NAPLES

32

En regardant s’exercer Bambou, le Commendatore se disait que jamais son phénomène noir ne se montrerait davantage performant au jet de pierres qu’il ne l’était présentement. Il réussissait à atteindre une hirondelle en vol ce qui, même au fusil à balle, est une prouesse. Désormais, seule l’occasion se faisait attendre.

Fanutti avait nourri quelque espoir, lors des funérailles de Nino ; hélas, le vieux renard ne s’était rendu qu’à l’église voisine ! Il restait terré dans son gîte, commandant solitaire quittant rarement la passerelle.

Par ailleurs, il avait renforcé les effectifs de ses gardes du corps. Il devenait de plus en plus malaisé de l’approcher et, pour ses longs déplacements, Vicino avait carrément troqué sa limousine contre un fourgon blindé ayant servi à des transports de fonds.

Le Parrain sentait d’où venait le danger, pensait souvent à programmer la mort d’Aurelio, y renonçait en songeant à la peine qu’une telle décision causerait à Maria. Même si elle « savait », elle conserverait toujours une immense tendresse à l’homme qui l’avait élevée et continuait de pleurer sa mère.

Chacun de ces deux frères de cœur rêvait la mort de l’autre sans parvenir à la concrétiser : l’un parce qu’il éprouvait des scrupules, l’autre parce qu’il n’en trouvait pas l’occasion.

Le Commendatore comprit qu’à moins d’un hasard improbable ou de circonstances très exceptionnelles, il n’atteindrait jamais son but ; c’est pourquoi il résolut, malgré le danger que cela représentait, de s’assurer une complicité intérieure,

Il existait, dans l’entourage de Gian Franco, un vieil homme, le plus âgé de toute la Camorra, apparenté à Fanutti. Il constituait « le sage » de la cour. Ancien avocat véreux, il se tenait au côté du Parrain depuis son accession au trône, l’avait abreuvé de conseils judicieux, tiré de bien des embarras. C’est pour n’avoir point voulu entendre ses cris d’alarme que Vicino s’était retrouvé en prison, aussi le crédit du bonhomme restait-il intact.

Ce personnage s’appelait Carlo Zaniti. Grand, voûté, le poil blanc ébouriffé, le regard sombre, vêtu comme un hobereau provincial, il occupait un appartement bourgeois du bord de mer. De ses fenêtres on pouvait voir Ischia. Personne ne savait son âge qu’il tenait secret par prudence davantage que par coquetterie ; aux rares personnes qui se risquaient à le lui demander, il répondait sèchement : « Plus ! » Et changeait la conversation. Par recoupement, Fanutti lui donnait quatre-vingt-cinq ans au moins.

Il lui téléphona, un soir vers dix-huit heures, sachant que le digne homme se mettait au lit très tôt après une collation frugale.

— Pardon de vous importuner, cousin, fît-il après s’être nommé, serait-il possible de se voir ? J’aurais des choses délicates à vous confier.

— Si la perspective de dîner d’une salade et d’œufs à la coque ne t’affole pas, viens partager mon repas ! proposa Me Zaniti, lequel tutoyait son parent, plus pour marquer leur différence sociale que par esprit de famille.

— J’arrive !

Prévoyant une invitation à l’improviste, le Commendatore portait un costume gris, une chemise au col et aux poignets amidonnés ; également une cravate suffisamment neutre pour paraître de bon goût.

Vingt minutes plus tard, il sonnait chez l’avocat, lesté d’un magnum de bourgogne dont il le savait grand amateur. Les deux cousins se donnèrent l’accolade.

— Du chambertin ! s’exclama le maître. C’est bombance !

Sans plus attendre, ils passèrent dans la salle à manger où la bonne venait de dresser un second couvert et d’ajouter un ravier de petits cœurs d’artichauts à l’huile. Comme Zaniti prenait un tire-bouchon dans le tiroir de la desserte, Aurelio intervint :

— Gardez cette bouteille pour une meilleure circonstance, cousin.

— Il y en aura probablement d’autres, mais sûrement pas de meilleures, flagorna l’avocat en vrillant la tige d’acier dans le liège.

Le bonhomme se disciplinait de façon à boire le moins possible, mais en priant le ciel de lui fournir des occasions de le faire.

Il goûta le bourgogne avec une mimique de prélat ; quelque chose qui ressemblait à du bonheur mit de la bonté dans ses yeux.

— Il est auguste ! déclara-t-il.

Il versa largement dans les deux verres.

— Depuis que ma virilité m’a quitté, mon sens gustatif s’est accru, reprit-il. Faible compensation, mais compensation tout de même. Hélas, je dois en user avec parcimonie. C’est triste d’être vieux, mon pauvre Aurelio : tes forces se retirent, tes facultés s’amenuisent, les plaisirs te sont chichement comptés. Tout ton être est désarmé, un peu plus chaque jour. Sers-toi d’artichauts, c’est ma brave Adelia qui les prépare : un délice. Pendant des années, elle a essoré mes testicules avec gaucherie, mais bonne volonté ; je l’ai libérée de cette tâche ingrate récemment car il ne sortait plus de mon membre que de la fumée.

Le bonhomme se montrait plein d’entrain ; visiblement, la visite de son parent constituait une aubaine.

Bien que le repas fût léger, ils l’attaquèrent de bon appétit. Les œufs expédiés, Zaniti fit venir du fromage : une mozzarella fumée, cloutée de minuscules lardons frits.

— Qu’as-tu à me dire de si important, cousin ? Questionna brusquement l’hôte. Si nous terminons le magnum avant que tu n’aies parlé, tu ne te rappelleras plus ce pour quoi tu es venu !

— Cela m’étonnerait, assura Le Commendatore. Sans plus différer, il entra dans le vif du sujet.

— Il s’agit du Parrain, fit-il.

— Je le sentais.

— Ah oui ?

— L’instinct est le lot de consolation de ceux qui ne peuvent plus agir. Eh bien quoi, le Parrain ?

— Il vous a programmé, Carlo.

Zaniti ne tressaillit point, n’eut aucune mimique pouvant exprimer la surprise, ni même la crainte. Il porta le fromage à sa bouche, le mastiqua lentement.

— C’est nouveau, ça ! fit-il quand il eut dégluti.

— Il semblerait que non. La décision a été prise pendant sa détention : il est convaincu que c’est à vous qu’il la doit.

— Foutaise ! Il sait parfaitement qu’il a plongé pour n’avoir pas suivi mes conseils, au contraire.

— Des idées s’installent dans les têtes, émit Fanutti. Il est certain qu’on pense beaucoup trop, en prison.

Il ajouta :

— Pour de toutes autres raisons, je dois également être d’une prochaine charrette.

— Tes sources sont sûres ?

— Il faut mieux agir comme si elles l’étaient, vous ne croyez pas ?

