ouvrages rébarbatifs.
Curieusement, Kurt paraissait intimidé de se retrouver dans cette chambre, comme si c’eût été la première fois qu’il y pénétrait ; son invité, au contraire, se révélait plein d’aisance et d’enjouement. Adolf commença par poser son veston, sa cravate et ses chaussures ; après quoi, il s’étala dans l’un des divans, un bras pendant par-dessus le dossier.
— Je suppose, murmura-t-il, que nous gagnerions à ce qu’il y ait moins de lumière ?
Heineman fut abasourdi par l’attitude relaxée du garçon. Pour se donner une contenance, il actionna du pied le contacteur de la torchère ; une pénombre morose se fît.
— Êtes-vous sensible à cet éclairage réduit ? Questionna l’Autrichien.
L’autre s’assit à son côté.
— Tu es une sorte de diable ! dit-il en portant la main au pantalon d’Adolf.
Il promena les doigts sur le renflement de son sexe et constata avec dépit qu’il participait peu à l’ambiance créée.
— Vous devriez vous dévêtir, conseilla Hitler.
Heineman eut une courte hésitation, puis il entreprit d’ôter ses effets. Au fur et à mesure qu’il se déshabillait, le jeune homme le trouvait de plus en plus ridicule. Rien, selon lui, n’était aussi lamentable qu’un homme nu, à compter d’un certain âge. Ses disgrâces physiques semblaient transcendées. Les calvities, les bedonnances, les réseaux variqueux, les scories de la peau, les plaques d’eczéma, les toisons simiesques, les mille anomalies physiques, brusquement révélées, lui inspiraient le dégoût. Il songeait que le pire ennemi d’un individu, c’est son propre corps.
Les filles auraient trouvé grâce à ses yeux, n’eussent été leurs fatalités menstruelles. Deux ans auparavant, à la fin d’un bal organisé par l’école, il avait entraîné l’une de ses condisciples jusqu’au gymnase de l’établissement. Là, il l’avait entièrement dénudée malgré ses objurgations faiblissantes. Il put constater, tandis qu’il explorait son intimité avec des gestes de soudard, que sa camarade n’était pas en état de participer à ce dévergondage. Sa rage fut si forte qu’il se sauva en emportant les vêtements de la gamine. Il partit les jeter dans le canal du Danube, comme pour se purifier d’un péché non consommé.
Le malheureux Kurt manquait d’assurance, privé de ses habits cossus. Une profonde et sinueuse cicatrice parcourait son abdomen à la chair bleuâtre. Sa poitrine glabre et son nombril torve achevaient de le « déconsidérer ». Hitler contint un ricanement à la vue de ce sexe déprimant qui lui rappelait quelque « concombre » de mer découvert sur une plage des Seychelles, l’année précédente.
— Touche ! implora Kurt d’un ton plaintif.
Lamentable requête.
Elle fît sourire Adolf. Il donna satisfaction à son compagnon et se mit à pétrir la membrane stupide. Ce contact tiédasse, cette vibration animale, lui soulevèrent le cœur.
Son compagnon, en pleine excitation, produisait un grognement que l’Autrichien jugea porcin. Il supplia le jeune homme de lui accorder une fellation. Celui-ci refusa d’un « plus tard » pouvant passer pour une retenue qu’il s’infligeait à soi-même.
L’autre poussa son doux calvaire jusqu’à la délivrance ; après quoi il se prit à sangloter, la joue sur les genoux d’Adolf.
Il l’assurait de son amour total, bégayait de folles promesses ; sans se douter un instant que l’unique sentiment qu’il inspirait, était un immense désir de meurtre.
Du temps passa et leur séance amoureuse se renouvelait chaque soir. Adolf Hitler accordait à son amant beaucoup plus qu’il ne se l’était promis au départ. Il s’entraînait stoïquement à vaincre sa répulsion. La répétition rendait l’épreuve moins pénible sans que pour autant il y prît un quelconque plaisir. Au fond, cette situation importait peu. Il ignorait l’amour, n’ayant connu jusqu’alors que des emballements vite consommés.
