NAPLES

39

Tout en peignant cette placette de village où les fleurs le disputaient aux vieilles pierres, Hitler se remémorait l’étreinte qu’ils avaient vécue, Maria et lui, au domicile de la signora Salarmi. À l’évocation, cette scène perdait son côté « hard ». Il y songeait comme à une fornication satisfaite à l’improviste.

Il avait dressé son chevalet dans un angle pour mieux capter le romantisme du lieu. Une fontaine festonnée de limon verdâtre produisait un bruit nostalgique qui l’émouvait. Quelle réminiscence tentait-il de faire resurgir ?

Son aquarelle venait bien ; c’était une matière présomptueuse, à la merci d’un geste de trop, toujours irrattrapable. Il la bloqua dans la boîte et partit boire un café à l’albergo voisin.

Les rares clients ne parlaient que du mort de l’église.

Hitler commanda un cappuccino. Pendant qu’on le lui préparait, il s’empara du journal passablement trituré par les habitués, au point d’être transformé en loque de papier. La mort de son suiveur figurait en première page sous le titre : « Un tueur de la Camorra découvert sans vie dans l’église de Saviano. »

La nouvelle le sidéra et lui causa un malaise aigu. Il était abasourdi par sa méprise. Depuis le départ de Naples, il considérait son « ange gardien » comme un élément de l’équipe israélienne.

Pas un instant il n’avait imaginé qu’il puisse être dépêché par Vicino.

Il ferma les yeux pour mieux s’isoler avec sa rancœur.

Quand il eut avalé le café, il retrouva le cours normal de ses pensées et prit connaissance de l’article.

La prieuse solitaire avait témoigné et certifié à la police que l’église était totalement déserte à l’arrivée du dénommé Busetti. Une chose troubla Hitler : il semblait transparent, nulle part on ne le remarquait. Cela résultait-il de son jeune âge ? Il se sentait tellement adulte malgré ses dix-huit ans ! Presque vieux ! Mais pour la foule, il était un garçon embarrassé des filaments de l’enfance. Sa grande maturité restait imperceptible aux autres.

Il régla la consommation et retourna à son matériel.

Peindre calma son irritation. Une exubérance violine s’échappait d’une grille voisine ; il ne connaissait pas ces fleurs. Elles possédaient les tons de la glycine, mais ses grappes ne pendaient pas et montraient une rigueur géométrique.

— C’est joli, ce que vous faites, dit une jeune femme derrière lui.

Il la reconnut. C’était pour lier connaissance avec elle qu’il avait organisé cette mise en scène : elle habitait la bicoque basse, aux volets bleus, où s’étaient réfugiés, jadis, les deux types de la Wehrmacht.

— Vous pensez ?

— Quand je vois ma maison sur votre tableau, je la trouve beaucoup plus belle qu’en naturel.

— Vous avez tort : elle possède un charme fou, une poésie pleine de tendresse.

Elle sembla déroutée, hocha la tête et fît :

— On finit par ne plus se rendre compte de ce qui nous entoure.

Il la jugea plutôt ordinaire, mais non dénuée d’un certain attrait.

— Vous avez des enfants ? demanda-t-il. Elle sourit :

— Quarante-deux !

Comme il ne comprenait pas, elle ajouta :

— Je suis institutrice ; mais personnellement je n’en ai pas. Mon mari s’est tué à moto huit jours après nos noces…

— Il y a longtemps ?

— Deux ans.

Il se sentit autorisé à formuler une banalité :

— Vous allez vous remarier bientôt, car si Dieu vous a accordé la vie, c’est pour que vous la transmettiez.

Ce lieu commun, loin de la choquer, parut cadrer avec ses intimes perspectives.

— Il faut laisser passer du temps, réfléchit-elle. Ici, les gens n’aiment pas les veuves pressées.

La réflexion lui rappela l’empoignade de Maria avec la grosse couturière.

— Les gens, maugréa Adolf, finissent toujours par se soumettre aux circonstances ; c’est de la folie que d’accorder de l’importance à leur opinion.

Elle acquiesça, troublée par ce discours un peu élaboré.

— Je dois aller préparer mon repas, assura-t-elle. Elle allait partir, se ravisa :

— Vous n’êtes pas italien ?