Le vieillard acquiesça.

— Vous pensez « faire quelque chose » ? s’enquit le forain.

— Que veux-tu que je fasse, cousin ? Je me suis toujours montré régulier avec Gian Franco. On ne fuit pas un homme avec qui l’on est loyal. S’il lance un contrat contre moi, eh bien, ma foi, cette mort en vaudra une autre. À mon âge, on ne fait plus la fine bouche. Il avait l’air réellement serein ; Fanutti en fut agacé.

— Je ne partage pas votre résignation, soupira-t-il.

— Et comment comptes-tu réagir ?

— Prendre les devants.

— Hum, tu vois grand !

— Parce qu’il n’existe pas d’autre solution. Seulement j’aurais besoin de votre concours passif.

— Refusé !

— Vous préférez jouer l’agneau du sacrifice ?

— Un peu boucané, ton agneau, railla Zaniti. Simplement, n’ayant rien à me reprocher, je refuse d’adopter un comportement de coupable ; tu peux comprendre ça ?

— Mal, mais si telle est votre décision…

Il ne s’avouait pas vaincu.

— Ce que j’attends de vous n’a rien de compromettant. Cela consiste à prier le Parrain à déjeuner, ce qui vous arrive parfois.

— Un attentat ? ne put s’empêcher de questionner Zaniti.

— Même pas : un accident.

— C’est ce qu’il y a de plus difficile à accréditer.

— Un demeuré joue avec des gamins. Ils font un concours de jets de pierres. Il existe un immense jardin privé à traverser entre l’avenue et votre appartement. Au moment où le Parrain passe par là, il prend un banal caillou à la tête et tombe foudroyé. Quoi de plus bête ?

Le vieux considéra son cousin avec curiosité. Une lumière étrange brillait au fond de son regard.

— Je vous croyais amis d’enfance ?

Le Commendatore hocha tristement la tête.

— Ce sont les amis d’enfance qui deviennent les ennemis les plus acharnés de l’âge mûr, assura-t-il.

33

La salle à manger du dernier étage, une petite pièce moyenne, tout en longueur, dominait le bord de mer. Elle portait le nom d’un célèbre ténor qui avait eu le bon goût d’y mourir l’année même où un grand écrivain français naissait. Depuis les larges vitrines, on découvrait la baie illuminée par les feux des bateaux avec, au premier plan, la citadelle fortifiée.

Le Parrain arriva le premier, flanqué de ses porte-flingues : quatre mafieux d’élite, vêtus de complets sombres gonflés à l’aisselle gauche. Deux de ces gentlemen s’installèrent dans l’antichambre, les autres à la table voisine.

Le maître d’hôtel, prévenu de l’illustre venue, attendait devant le bar et se précipita à la rencontre de Vicino.

Pendant qu’il déployait ses grâces, les gardes du corps procédèrent à un rapide examen des lieux.

— Donne-moi un jus de tomate avec beaucoup de citron et un trait d’angustura ! ordonna Gian Franco.

Comme on venait de le servir, les personnages attendus firent leur entrée, guidés par un groom en uniforme. L’un portait un costume bleu, en tissu léger chiffonné. Courtaud, massif, la cinquantaine dépassée, il avait une tignasse grise et buissonneuse, un nez large et velu, les paupières à ce point bouffies qu’on ne parvenait pas à capter son regard. Son compagnon, lui, était grand, blond, émacié, avec le nez busqué et des yeux d’acier. Contrairement à l’autre, il arborait une élégance compassée.

Ils serrèrent la main de Vicino avec l’indifférence marquée des boxeurs avant le combat et prirent les places qu’il leur désignait. Le Parrain fit signe au maître d’hôtel d’enregistrer leur commande. Il conseilla comme apéritifs à ses invités des « amers » italiens, mais ils préférèrent du scotch.

Quand ils furent servis, Vicino déclara :

— Depuis notre prise de contact, j’ai étudié votre problème, et pense avoir trouvé ce qu’il vous faut.

Le grand type maigre opina en silence.

— Il s’agit d’un couple, reprit le Parrain. La femme est italienne.

Nous avons des attaches familiales, elle et moi. Lui est autrichien et, peut-être ne le croirez-vous pas, s’appelle Adolf Hitler.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? grommela l’homme au fort appendice nasal. Une plaisanterie ?

— Une réalité ! Le hasard a d’étranges caprices. Cela dit, rassurez-vous, il ne présente aucun point commun avec le sinistre Führer. Les jeunes gens dont je vous parle n’ont peur de rien et possèdent le visage de l’innocence. J’attire votre attention sur le fait qu’Adolf parle couramment l’allemand, bien entendu, puisque c’est sa langue d’origine.

— Nous pouvons toujours les voir ? fit l’homme blond à son compagnon qui opina.

Ils s’exprimaient en anglais pour parler à Vicino, lequel comprenait cette langue sans très bien la maîtriser. Ce dernier adressa un signe au serveur :

— Demandez aux clients du 332 de nous rejoindre !

Il donnait ses ordres d’une voix lasse qui, curieusement, stimulait ses subordonnés.

Le couple apparut rapidement. Vicino s’efforça de le regarder avec les yeux des étrangers et convint qu’il produisait une bonne et forte impression.

Adolf portait un pantalon gris, un blazer noir, une chemise fumée où tranchait une « régate » aux rayures jaunes et noires. Il laissait pousser ses cheveux sombres, lesquels bouclaient joliment sur les tempes. Il avait l’air d’un très jeune homme, sorti d’un bon milieu ; mais son côté aimable s’effaçait lorsqu’on croisait son regard intense et dur.

Près de lui, Maria rayonnait d’heureuse quiétude ; la félicité de ses sens comblés se lisait sur ses traits. Elle avait passé un tailleur Chanel vieux rose, aux revers et aux poches gansés de velours noir. Depuis qu’elle partageait l’existence d’Hitler, elle consacrait davantage de temps à son apprêt. Son maquillage lui faisait un visage de star sans qu’elle apparaisse sophistiquée.

Les présentations furent d’un extrême laconisme :

— Les jeunes gens en question ! Ces messieurs ! dit Gian Franco avec un bref va-et-vient de la main.

Les quatre invités se saluèrent d’un hochement de tête. Vicino demanda à Maria de présider la table et désigna les menus.

— La langouste flambée est une spécialité du chef ! annonça le maître d’hôtel.

Ce fut un curieux repas. Les « étrangers » n’avaient mentionné ni leur nom, ni leur nationalité, mais Adolf ne tarda pas à les « situer » comme étant israéliens. Le plus petit le faisait songer à Ben Gourion dont il connaissait des photos. L’homme possédait l’assurance péremptoire de l’ancien leader. Il ne devait pas faire bon lui résister. Son acolyte à la mise recherchée évoquait un diplomate britannique.