Ses journées s’enchaînaient mornement, la spirale avait son pas de vis à l’envers.
Les après-midi, il découvrait Munich, cherchant dans ses artères reconstruites l’ombre du national-socialisme. L’ample rumeur des immenses brasseries n’était plus celle des années 30, pourtant il y captait les échos de son illustre homonyme. Bon Dieu, mais que s’était-il passé pour que la voix rauque du petit homme trépignant eût abattu tant et tant de colonnes ? Parfois, la nuit surtout, il se sentait si proche de lui qu’il croyait respirer l’odeur de sa chemise brune et des sangles de cuir barrant sa poitrine.
Il commandait une chope de bière à laquelle il ne volait qu’une gorgée ou deux et se laissait dériver au fil des sentiments confus, à la fois acres et doux. Il déplorait d’être jeune, mais n’avait pas envie de vieillir.
En pénétrant dans sa chambre, il eut un haut-le-corps : Graziella l’y attendait, blottie dans sa petite voiture près de la baie. Il la voyait fort peu car, depuis la scène de son arrivée, elle n’avait réapparu ni à table, ni au salon. Tout juste s’il la rencontrait dans les couloirs ou devant l’ascenseur aménagé pour sa chaise roulante. Chaque fois, il la saluait civilement, mais elle détournait la tête et ne le regardait pas.
Son mouvement de surprise surmonté, il s’approcha de l’infirme avec la circonspection d’un fauve.
— Je peux vous aider ? questionna-t-il en la toisant fixement.
— Pourquoi pas ? murmura-t-elle.
— En ce cas, je vous écoute…
Elle avait l’air plus rabougrie que d’ordinaire, à croire qu’elle se recroquevillait. Le gris, maintenant, l’emportait sur le blond dans sa chevelure.
Les parties nickelées de son appareillage étincelaient dans la vive lumière de la fenêtre.
Elle leva son bras valide pour désigner le mur du fond.
— Ce meuble en marqueterie, murmura-t-elle.
— Eh bien ?
— Vous voulez vous en approcher ? Dérouté, Adolf fît ce qu’elle demandait.
Lorsqu’il se trouva devant le bonheur-du-jour, il se retourna :
— Alors ?
— Dans le mur auquel il est adossé, vous devez apercevoir un petit trou ?
Le jeune homme examina de plus près.
— C’est juste.
— La cloison sépare cette pièce de ma salle de bains et c’est moi qui ai pratiqué cet orifice…
Une brutale colère fit frémir l’Autrichien.
— Merci pour l’intimité !
— Ça me permet de suivre vos gracieux ébats avec Kurt. Vous savez quoi ? Une abjection ! Les singes qui se masturbent sont plus appétissants. Je me demande s’il existe des animaux aussi répugnants ! Vous, passe encore, mais ce misérable bonhomme au corps défait est ignoble.
Il l’écoutait, approuvant ses paroles par de petits hochements de tête.
— Comment pouvez-vous accepter d’être pénétré par cet affreux individu ? insista-t-elle.
— Si quelqu’un peut répondre à cette question c’est bien vous ! repartit Hitler en souriant.
— Croyez-vous, sursauta Graziella.
Il déclara d’un air faussement sentencieux :
— Bien sûr, vous aviez l’orthodoxie de votre côté. Il n’en reste pas moins vrai qu’il vous a forcée de son horrible pénis. Personnellement, je souhaiterais l’arroser de vitriol !
— Si telles sont vos réactions, pourquoi vous prêtez-vous à ses caprices ?
— J’ai décidé de devenir fils-de-joie dans la mesure où cela peut servir mes intérêts.
Cette déclaration, proférée d’un ton badin, impressionna Mme Heineman.
— Seigneur ! soupira-t-elle, le monde s’est-il à ce point décomposé ?