— Autrichien.

— On dit que c’est beau, le Tyrol ?

— Chaque pays est beau, affirma-t-il, soit parce qu’il est le nôtre, soit parce qu’il est ailleurs.

Elle ne saisit pas très bien sa réflexion, mais se crut obligée d’en rire.


Une heure plus tard, elle ressortit de son logis. Adolf nota qu’elle avait changé de chemisier et mis du rouge à lèvres. Elle traînait des remugles de friture surmenée.

— Seconde mi-temps ! annonça-t-elle. Montrez comme votre dessin a avancé. Oh ! oui : drôlement ! Ça fait mieux que prendre tournure… Vous êtes très coté en Autriche ?

— Pas encore : je suis jeune, vous savez,

— Vous pensez rester ici longtemps ?

— Jusqu’à ce que mon aquarelle soit terminée.

— Je sors à quatre heures, vous l’aurez finie ?

— Si l’inspiration m’a à la bonne, probablement.

— Parce que j’aimerais bien la voir telle qu’elle sera sur un mur, par la suite.

Elle l’attendrissait. Une femme-gamine ! Naïve et fraîche !

— Il me vient une idée ! s’exclama Hitler. Ce soir, après votre feuilleton télévisé, allez vous promener sur la route menant au Vésuve. Je vous attendrai au volant de ma voiture.

Elle fit scrupuleusement toutes les objections qu’on pouvait attendre d’une récente veuve soumise à une telle proposition, avant d’accepter.


Elle se rendit au rendez-vous à bicyclette. Un porte-bagages assorti d’une corbeille d’osier donnait à penser que l’institutrice faisait des courses. Elle prit la direction de Pompéi, comme il le lui avait recommandé, et aperçut bientôt un cabriolet Mercedes sur le bas-côté. Ne soupçonnant pas que le jeune peintre pût posséder ce genre de bolide, elle allait le dépasser quand une main sortit de la portière.

— San Gennaro ! s’exclama-t-elle en bloquant ses freins, elle est à vous, cette auto ?

— Montez, elle deviendra également la vôtre.

Il sortit dévisser la roue avant de la vieille bécane pour insérer le vélo dans le coffre.

Quelques voitures passèrent sans leur prêter attention.

Quand il eut fini, il lui tint la portière ouverte et la ferma ensuite d’un geste moelleux.

— Où m’emmenez-vous ? questionna-t-elle avec une ombre d’inquiétude.

— On pourrait aller dîner à Salerno, répondit Hitler. Vous aimez les produits de la mer ?

— Je ne sais pas, balbutia-t-elle, dépassée par l’événement.


Elle connut la plus belle soirée de son existence. Adolf la conduisit dans le meilleur restaurant de la ville, ils eurent droit à une table donnant sur la baie. D’inspiration touristique, la cuisine n’en était pas moins excellente. Fidèle à sa promesse, il lui fit savourer des coquillages, suivis d’un homard flambé avec, pour conclure, de la mozzarella tressée et des sfogliatelle, le tout arrosé de Champagne français dont les fines bulles la firent éternuer. Elle en but passablement, ce qui empourpra ses joues et perturba quelque peu son élocution.

Pendant la seconde partie du dîner, il lui caressa la main et, au dessert, l’embrassa avec retenue. Cette fille seule se trouvait en manque et devait constituer, au lit, une belle affaire.

Pourtant pareille perspective ne l’émoustillait pas. Sa pensée allait à Johanna. Lors de son ultime appel téléphonique, elle lui avait fait promettre de ne plus le contacter avant qu’elle n’en prenne l’initiative. Elle semblait tenir à cette résolution et il l’accepta. Seul accroc à cet accord : il fit l’acquisition d’un portable, dont il confia le numéro au répondeur de la jeune fille.

Ils furent les derniers clients à quitter le restaurant. La lune éclairait la côte d’Amalfi. Hitler se sentait plein de mélancolie. Il savait ce mal incurable ; ni l’action, ni l’amour ne sauraient l’en guérir. « Question de glandes », songeait-il pour se gausser de ses états d’âme.

Sur la route du retour, il engagea sa main droite dans le décolleté de sa compagne.

— Comment m’avez-vous dit que vous vous appeliez ? murmura-t-il.