— Je n’ai fait qu’effleurer le problème avec nos jeunes amis, prévint Vicino ; je préfère que vous leur expliquiez vous-mêmes la situation.

Celui qui ressemblait à David Ben Gourion ne devait pas mâcher ses mots. Il grommela, la bouche pleine :

— Nous sommes en quête de spécialistes chevronnés et vous nous proposez des jeunes gens !

Une sourde colère le faisait trembler ; on le sentait sur le point de quitter la table. Vicino but une gorgée de vin.

— Ne jugez pas les gens d’après leur âge, fit-il. M. Hitler vaut mieux que certains briscards téméraires.

Adolf qui se contenait, posa soudain la main sur le poignet du sceptique.

— Écoutez, fit-il, cassant, je peux vous donner un aperçu de ce dont je suis capable, mais vous n’auriez pas beaucoup de temps pour l’apprécier puisque je vous propulserais sur la chaussée par cette baie. Et tout le monde, dans le restaurant, y compris votre ami, attesterait qu’il s’agit d’un suicide ! Prenez-vous le pari ?

Leurs regards se nouèrent.

À la fin, « Ben Gourion » rompit la joute et lui tendit la main.

— Il semble que je me sois trompé, fit-il, conciliant.

— Je le pense également, assura Hitler.

— Qu’espérez-vous de nous ? intervint Maria. Le bonhomme s’adressa à son partenaire :

— Racontez, mon cher !

« L’élégant » accepta d’un signe de tête.

— Les mystères de l’Histoire sont généralement longs à être percés, commença-t-il. Certaines versions dûment accréditées perdurent, et puis un jour, un élément jusqu’alors inconnu fausse les données précédentes.

Il s’interrompit pour boire et reprit :

— Vous êtes jeunes, ce qui m’induit à vous poser une question : connaissez-vous la fin de votre tristement célèbre homonyme ?

— Il s’est suicidé dans le bunker de la Chancellerie ; après quoi, son cadavre a été incinéré avec les moyens du bord. Cela s’est passé le 30 avril 1945, répondit Adolf, comme s’il subissait un examen oral.

— Très bien ! complimenta l’homme au nez busqué. Mais des facteurs nouveaux ont été récemment découverts par certains services secrets,

— Israéliens ? interrogea le garçon.

Son interlocuteur n’apprécia pas la question :

— Peu importe. Nous savons maintenant qu’il existait à l’intérieur de l’ultime refuge du chancelier, un grand nombre de documents enfermés dans un sac tyrolien en daim.

— Il a disparu au cours des événements du 30 avril ? demanda Maria.

— Exact, mademoiselle.

— Et c’est ce sac que vous espérez récupérer un demi-siècle plus tard ?

— Plus exactement son contenu, admit le type aux cheveux gris, et également ceux qui s’en sont emparés, à supposer qu’ils soient toujours vivants.

— Vous détenez des indices ?

« Nez busqué » tira de sa poche intérieure quelques feuillets minces et soyeux, couverts de caractères d’imprimerie d’un noir brillant.

— Tout ce que nous savons est consigné là.

Hitler fit disparaître les documents avec une prestesse qui plut à ses clients.

— Si vous faites appel à des Italiens, c’est parce que vous supposez que vos hommes et leur butin se trouvent dans la Botte ? questionna-t-il.

— Vous lirez le rapport, éluda son interlocuteur.

— Je croyais vos services les meilleurs du monde, répliqua l’Autrichien d’un ton sincère.

« Ben Gourion » hocha la tête :

— Les exceptions confirment les règles. Maintenant, parlons des conditions.

— Je vous propose un coup de poker. Si nous échouons, nous ne vous demanderons rien ! Si nous réussissons, nous vous réclamerons beaucoup, et même davantage ! répondit Adolf avec un sourire de renard.

34

— Vous avez été en tout point remarquables, les félicita Vicino lorsqu’ils furent seuls : vous les avez impressionnés.

— C’était l’unique moyen d’avoir barre sur eux. Cela dit, il est évident qu’ils m’ont écouté parce que je leur étais présenté par vous, Don Vicino.

— C’est la première fois que vous m’appelez ainsi, fit le vieil homme.

— Sans doute parce que je me sens pleinement sous votre tutelle.

— Quel dommage que tu ne sois pas napolitain ! murmura Gian Franco.

— Je le deviens ! fit Adolf dans le dialecte du pays.

Le Parrain étendit la main afin de caresser la joue de son jeune interlocuteur.

— Peut-être est-ce San Gennaro qui t’envoie ? murmura-t-il.

— Qui sait ? répondit Hitler.

Il prit la dextre fripée et la porta à ses lèvres. Après quoi il présenta à Don Vicino les feuillets laissés par les Israéliens.

— Il vous appartient d’en prendre connaissance d’abord, déclara-t-il.

— Non, garde-les, mon garçon : c’est « ton » affaire. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, je lis trop mal l’anglais.

Adolf coula les documents dans la poche intérieure de son veston.

— Je vous les transcrirai en italien, promit-il.

Le couple raccompagna le Parrain jusqu’à sa voiture, au milieu de ses gardes du corps.

Avant de le quitter, Gian Franco embrassa Hitler sur la bouche.

Puis il prit Maria contre lui et chuchota :

— Sois heureuse, ma fille : tu as trouvé un homme d’exception.


Ils regagnèrent leur appartement et Adolf se colla à la traduction. Il lisait l’anglais presque aussi rapidement que l’allemand. Lorsqu’il avait terminé un feuillet, il le tendait à sa maîtresse. Maria épluchait à grand-peine le document car elle n’avait de cette langue que des rudiments scolaires. Hitler finit sa lecture bien avant la jeune femme.

— Tu me résumes ? implora-t-elle.

— Un instant, si tu permets.

Il avança le bras, déboutonna son chemisier, le lui ôta ainsi que son soutien-gorge.

— C’est à tes seins que je veux raconter cette histoire, dit-il en la poussant dans un fauteuil.

S’étant agenouillé devant elle, il électrisa l’extrémité de ses exquises mamelles du plat de la main, en un geste circulaire, doux et régulier.

— Je ne vais pas pouvoir t’écouter longtemps, assura Maria en souriant.

— Eh bien, je reprendrai autant de fois qu’il le faudra.

Il attaqua son résumé, sur le mode plaisant, compatible avec les gestes qui le ponctuaient.

— Ces sacrés Juifs sont accrocheurs comme des poux de corps, commença l’Autrichien. Plus de quarante années ont passé depuis la chute du national-socialisme, et ils continuent d’enquêter ! Il leur faut « la vérité, toute la vérité, sans la moindre faille » ! Ainsi, concernant la fin du Führer dans le bunker de la Chancellerie, sont-ils parvenus à questionner les survivants. Le temps les décimant, ils s’en prennent à leurs proches. Souvent ces confidences du « deuxième rang » sont plus poussées, les narrateurs étant moins impliqués.