— C’est tout le contraire d’une décomposition ! affirma-t-il. Il s’agit plus exactement d’une évolution indispensable à la survie de l’espèce. Les beaux sentiments de jadis, s’ils étaient toujours appliqués, la précipiteraient dans un chaos mortel. Elle doit, pour s’aguerrir, vivre avec les bacilles qu’elle ne peut détruire. La meilleure manière de lutter contre le mal est de l’apprivoiser.
Ayant dit, il approcha une chaise de l’infirme et y prit place.
— Bon, je présume que vous n’êtes pas venue m’attendre pour me montrer ce trou dans le mur ?
— Je tenais à vous signaler que, malgré son très faible diamètre, il m’a permis de prendre des photographies.
Tout en parlant, elle dégageait à grand-peine de son corsage un petit rectangle de papier brillant qu’elle voulut présenter à Hitler ; mais sa main valide l’était imparfaitement et l’épreuve chut sur le plancher. Il la ramassa.
— Je suppose que je peux regarder ?
— Je vous la destinais.
L’image le représentait donnant son membre à sucer au mari de Graziella. Ce dernier se tenait assis sur ses talons, en train de se délecter avec ferveur. Kurt portait un soutien-gorge, un porte-jarretelles et des bas noirs.
— Comment trouvez-vous cette photographie, monsieur Adolf Hitler ?
— Pas mal, étant donné les circonstances dans lesquelles elle fut tirée.
— Je vous l’offre.
— Accepteriez-vous de me la dédicacer ?
Elle eut une expression triste :
— Vous ne manquez pas d’à-propos pour un garçon de dix-sept ans ! En démarrant à ce train d’enfer, vous risquez de brûler votre vie.
— Parmi les rêves que je forme, ne figure pas celui de devenir un beau vieillard. Savez-vous pourquoi les gens âgés ennuient tout le monde ? Parce qu’ils ont trop duré, ma chère. Rien de plus pénible qu’un individu fini quand il continue. À compter d’un certain moment, on n’invente plus sa vie, on la rabâche.
Elle l’écoutait et ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Adolf n’était pas beau, au sens que l’on donne habituellement à ce terme, mais il possédait mieux que de la séduction : du magnétisme.
Il lut sa fascination sur le pauvre visage malmené et eut un sourire irrésistible. Un bref instant, Graziella se trouva plongée dans son univers d’autrefois quand, éclatante et sûre de soi, elle figeait le brouhaha d’une réception en surgissant. Comme tous les gens durement frappés par l’existence, elle dorlotait des haines qui n’en finissaient pas de rancir.
— Êtes-vous apparenté à l’autre Hitler ? s’informa-t-elle.
Il hocha la tête :
— Si je le suis, c’est de très loin : ma famille est de Vienne, la sienne de Braunaun, en Haute-Autriche. Vous savez, c’est un nom relativement répandu.
Il la sonda de ses yeux sombres et mobiles, semblables à ceux de certains rongeurs.
— J’ai l’impression que vous voulez me dire quelque chose et que vous hésitez ?
— Bravo pour votre perspicacité.
— Alors écoutez : ou vous avez confiance et vous parlez, ou vous doutez, auquel cas laissez tomber.
Elle acquiesça et considéra le sol avec embarras.
— Le mieux est que vous différiez cet entretien. Les confidences sont des fruits qu’il faut cueillir à point nommé, ajouta encore Adolf.
Graziella s’arma de courage et demanda en fixant son interlocuteur :
— Une question liminaire : vous êtes capable de tout, n’est-ce pas ?
— Je l’espère, répondit-il.
— Même de voler ?
— Évidemment.
— De tuer, aussi ?
— Il me faudra bien en arriver là un jour.
Il avança ses doigts sur la main épargnée de la femme. Ils ne surent, ni l’un ni l’autre, à quoi correspondait cette fugitive caresse. Une âpre émotion colora les joues creuses de la paralytique.
— Naturellement, c’est votre époux que vous souhaitez supprimer ?
— Je pense que ce sera indispensable.
Parvenu à ce degré de connivence, le garçon s’attendait à ce que l’infirme se confiât dans la foulée. Au lieu de cela, elle parut se reprendre et interrompit net la discussion.