« Nos enquêteurs ont ainsi établi qu’au moment où le corps du Führer brûlait, deux hommes parvinrent à quitter le bunker par un conduit menant aux égouts. Ces types, l’un et l’autre sous-officiers de la Wehrmacht, se nommaient : Karl Hubber et Frantz Morawsky. Ils ont emporté avec eux le fameux sac tyrolien en peau. »

— On ne les a jamais revus ? demanda Maria, dont le garçon continuait de lui flatter les seins du bout de ses doigts humectés de salive.

— Jamais.

— Leurs familles ?

— À notre connaissance, le dénommé Frantz Morawsky ne possédait qu’une sœur anormale ; quant à Hubber, tous les siens ont été anéantis par le bombardement de Brème, l’un des plus terrifiants de la guerre.

Les attouchements élaborés de son compagnon excitaient Maria, laquelle avait de plus en plus de peine à suivre son récit.

Parvenant à refréner les ondes ardentes qui l’investissaient, elle demanda d’une voix mourante :

— Pourquoi l’Italie ?

Adolf interrompit ses manœuvres épidermiques.

— En effet, pourquoi « nos » clients se sont-ils orientés sur le Vésuve ? Pour une raison simple, mon amour. Récemment, une femme de Saviano a vendu un fond de grenier à un brocanteur itinérant. Dans le bric-à-brac se trouvait un sac tyrolien vert, passablement moisi, dont l’une des poches contenait les papiers militaires allemands de Frantz Morawsky, ainsi qu’une enveloppe au nom de la Chancellerie, marquée d’un tampon indiquant « Destiné au Führer. Strictement confidentiel ».

« Le videur de galetas pensa que cet embryon de pièces pourrait intéresser quelque collectionneur et proposa « le lot » à un marchand de documents historiques, qui les lui racheta un prix dérisoire. La filière mystérieuse du hasard conduisit jusqu’à ce bouquiniste une personne en cheville avec nos nouveaux amis ; le destin est tissé de coïncidences, ce qu’en Italie vous appelez « La Providence ». »

Hitler avait poussé trop loin ses caresses : Maria n’était plus en mesure de suivre le fil du rapport.

Ils prirent l’heureuse décision de remettre sa lecture à plus tard et ce fut, dans la chambre du ténor disparu, le plus charmant des remue-ménage, comme l’a écrit un poète français.

Chacune de leurs étreintes différait de la précédente, à croire qu’elle se trouvait interprétée par d’autres protagonistes. Ils se lançaient dans le tumulte des sens, tels des plongeurs émérites dans la frénésie d’un torrent. L’acte charnel comportait peu de périodes languissantes. Chaque fois, ils se confrontaient à une démesure indéfiniment réinventée.

Harassés, ils s’endormirent enfin.

L’écriteau Do not Disturb restait presque en permanence accroché au pommeau de la porte.


Ils ne se réveillèrent qu’au milieu de la nuit, affamés et flottants. Le room service étant fermé, ils s’alimentèrent des nourritures d’attente, proposées par le petit réfrigérateur de leur suite.

Nus sur le tapis, ils poursuivaient au sol leurs ébats d’animaux. Grignotèrent des biscuits salés, puis des sucrés, croquèrent les chocolats et vidèrent chacun une demi-bouteille de Champagne.

Seule la lampe de chevet les éclairait. Adolf la déposa sur la moquette et, à plat ventre, poursuivit l’examen des documents laissés par leurs sponsors (il avait choisi ce terme pour parler d’eux).

Maria restait assise en tailleur devant lui, l’admirant. Elle guettait les plus légers tressaillements de son visage et cherchait à les déchiffrer.

Sa lecture terminée, il se mit sur son séant, dos au lit.

— Je comprends pourquoi « ils » n’ont pas souhaité que nous parlions de ce rapport, fît-il : il ressemble à un filet de pêche plein de trous.

Patiente comme l’éternité, elle attendit qu’il s’explique. Mais il se souciait avant tout de ravauder le filet percé. Il réfléchissait, le regard fixe, les lèvres crispées ; parfois un imperceptible hochement de tête révélait sa perplexité ; elle le retrouvait « habité », comme il l’avait été chez la signora Salarmi à Venise.

Adolf parut brusquement réaliser la présence de sa compagne :

— Pardon : je suis en plein décodage.

Elle sourit, murmura :

— Continue.

— Inutile : mes pensées tournent en rond. Reprenons : l’apocalypse à Berlin. Hitler brûle, comme sa ville. Pendant qu’il part en fumée, les sous-officiers Hubber et Morawsky fuient, lestés d’un sac à dos. Ils se sont probablement habillés en civils, ou ont usé de quelque déguisement. Toujours est-il qu’ils parviennent à quitter la capitale.

« De leurs tribulations, nous ne savons rien ; seule indication : ils atteignent l’Italie avec leur foutu sac. Au bout de combien de temps ? Mystère. Comment échouent-ils à Saviano ? Ce pays constituait-il le but de leurs pérégrinations ou ne représentait-il qu’une étape accidentelle ? Je ne trouve aucune réponse à ces questions dans ce document. Il faut dire que presque un demi-siècle a passé. C’est peu pour les pyramides, mais c’est beaucoup pour une durée humaine. La femme ayant vendu le sac n’habite la maison que depuis deux ans : un viager !

« De leur propre aveu, les Israéliens ont été incapables de retrouver la trace des Allemands après la halte de Saviano, à croire que le Vésuve les a engloutis ! Ils ont tout mis en œuvre pour « recoller » aux fugitifs. Les documents qu’ils trimbalaient leur ont-ils permis de négocier leur salut auprès des Alliés en pleine reconquête ? Ont-ils été arrêtés et fusillés ? Les a-t-on jetés dans un cul-de-basse-fosse jusqu’à leur mort ? Énigme ! Il y en eut beaucoup pendant cette guerre ; peu furent résolues. »

Maria suivait la digression de son bien-aimé avec attention.

— S’ils avaient été arrêtés et fusillés, tu penses bien que nos sponsors l’auraient su ! Ils ne remueraient pas ciel et terre pour découvrir ce qu’ils sont devenus !

— Juste ! apprécia Adolf.

— Conclusion, enchaîna la fille du Parrain, les évadés du bunker savaient où se réfugier.

— Dans ce cas, pourquoi se sont-ils arrêtés dans ce petit patelin italien ?

Maria réfléchit :

— Sans doute s’agissait-il d’un détour incontournable. Ils avaient besoin de rencontrer quelqu’un, voire de prendre quelque chose, je ne sais pas… Ayant obtenu ce qu’ils voulaient, ils ont continué leur route.

Hitler tressaillit.

— Naples est un port, pourquoi n’y seraient-ils pas venus afin de s’embarquer ?

— Dans ce village situé à des kilomètres de la mer ?

— On devait y être plus en sécurité qu’en ville pour attendre le départ d’un navire.

L’objection l’ébranla.

— Tu as raison, admit-elle. Un bateau…

35

Plusieurs jours passèrent. Le Parrain téléphonait fréquemment aux jeunes gens. Il ne lui suffisait pas de parler à sa fille : il demandait à s’entretenir également avec Adolf.

Un après-midi, Vicino profita de l’absence de Maria pour lui confier un problème qui le tourmentait. Il était rarissime qu’il consulte autrui. Gian Franco savait mieux que quiconque gérer les moments délicats de son existence, partant du principe que toute confidence met en position de faiblesse.

Cependant, il n’avait pas hésité à prendre l’avis de celui qu’il considérait comme son gendre.

Hitler l’écouta, réfléchit et proposa :

— Voulez-vous que je m’en occupe ?

— Toi-même ? sursauta le maître de la Camorra.

— C’est abuser de votre confiance ?

Quelques instants s’écoulèrent avant que Vicino ne murmure :

— À ta guise, mon fils ; moi je joue les Pilate.

L’Autrichien dit encore :

— Seulement, je vais devoir agir seul, tout seul. Ne pourriez-vous mobiliser Maria pendant quelques heures, le moment venu ?

— Certainement. Je dois déjeuner chez mon ami Carlo Zaniti : il se fera un plaisir de l’inviter.


Depuis des jours et des jours, Aurelio Fanutti complétait l’entraînement de Bambou en lui faisant lapider des silhouettes grandeur nature ayant le visage de Vicino.

Pas une seule fois le Noir ne manqua la cible. À chacun de ses jets, il atteignait la tempe, légèrement au-dessus de l’oreille. Son patron lui constituait un stock de pierres meurtrières, triangulaires, aux arêtes aiguës. Bambou en possédait une pleine caisse, dont il avivait les angles à la meule, sous le regard ardent du Commendatore.

Un soir, l’acide sonnerie du portable retentit. Généralement, l’appareil restait muet, car peu de gens connaissaient son numéro qui ne servait guère qu’à Maria ; mais depuis son dramatique veuvage, elle communiquait de moins en moins avec celui qu’elle continuait d’appeler papa.

Fanutti dégagea le boîtier de sa ceinture pour prendre la communication.

Il reconnut aussitôt la voix de Carlo Zaniti.

Après quelques échanges creux relatifs à leur santé, l’avocat déclara :

— Je viens te lancer une invitation. Après-demain, Gian Franco déjeunera à la maison en compagnie de ta fille, ça leur ferait plaisir que tu te joignes à nous. Elle arrivera tôt ; si tu en faisais autant, vous auriez l’occasion de bavarder un peu avant le repas…

Fanutti décoda le discours et s’empressa d’accepter.


À l’heure convenue, il se présenta chez son ami et eut le bonheur d’y trouver Maria. Il la jugea grave et fermée, mais peut-être cette impression venait-elle de sa robe noire agrémentée de dentelle grise aux manches et au col ? Son maquillage, plus élaboré que d’ordinaire, lui donnait une expression sévère. Elle faisait vraiment veuve de fraîche date. Une simple chaîne d’or au cou accentuait sa dignité.

Leurs effusions manquèrent de chaleur. Dès lors, il comprit qu’elle était au courant de la paternité de Vicino.

Il se sentit infiniment démuni et seul ; seul à crever !

Les amers du maître ne ressemblaient pas à ceux des bars. Ils possédaient les chatoiements des vieux portos. Aurelio en but plusieurs à la file, espérant calmer le chagrin couvant dans son âme ; mais l’alcool l’exacerbait au contraire. La perspective de Bambou attendant le Parrain dans le square, auprès d’un petit tas de pierres, ne parvenait même pas à le distraire de son spleen. Il jugeait l’existence morne et sans espoir. Elle se dévidait comme le nylon d’un moulinet entraîné par son leurre au gré du courant. Bientôt il serait vieux, avec la cohorte des empêchements qui, immanquablement terrassent un individu saisi par l’âge.

— Tu m’as l’air bien sombre, Aurelio, remarqua Zaniti.

— J’ai de la solitude dans l’âme, reconnut le Commendatore.

Sa « fille » ne réagit pas. L’avait-elle seulement entendu ? L’avocat voulut emplir une fois de plus le verre de Fanutti, qui refusa.

— Je vais être ivre avant le déjeuner, fit-il.


À cet instant on sonna.

« Les gardes viennent nous prévenir de l’accident », songea le montreur de monstres.

Avant de fomenter ce guet-apens, il avait réfléchi au sort de Bambou. Il ne doutait pas que, son meurtre perpétré, le « sur-membré » serait pris à partie par les hommes du Parrain. Ceux-ci lui appliqueraient la loi du talion. Peu importait.

La servante arriva, escortée de Vicino.

En l’apercevant, Fanutti éprouva la plus sinistre déception de toute sa vie. De la colère aussi, à l’encontre de Bambou. Le Noir s’était dégonflé lamentablement. Sans le soutien de son maître, il cessait de fonctionner.

— Quelle bonne idée de réunir les gens que j’aime, cher Carlo ! s’exclama Gian Franco en étreignant Maria, puis l’homme du barreau et enfin le Commendatore. Ça me fait du bien de quitter mon trou à rats. Ton appartement m’a toujours enchanté ; il est si clair, si parfaitement décoré ! Tu es niché entre la mer et le jardin d’Éden, c’est magnifique !

Il se montra d’humeur enjouée pendant tout le repas, s’exprimant d’abondance, plaisantant à tout propos. Son cancérologue venait de lui prescrire un nouveau médicament en provenance des U.S.A. qui, déjà, le régénérait.

Vicino semblait avoir oublié son altercation avec Aurelio et parlait sur un ton d’amitié, allant jusqu’à lui lancer des boulettes de mie au visage lorsqu’il le jugeait par trop distrait.

On discuta d’Andreotti, des voyages du pape, et de cent autres sujets défrayant l’actualité.

Maria se manifesta avec mesure, gênée de se retrouver avec deux hommes qui la considéraient l’un et l’autre comme leur fille.

Le dessert à peine pris, le Commendatore demanda la permission de se retirer.

Il retraversa le jardin où une statue de Diane lui ouvrait les bras.

Une obscure fureur l’animait contre Bambou. L’avait-il cependant assez chapitré, ce maudit black ! Des sentiments racistes l’envahissaient.

Pendant le trajet du retour, il stimulait sa rancœur en se remémorant l’aisance presque joyeuse du Parrain, au cours du déjeuner. Rarement il ne l’avait vu en aussi bonne forme ! À croire qu’il venait de signer un pacte avec le diable, ou avec la vie ?