— Je vous laisse, il va bientôt rentrer.
Elle débloqua le frein de son véhicule orthopédique, le fit pirouetter de manière à le présenter dans l’axe de la porte. Un sourire presque heureux détendait son visage éternellement crispé.
Parvenue dans le couloir, elle questionna :
— Vous sortez, demain après-midi ?
— Pas nécessairement. Vous avez mieux à me proposer ?
— Qui sait ?
Le petit moteur électrique zonzonna tel un frelon contre une vitre, entraînant l’épouse de Kurt Heineman en direction de son ascenseur.
Adolf prit dans sa poche un canif dont il se servit pour prélever une minuscule carotte à l’un des savons de la salle de bains et boucha le trou de voyeur que Graziella avait pratiqué dans le mur.
Cette conversation intervenait à point nommé, car le jeune homme commençait à s’ennuyer ferme chez les Heineman. D’avoir le gîte et le couvert assurés ne constituait pas une finalité à ses yeux ; il avait accepté (et subi) l’hospitalité de Kurt non par esprit d’économie, mais pour s’assurer une base solide à Munich, ville dont il avait rêvé dès l’enfance. Depuis plusieurs jours il jugeait que sa vie s’étirait languissamment dans cette demeure patricienne. Il entrevoyait de s’en aller un beau matin, sans crier gare, en l’absence du maître de maison, pour éviter des suppliques et des adieux gênants. Brusquement, le comportement inattendu de la paralytique donnait une relance à l’agrément de son séjour.
Le même soir, Heineman qui participait à un banquet (il appartenait au grand conseil de la ville) regagna tardivement son domicile. Il alla toquer à la porte d’Adolf ; ce dernier lui donna à croire qu’il dormait profondément et n’ouvrit pas.
Le géomètre dut se résigner à coucher seul.
La plus grande qualité du personnel résidait dans sa discrétion. Outre le chauffeur et Hildegarde la gouvernante, il se composait d’une cuisinière-lingère bavaroise et d’une femme de chambre turque qui parlait à peine l’allemand. Seuls, la rébarbative Hildegarde et le chauffeur logeaient sur place, les deux autres regagnaient leur foyer après le service. Hans habitait au-dessus des voitures dont il avait la charge, passant le plus clair de son temps à les bichonner jusqu’à la maniaquerie. Cette méticulosité agaçait le jeune « invité », lequel admettait mal que l’on traite en objet d’art un véhicule exposé à la frénésie de la circulation urbaine. Selon lui, les automobiles de collection uniquement avaient droit à tous les égards, puisque devenues des pièces de musée.
Le petit déjeuner les réunit, Kurt et lui. L’anguleuse gouvernante veillait à ce qu’il fût parfait car le « maître » tenait le repas du matin pour le plus important de la journée. Avec les traditionnels œufs frits, le buffet comportait des harengs marinés, des tranches de saumon, de la charcuterie, des viandes froides et force pâtisseries plus ou moins ruisselantes de crème ; sans parler des fromages et des fruits.
Le géomètre prenait de tout, copieusement. Son verre d’orangeade englouti, il buvait du lait frais puis, pour attaquer les mets consistants, passait à des vins du Rhin bien glacés qu’il appelait « les vins de l’aube ». À le voir absorber pareille masse de nourriture, Hitler s’étonnait qu’il ne fût point obèse. Il lui arriva d’en faire la remarque à son amant. Kurt partait d’un gros rire teutonique et assurait qu’il suivait le régime alimentaire de son père Otto : « Tout le matin, rien à midi, peu le soir ». Il conseillait à son jeune ami de l’imiter, mais celui-ci, frugal, se contentait d’un thé très clair et de quelques biscuits sablés.
Comme souvent, il escorta Heineman à sa voiture. Les occupations de ce dernier le contraignaient à d’incessants voyages périphériques. Travaillant énormément, il ne rentrait pratiquement jamais pour le lunch. Il consacrait cette pause à Frau Schaub, sa collaboratrice au dévouement absolu. En prenant congé d’Adolf, il lui vola un baiser profond qui n’offusqua point le chauffeur.