Perplexe, il se demandait, en se dirigeant vers son mobile home, si le lanceur de pierres avait été assez malin pour rentrer seul. Son côté simplet l’inquiétait ; en outre, le Noir ne devait pas avoir grand argent sur soi pour fréter un taxi, ou tout simplement prendre un autobus.

Les abords de son « campement », situé pour l’heure dans la proche banlieue, étaient écrasés de soleil et donc déserts. Un taud de toile jaune protégeait la partie ouverte de la caravane.

Fanutti perçut, de loin, la musique du poste de radio que Miss Lola laissait presque toujours branché.

Curieusement, il en fut réconforté.

Il éprouva quelque étonnement en découvrant les cellules de ses pensionnaires vides. Si l’absence de Bambou ne le surprenait qu’à moitié, celle de la femme à barbe, par contre, le troublait car elle ne s’éloignait jamais de son propre chef. Il décida d’aller changer de chemise, celle qu’il portait était trempée de sueur. Depuis quarante-huit heures, une recrudescence de l’été accablait la ville comme un dur mois d’août. Les nombreux amers bus chez l’avocat lui restaient sur l’estomac et une barre douloureuse meurtrissait sa tête.

Il fit coulisser la porte de son logement, s’immobilisa, cloué par la stupeur.

Ses « artistes » se trouvaient ficelés dos à dos sur deux sièges. L’étrange couple occupait entièrement le local. Le visage de la jeune fille n’était plus qu’une plaie vive car on avait mis le feu à sa barbe avant de la bâillonner avec du sparadrap. Son cou, ses joues, ses tempes tuméfiées, suintantes, achevèrent de soulever le cœur du Commendatore qui vomit dans le minuscule évier. Il n’osait regarder car l’expression de la suppliciée l’épouvantait. Il fit couler de l’eau sur ses déjections, davantage pour gagner du temps que par souci de propreté.

Il finit par se retourner.

Les joues de Bambou étaient plus gonflées que celles d’Armstrong interprétant un solo de trompette. On avait enfoncé et tassé dans sa gorge une partie des cailloux de jet, en utilisant, comme pilon, le boîtier d’une torche électrique qui gisait sur le plancher. Le malheureux garçon portait encore une énorme bosse éclatée à l’arrière du crâne.

Aurelio respira profondément, puis quitta sa cellule sans songer à délivrer Miss Lola. D’un pas harassé, il sortit du véhicule. Retrouva son fauteuil de toile à l’arrière du camion, l’ouvrit dans une partie ombreuse et s’assit.

Après une longue méditation, il dégagea son portable et composa le numéro du Parrain. La voix d’un sbire répondit. Il se nomma, demanda à parler à Gian Franco ; on le lui passa sans qu’il eût à attendre.

— Aurelio ! clama joyeusement Vicino. Je suis content de t’entendre déjà, tu ne m’as pas paru très en forme, tout à l’heure ?

— Je tenais à te remercier pour le cadeau, coupa le Commendatore.

— Quel cadeau, vieux frère ?

— Tu le sais bien !

— J’ignore de quoi tu parles ; je te le jure sur la mémoire de ma défunte femme.

— N’invoque pas l’âme de quelqu’un que tu as fait tuer, fils de pute !

Considérant qu’il n’avait plus rien à ajouter, il raccrocha.

36

« Cette fois, j’ai vraiment signé mon arrêt de mort », songea Fanutti en toute sérénité. Il se rendait compte que le Parrain ne le laisserait pas survivre après pareille injure, même si personne n’en avait été témoin. Le code d’honneur de la Camorra ne pouvait tolérer une telle insulte sans réagir de la plus vive façon.

Cette perspective lui était indifférente. L’existence, désormais, n’aurait plus d’attrait pour lui.

Cependant, il l’avait aimée, étant ce que l’on appelle communément un bon vivant. Il était l’homme des menus plaisirs, sachant jouir d’un rien : un rayon de soleil, les roucoulements de deux pigeons, un verre de chianti, les couleurs du soir, un filet d’eau dans un ruisseau presque desséché, le fessier ondulant d’une fille, tout cela lui mettait des touches de joie dans l’âme. À présent, sa vie obscurcie l’encombrait. Il se trouvait au-delà de la résignation, dans une zone morte.

Tout à coup, il réagit en pensant qu’il avait « oublié » de secourir Miss Lola. Liée à Bambou assassiné, la malheureuse défigurée à jamais, souffrait le martyre.

Il reprit son téléphone et appela la police.


— J’ai reçu un appel du brave saltimbanque, annonça Vicino à Hitler ; il m’a semblé en pleine détresse mais ne m’a pas raconté ses ennuis, en aurais-tu connaissance ?

— Vaguement, répondit Adolf qui goûtait l’humour du Parrain.

Ils devisaient seuls dans le bureau. La servante étant frappée par une méchante grippe automnale, Maria préparait le repas du soir, assistée de Paolo, l’un des porte-flingues de l’équipe qui manœuvrait aussi parfaitement la pasta que la gâchette. « À la vongole ! » avait demandé Gian Franco.

Le chef de la Camorra croisa ses mains diaphanes sur son bureau.

— Peut-être pourrais-tu me raconter ce que tu sais ? fit-il.

L’Autrichien inclina la tête.

— En regagnant sa roulotte, il aurait découvert ses deux pensionnaires ligotés dos à dos. Le Noir mort, la bouche pleine des cailloux destinés à ses lapidations ; la femme brûlée au troisième degré, parce qu’un mauvais plaisant avait mis le feu à sa barbe.

Le Parrain frottait ses mains placées l’une sur l’autre. Un indéfinissable sourire éclairait sa figure blafarde, sans parvenir à l’égayer.

— A-t-on le signalement de l’homme qui a fait cela ?

— Très confusément. L’individu circulait à vélomoteur. Il portait une combinaison et un casque noirs. Apparemment il est passé inaperçu.

Vicino secoua la tête doucement et resta silencieux un moment.

— Venons-en à toi, Adolf : tu n’as pas de permis de conduire ?

— Non.

— Mais tu sais conduire ?

— Quand il le faut…

— Tu me procureras des photos et je t’en ferai établir un. Mon chauffeur te donnera des leçons de perfectionnement :

Aprilo a couru en formule 1, il y a dix ou quinze ans, c’est le meilleur volant de Naples. Il avança sa main cireuse sur celle de son protégé.

— Tu réunis toutes les qualités pour devenir un véritable chef, déclara-t-il. Quel âge as-tu, déjà ?

— Dix-huit ans, Don Vicino. L’autre ne put cacher son admiration.

— Mozart ! fît-il.


Le couple séjourna encore quatre jours à Naples. Aprilo s’employait six heures par jour à enseigner la conduite sportive à Hitler qu’il jugeait surdoué.