Avant de franchir la porte-fenêtre, le garçon considéra le ciel lourd et gris, annonciateur de pluie, et n’eut pas envie de quitter la maison. Il voulut gagner son appartement, mais la Turque au nez busqué y promenait son énorme aspirateur dont le moteur ronflait telle une turbine hydraulique.
Constatant le retour d’Adolf, elle grommela :
— J’ai cru vous sortir !
— Continuez, lui dit-il, je vais dans le jardin.
La femme sombre ne répondit rien. Pourquoi diantre avaient-ils tous des mines rébarbatives dans cette maison ? À croire qu’un danger les menaçait, ou bien qu’ils se détestaient les uns les autres avec ferveur ?
Il tourna l’angle du couloir et vit que la porte de Graziella restait entrouverte. Mû par quelque impulsion, il s’en fut frapper.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda la voix agacée d’Hildegarde.
En reconnaissant l’organe du cerbère, il eut envie de ne pas répondre, mais il était trop tard. Achevant d’ouvrir la porte, il découvrit « le dragon », tenant une seringue à la main « qu’il » s’apprêtait à planter dans la cuisse de l’infirme.
— Vous désirez ? s’enquit la femme.
— Je voulais demander à Mme Heineman si elle n’aurait pas un livre à me prêter.
— Pour l’instant je lui donne ses soins, revenez plus tard !
Il battit en retraite, non sans avoir capté l’expression de détresse de la paralytique. Sa mornitude coutumière le cédait à l’effroi.
Au lieu de s’éloigner, il patienta dans le couloir meublé de sièges alambiqués. Bravant leur inconfort, il prit place sur l’un d’eux.
Hildegarde proférait des phrases brèves sur un ton hostile. Il ne comprenait pas ce qu’elle disait mais décelait une menace dans l’intonation. Une dizaine de minutes s’écoulèrent et l’aigre gouvernante apparut, emportant ses ustensiles sur un plateau de métal.
Elle le fustigea du regard.
— Qu’attendez-vous ?
Sa hargne montait de plusieurs tons.
— Je vous ai dit…
— Mme Heineman a besoin de repos car son traitement la fatigue, je vous prie de la laisser !
Elle attendit. Hitler s’éloigna la rage au cœur.
Alors, seulement, elle consentit à gagner l’escalier. Elle allait s’y engager lorsque le jeune homme qui venait de rebrousser chemin surgit en courant. Comme il se déplaçait pieds nus sur la moquette, Hildegarde ne l’entendit pas arriver.
En proie à un déferlement de folie homicide, il administra un formidable coup de pied dans le dos de la duègne. Elle en eut le souffle coupé, cela l’empêcha de pousser le cri qu’on était en droit d’attendre d’elle. Son plongeon spectaculaire lui épargna de dévaler une dizaine de marches. Elle s’abattit, tête première, contre un piédestal de marbre placé à mi-étage. Son crâne éclata avec un bruit quelque peu ridicule, et sa cervelle apparut par la brèche ainsi pratiquée.
Adolf revint sur ses pas pour aller récupérer ses mules dans le couloir. L’aspirateur turbinait toujours dans sa chambre.
Il descendit l’escalier (moins vite que ne l’avait fait sa victime) et alla s’asseoir sur un banc du parc.
Heureux, il offrit son visage au timide rayon de soleil venu saluer son exploit.
Ce fut son premier meurtre.
En découvrant le corps d’Hildegarde, la femme de chambre se prit à hurler et, dans son émoi, lâcha le gros aspirateur qui dévala l’escalier comme une luge.
Inquiétée par ses cris, la cuisinière s’arracha à son fourneau où, déjà, mijotaient des jarrets de porc qu’elle se proposait de servir sur un accompagnement de choucroute parfumée au genièvre.
La gaillarde assura le relais des lamentations et entreprit de décliner le thème de l’accident en bouffant ses sanglots sans les mâcher.
Adolf profita de ses braillements pour en être alerté et surgit avec, entre les dents, la tige d’un œillet d’Inde.
Il « découvrit » le drame, cracha sa fleur, et s’agenouilla près de la vieille haridelle. Elle conservait les yeux ouverts. Jamais ils n’avaient paru aussi pâles. Pieusement, il les lui ferma, non qu’ils l’impressionnassent, mais le geste répondait à ses lectures : dans tous les livres, on commence par clore les paupières des défunts.
Avec l’aide de la soubrette à moustache, il acheva de descendre Hildegarde au rez-de-chaussée. Tous deux retendirent sur un sofa, après que la cuisinière eut placé un torchon sous sa tête pour ne pas souiller l’étoffe de soie brochée.
Toujours sur les directives d’Hitler, l’on prévint tour à tour Monsieur, le médecin de famille et la police.
Le jeune homme usa de ce temps mort pour aller apprendre la nouvelle à Graziella.
Elle dormait d’un sommeil si profond qu’il renonça à la réveiller.
Kurt eut un réel chagrin en voyant la gouvernante raidissante. Dans sa blouse blanche, elle ressemblait à un gisant de pierre et lui rappela le mausolée d’il ne savait plus quelle reine dans une cathédrale rhénane. Cette femme avait soigné sa mère d’un cancer des os durant plusieurs années et lui rendait de nombreux services particuliers. Il mesurait, devant son chétif cadavre, à quel point elle lui manquerait désormais. Sa mort brutale le prenait au dépourvu. Qui donc pourrait la remplacer ?
Son vieux médecin constata l’évidence et signa le permis d’inhumer sans hésiter. Le commissaire de police se déplaça en personne, compte tenu de la personnalité d’Heineman. Il ne s’attarda point et prodigua davantage de condoléances qu’il ne posa de questions à propos de ce décès brutal.
Hans fut chargé des formalités et contacta les pompes funèbres.
En fin de journée, on avait évacué la morte ainsi que tous ses objets et effets personnels qu’un vague neveu allait hériter. Il ne subsistait plus rien de la disparue, sinon son souvenir et les fades odeurs qui lui survivaient.
Trois jours passèrent avant les funérailles. Trois jours pendant lesquels Graziella demeura enfermée dans sa chambre. La cuisinière lui portait de chiches nourritures pour convalescents et la soubrette s’occupait de sa toilette.
Kurt avait repris ses activités. Quand il rentrait du bureau, il essayait de renouer ses relations sexuelles avec son protégé.
Celui-ci refusait, alléguant que ce drame le traumatisait et qu’il lui fallait l’extirper de son esprit pour retrouver sa disponibilité. L’homme s’inclinait devant cet excès de sensibilité. Son giton était jeune, donc frêle ; il convenait de ne pas le brusquer. Il décida d’attendre.
L’enterrement eut lieu un matin à dix heures. Hitler resta seul à la maison en compagnie de Graziella. Elle semblait plus diaphane encore que d’ordinaire. Ces derniers jours, le jeune homme l’avait peu vue car il craignait qu’elle eût des doutes sur la mort accidentelle de la gorgone. Elle avait fatalement entendu, malgré son état de faiblesse, les rabrouements de la vieille à son endroit.
Il s’assit au pied du lit, gêné par cette brusque intimité. Sur la blancheur des draps, le bras appareillé incommodait davantage que lorsqu’il était à l’abri d’une manche. Il évoquait ces films de science-fiction dont les télévisions font grande consommation.
— Vous allez mieux ? demanda-t-il. Elle acquiesça en faisant la moue.
— Que vous est-il arrivé ?
— Une piqûre, chuchota Mme Heineman.
— Celle de la chouette faisait partie de votre traitement ?
— Non.
— Et vous ne vous y êtes pas opposée ?
— À quoi bon ?
Une aussi totale résignation impressionna l’Autrichien. Graziella respirait mal. Avec effort elle dit :
— Ils sont tous à l’inhumation, vous devriez en profiter pour mettre la main sur le trésor !