L’Autrichien faisait montre d’un total sang-froid et révéla des dons exceptionnels en cette matière. Il pilotait une Alfa gonflée aux reprises spectaculaires, tirant du véhicule un maximum de sensations et d’efficacité. Confronté à une circulation anarchique, il s’en donnait à cœur joie, stimulé par Aprilo.

— Fonce ! Fonce ! l’exhortait celui-ci, et n’aie pas d’états d’âme : la police connaît nos numéros et ses procès-verbaux sont écrit à l’encre sympathique !

Quand il revint de sa seconde leçon, Maria lui apprit le retour de Johanna Heineman à Naples. L’Allemande avait rendu visite au Parrain pour lui annoncer sa décision de vendre « le trésor de guerre » de son grand-père. Vicino étant absent, Maria lui avait demandé de laisser ses coordonnées. Adolf fut contrarié par cette réapparition inopinée. Il cédait à la tendance propre aux hommes de considérer l’éloignement comme le meilleur chemin de l’oubli.

— Elle ne m’a pas réclamé ? demanda-t-il.

— Non, mentit la jeune veuve ; mais souhaiterais-tu l’inviter à dîner ?

— À quoi bon ? Ce n’est pas à moi qu’elle a affaire, mais au Don.

Son détachement calma la jalousie en éveil de Maria.


La résolution de Mlle Heineman ravit Gian Franco. Il gardait une nostalgie de ces pierres dévoyées, se reprochait d’avoir manqué de pugnacité, mais en fin de compte, son apparente indifférence se montrait payante.

Il appela la jeune fille à l’hôtel et convint d’un rendez-vous pour le lendemain. Elle s’y rendit, porteuse d’une émeraude somptueuse dont l’importance sidéra le Parrain.

Johanna lui parut changée depuis leur précédente rencontre. Les jeunes filles sont étranges, qui vieillissent de plusieurs années en quelques semaines. Il la trouva mincie, le regard abattu ; toute sa personne exprimait les deuils tragiques qui l’avaient frappée, comme si son chagrin avait été différé jusque-là.

Ils parlèrent en tête à tête. Vicino préconisa de commencer par l’inventaire de l’ensemble. Cette perspective enthousiasmait peu la jeune héritière. Vicino proposa alors de le diviser en trois lots. Maria se rendrait à Munich, flanquée d’un de leurs experts, pour traiter l’achat du premier. Une fois la négociation menée à bien, on attendrait avant de passer à la seconde partie, puis à la troisième ; cette solution de vente fractionnée représentait une sécurité pour Fräulein Heineman, puisqu’elle ne risquerait jamais plus d’un tiers de son magot à la fois.

Elle accepta mais dit qu’elle préférait voir la transaction réalisée par Hitler plutôt que par la jeune femme, du fait qu’il connaissait déjà le stock.

Gian Franco braqua son regard perspicace sur celui de son interlocutrice. Il y découvrit qu’elle aimait Adolf et cherchait l’occasion de le revoir.

Il fit valoir qu’après les événements vécus en Bavière, il valait mieux qu’il n’y retournât point, bien que l’affaire fût classée. Par contre, on pouvait fort bien imaginer que les transferts de fonds s’opéreraient en Suisse, sous son contrôle. Elle se montra satisfaite de cette contre-proposition et ils tombèrent d’accord.


Adolf ne sut rien de la tractation. Elle ne le préoccupait d’ailleurs pas ; il consacrait toute son énergie à ce qu’il appelait « les documents nazis ». Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’ils étaient, mais l’acharnement des Israéliens à les retrouver donnait à penser qu’il s’agissait d’une chose d’une extrême importance puisque, en 1989, la jeune nation juive cherchait encore à s’en emparer. Ils s’évertuaient, Maria et lui, à en deviner la nature. Quelle richesse « traditionnelle » pouvait être coltinée dans un sac à dos ? Quelle « invention », conçue plus de quarante ans auparavant, était encore susceptible d’exciter les convoitises ? Quel secret d’État aurait conservé un attrait si puissant ? La Terre avait tourné ; le monde de 1945 ne représentait plus rien de commun avec celui d’aujourd’hui. Ce défi historique l’obsédait. Il échafaudait les hypothèses les plus abracadabrantes.

Après avoir tenu conseil avec sa bien-aimée, il résolut d’aller passer quelques jours, seul, à Saviano. Maria mettrait à profit cette courte absence pour accompagner le Don à Londres où il devait consulter un éminent cancérologue. Afin de ne point trop se faire remarquer, Adolf acheta un attirail de peintre, estimant qu’il possédait suffisamment de talent pour donner le change. La veille de son départ, Vicino lui offrit un cabriolet Mercedes gris acier, intérieur cuir noir, particulièrement germanique, geste qui toucha vivement son disciple. La nuit précédant leur séparation, ils firent l’amour avec tant de fougue qu’ils purent à peine fermer l’œil.

La belle sanglota à l’instant de le quitter, retrouvant ce pathétisme bruyant des filles de sa race ; elle, habituellement si réservée poussait des plaintes, s’accrochait au cou d’Adolf, criait haut et fort sa passion.

L’Autrichien ressentait une horrible gêne à subir ces démonstrations en public. La scène avait lieu devant la porte du palace, pour la plus grande joie des chauffeurs de taxi agglutinés.

Soudain, les adieux déchirants tournèrent à la farce : la grosse Landrini, mère du mari défunt, mystérieusement prévenue de la liaison de sa bru après un deuil éclair se rua sur le couple enlacé, traitant Maria de « pute infecte », de « vomissure puante » et de bien d’autres injures honteuses mais joliment tournées. Elle cognait, griffait, mordait avec une telle rage que l’amoureux vint au secours de sa maîtresse en enfonçant violemment ses doigts en fourche dans les yeux proéminents de la houri. Les sbires du Parrain, venus chercher Maria, l’entraînèrent dans l’auto blindée et claquèrent la portière sur les premières phalanges de l’irascible matrone.

37

Le temps, toujours ensoleillé, lui permit de rouler décapoté, les cheveux et la cravate au vent. Devant lui, sur la droite, le Vésuve au double cratère se tenait sage dans l’azur. C’est tout juste si un léger nuage floconneux en couronnait le sommet.

La scène « napolitaine » qu’il venait de vivre le plongeait dans une sourde irritation. Discret, même dans l’outrance, il n’appréciait pas cette empoignade de viragos et sentait que son ardente maîtresse venait d’écorner leur bonheur. Trop intelligent pour croire à l’éternité des sentiments, Adolf convenait, avec résignation, que les fruits de la passion se gâtent comme les autres. Il se soumettait à cette fatalité avec mélancolie.

Il venait de parcourir une vingtaine de kilomètres lorsqu’il éprouva la sensation d’être suivi. Consacrant davantage d’attention à son rétroviseur, il détecta une grosse Fiat d’un jaune verdâtre, à une centaine de mètres derrière lui.