Il rit avec cruauté :
— Vous délirez ! Les trésors, c’est seulement dans les récits pour la jeunesse.
— Pourtant, il en existe un dans cette famille. Pendant la guerre, le père de Kurt dirigeait la Gestapo d’une grande ville de Belgique. Il aurait utilisé ses fonctions pour amasser un énorme butin en bijoux prélevés chez les juifs arrêtés.
— Et le magot est intact ? demanda le garçon.
— D’après Kurt, oui. Il avait promis de me le montrer, mais sur ces entrefaites il a découvert ma liaison avec l’un de nos amis et ses confidences ont tourné court.
Adolf Hitler réfléchit. Il jugeait plaisante l’anecdote.
— Vous croyez réellement à cette fable ? Alors la caverne d’Ali Baba serait dans cette maison ?
— À coup sûr.
— Vous avez une idée de l’endroit ?
— Pratiquement.
Par prudence, il s’abstint de l’interroger. La chambre de l’infirme s’alourdissait de relents aigres compliqués d’odeurs pharmaceutiques. Avant son attaque de poliomyélite, tout devait être suave autour d’elle : sa chair sentait l’amour, ses vêtements le parfum coûteux. À présent, Graziella devenait un mammifère déshonoré par sa paralysie étendue.
Elle murmura soudain :
— Hildegarde, c’est vous, bien sûr ?
Il n’eut pas l’idée de nier.
— Naturellement, admit-il.
— Je pense que vous m’avez sauvé la vie en sacrifiant la sienne.
— Pour quelle raison aurait-elle pris une telle décision après des années de soins ?
— Pour libérer complètement son cher Kurt.
De sa main valide, elle remonta son drap jusqu’au menton.
— Elle l’adorait, reprit Mme Heineman ; c’est fou ce que ces vieilles bourriques stériles s’attachent aux hommes comme mon mari. Elles devinent leurs faiblesses et les prennent en charge ; ce sont des nourrices pour adultes veules. Il y a une forme de sexualité dans leur dévouement.
Il se demanda si, avant sa maladie, elle pouvait soutenir une conversation de ce genre ? Il l’imaginait superficielle, dévorant les plaisirs que pouvait lui proposer sa vie confortable et futile.
— Avez-vous peur des serpents ? dit-elle brusquement.
Cette curieuse question le dérouta :
— Pourquoi ?
— Kurt ne vous a pas encore montré son vivarium ?
— Il en possède un ici ?
— Sous les garages, un sous-sol est spécialement aménagé pour l’élevage de ces bêtes effroyables. On y trouve les reptiles les plus démoniaques de la création. D’énormes lézards répugnants et griffus. Des dragons volants. Des fouette-queues dont la vue donne la nausée. Des tortues éléphantines. Que sais-je encore… Quand il m’a proposé de visiter l’endroit, j’ai mis plusieurs jours à m’en remettre et il m’arrive encore d’avoir des cauchemars.
— C’est un maniaque ! s’exclama Adolf.
— Non : c’est son père, l’inventeur de ce lieu abominable. Il s’était fait installer un fauteuil sur rails, se déplaçant latéralement, afin de pouvoir admirer ses horribles pensionnaires à loisir, sans les perturber par des mouvements intempestifs. Concernant Kurt, je suis persuadée que la fosse aux serpents le répugne autant que moi…
— En ce cas, pourquoi ne s’en est-il pas débarrassé ?
Elle sourit.
— Précisément, il y a là matière à réflexion. Qu’est-ce qui incite ce gros pédé à conserver et à entretenir ces animaux épouvantables ?
Un sourire continuait d’égayer piteusement son visage émacié.
— Je crois comprendre : le trésor du vieux forban est sous la protection des reptiles ? fit Hitler.
— Je suis contente que vous parveniez à la même conclusion que moi, assura l’infirme.
— Et qui s’occupe de ces monstres ?
— Hans, le chauffeur. Bien entendu, il ignore tout de la cachet.
— Le vivarium est dûment cadenassé, je pense ?
— Fort Knox ! déclara Graziella.