Hitler continua de rouler sans forcer l’allure puis, apercevant une station-service dans le lointain, mit son clignotant. Il avait fait son plein à Naples et se contenta de faire vérifier les niveaux. Du coin de l’œil, il surveillait le comportement de la Fiat : cette dernière semblait avoir continué sa route ; mais lorsqu’il repartit, il ne tarda pas à l’apercevoir sur une voie de détresse.

Elle s’en dégagea aussitôt après son passage. Confirmé dans sa certitude, il sourit. Loin de l’alarmer, l’incident l’amusait. Une telle découverte lui prouvait que les Israéliens entendaient surveiller ses faits et gestes de très près.

Une demi-heure plus tard, il quittait l’autoroute et pénétrait dans Saviano, filé à distance par son ange gardien obstiné.

Trouvant, à l’orée de la localité, un relais routier, Motel Agip, d’assez bonne apparence, Hitler s’y arrêta et retint une chambre jouissant d’une vue imprenable sur l’autoroute dont la circulation faisait grelotter les vitres. De sa fenêtre, il aperçut, sur le parking, la voiture à la couleur audacieuse. Il défit sa valise et rangea ses maigres effets dans un placard de bois blanc. Après quoi, il s’arma de son attirail de peinture.

À cette heure indécise de la matinée, la salle de café ne comportait que trois routiers occupés par une robuste collation, et un automobiliste solitaire (le sien) rêvassant dans la fumée d’un cappuccino.

Le jeune homme salua l’assistance d’un hochement de tête en gagnant le comptoir derrière lequel une gamine à tête d’orpheline s’activait sans bonheur apparent. Il opta pour un verre de vin blanc qu’il trouva trop sirupeux et confia aussitôt à la terre d’une plante verte ornant le zinc.

Une grande apathie régnait dans l’établissement, malgré la présence des camionneurs qui s’obstinaient à parler la bouche pleine. Adolf ne tarda pas à prendre le large, se demandant si « son homme » comptait le filer systématiquement ou s’il déciderait d’attendre son retour.

Il fut vite fixé. À peine dégageait-il son cabriolet que le type survenait. C’était un individu d’une quarantaine d’années, un peu enveloppé, au front dégarni. Ses cheveux d’un châtain tirant sur le roux frisottaient aux tempes. Il portait un complet de confection à carreaux dont les tons paraissaient aussi désastreux que celui de sa bagnole.

L’agacement qu’il lui causait décida Adolf à en finir le plus rapidement possible avec ce grotesque personnage. Il se dirigea vers le centre-ville et stoppa aux abords de l’église dans laquelle il pénétra. Hitler fit le tour de l’édifice.

Le lieu, enrichi de peintures naïves, le charma par la paix qui y régnait. Comme il était vide, le garçon escalada les degrés de bois conduisant à la chaire et s’assit sur un petit praticable servant à surélever le prédicateur.

Il connaissait l’impatience des hommes, les savait généralement inaptes à de longues attentes.

Une demi-heure s’écoula. La lourde porte grinça sur ses gonds. Adolf coula une œillade prudente entre les montants du petit lutrin mis à la disposition de l’orateur. Depuis bien des lustres, les « tribunes de Dieu » tombaient en désuétude car les prêtres parlent désormais aux fidèles depuis la table de communion, pour être exposés à la vue de tous les fidèles.

Il découvrit une vieille paroissienne, noire comme un insecte de l’ombre, perdue dans une interminable prière qu’elle ne devait interrompre que pour jacasser avec ses voisines.

La brave femme lâcha sa salve d’oraisons, se signa avec ardeur et retourna à ses fritures. En partant, elle se heurta à quelqu’un qui entrait et murmura des excuses.

Un second regard apprit au garçon qu’il s’agissait de son suiveur…

L’arrivant se planta à l’orée de l’allée centrale pour avoir un plan général de l’église. N’apercevant personne, il entreprit de l’inspecter, stoppant au passage devant les deux confessionnaux, en quête d’une possible présence. Après quoi, il traversa le chœur pour gagner les issues du fond ; mais l’une et l’autre étaient fermées à clé.

L’homme rebroussa chemin. Il s’immobilisa près d’un porte-cierges aux multiples branches. Les chandelles illuminèrent soudain le côté droit de son visage.

Hitler observait jusqu’aux expressions de l’individu. Il capta son sourcillement quand son attention s’arrêta sur la petite tribune octogonale.

« C’est un professionnel, songea-t-il : il va monter ! »

Comme si sa pensée enclenchait les décisions de son pisteur, ce dernier sortit du chœur et prit à droite pour gagner la chaire.

Adolf agissait sans avoir à décider ses gestes, programmés de toute éternité. Il se mit sur le dos, replia les jambes, ses talons touchant ses fesses, et attendit.

Bientôt, le poids de l’homme fit grincer l’escalier en torsade. Entre ses paupières mi-closes, Hitler vit surgir le buste du « chasseur ». Découvrant la silhouette inanimée sur le plancher, celui-ci stoppa net, guettant quelque frémissement révélateur. « Grimpe encore ! » l’exhorta intérieurement l’Autrichien. Toute sa volonté se concentrait sur cette invite. Adolf s’abstenait du moindre mouvement. Sa vie en dépendait. Il devenait marmoréen à force de tension.

Un temps interminable s’écoula. Il ressentait intensément la perplexité de son guetteur.

Soudain ce dernier tira sur l’une des jambes repliées de l’Autrichien. Le membre chut sur le côté, exactement comme s’il appartenait à un corps inconscient.

Rassuré, le « chasseur » acheva son ascension.

Il posait le pied sur l’estrade quand Hitler, qui n’en pouvait plus, poussa un cri rauque et projeta ses deux membres inférieurs dans le ventre de son adversaire. Il agit avec tant de violence que l’autre en eut le souffle interrompu et partit à la renverse.

Pendant les deux ou trois secondes que dura la chute, Adolf pensa que les circonstances le vouaient « au meurtre en escalier ». Depuis l’infirmière de Munich, en passant par la dame de Venise, il réalisait une étrange série. Peut-être écrirait-il un jour quelque traité sur le rôle des marches dans l’accomplissement du crime parfait.

Il descendit rejoindre sa victime, arrêtée par la dernière ellipse, et qui tentait désespérément de se remettre d’aplomb.

— Ne bougez pas, dit-il aimablement, laissez-moi vous aider.

Curieusement, l’homme comme dominé, se plia à l’incitation.

Adolf le déplaça de manière à ce que sa nuque porte sur le nez d’un degré et appuya des deux mains sur son front. Il perçut le craquement sec et léger qu’il escomptait.

Satisfait, il enjamba le corps. Dans son mouvement, il avisa le holster garni d’un revolver dont sa victime était sanglée. Il le dégrafa, le roula serré et le glissa dans sa poche.

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