— Sofia, fit-elle ; ce n’est pas gentil de ne pas vous en souvenir.

— Le Champagne, s’excusa Hitler.

— Que font vos parents ?

— Rien ! Ils sont morts.

— Pardon.

— Ne vous excusez pas, ce n’est pas votre faute.

— Un accident ?

— Exactement.

— Comme mon mari.

— On a bien fait d’arroser ça, railla le jeune homme.

Ce genre de cynisme la dépassait. Elle insista :

— Que faisait votre père ?

— Devinez ?

— Médecin ?

— Vous brûlez : il était boucher… Un coutelas au lieu d’un scalpel, ça revient au même.

Elle répéta, surprise :

— Boucher. Je n’y aurais pas pensé.

— Si vous saviez à quel point c’est répugnant, le froid de la viande, ferme et flasque à la fois. Et puis cette odeur qui semble ne pas en être une…

Il se tut pour évoquer de nouveau Johanna. Où se trouvait-elle ? Que faisait-elle ? Il étudia ses pulsions secrètes. La convoitait-il ? Il l’imagina dans ses attitudes suggestives et se demanda ce qu’il ressentirait, là, brusquement, si la jeune Allemande était en porte-jarretelles de dentelle noire, sans slip, avec un pied posé sur une chaise. Il devinait son sexe rose, légèrement entrouvert par sa posture. Il s’agenouillerait auprès d’elle pour la lécher doucement.

Hitler ne put pousser la scène au-delà de ce lapement parce qu’il n’arrivait pas à imaginer l’expression de la jeune fille. Serait-elle débordée par un flux sexuel ? Ou bien garderait-elle l’étrange vigilance qu’on sentait constamment en elle et qui la mettait hors de toute atteinte ?

Quand ils furent de retour à Saviano, Sofia dormait profondément, la joue appuyée sur l’épaule du conducteur. Son sommeil paraissait d’aussi bon aloi que ses pensées.

Il l’éveilla avec le regret d’interrompre ce total abandon.

Elle sursauta en reconnaissant sa petite maison aux volets bleus dans le faisceau des phares.

— Quelle heure est-il ? s’affola l’institutrice, comme si elle eût été attendue.

Il n’en avait qu’une idée approximative,

— Je vous laisse descendre. Ne fermez pas votre porte ; le temps d’aller garer la voiture un peu plus loin et je vous rejoins.

— Oh ! non, supplia-t-elle, c’est tout à fait impossible !

Sa protestation était trop catégorique pour être sincère. En deux petites minutes tissées d’arguments péremptoires, il obtint son consentement.


La maisonnette n’avait de charme qu’à l’extérieur. En réalité, elle offrait au-dedans une banale décrépitude. Les pièces avaient été peintes voici fort longtemps, dans des tons sombres qui attisaient leur tristesse. Le mobilier chiche et bancal, les abat-jour à perles, les images pieuses aux murs, le chapelet fixé à la tête du lit, tout, ici, racontait une résignation depuis toujours acceptée. Seuls, un poste de télévision et une étagère de bois blanc, chargée de livres neufs, mettaient une petite note de confort intellectuel dans cet univers délabré. Elle tira le vieux verrou grinçant et posa la joue contre sa poitrine.

— Je dois vous avouer quelque chose, chuchota Sofia. Il attendit, surpris mais non inquiet.

— Je ne peux pas en ce moment ! lui confia-t-elle.

Il mit quelques instants à comprendre et se sentit soulagé.

— Cela ne fait rien, répondit-il, héroïque à bon compte ; c’est ta belle âme que j’aime !

Elle l’embrassa, reconnaissante et déçue.

40

Le tee-shirt, d’inspiration française, représentait le Vésuve en train d’expectorer une abondante fumée sombre. On avait écrit sous le dessin : « Fume ! C’est du belge ! » Mais le personnage qui l’arborait n’était pas en mesure d’apprécier ce joyau d’humour. Petit, portant une barbe de dix jours, le nez veineux, les lèvres croûtées de vin et de tabac, l’œil fripon, il semblait en attente d’un passant argenté.

Les mains fichées dans les poches arrière de son jean, il tournait lentement autour de la caravane sous le regard exaspéré du Commendatore.

— Écoute, Francesco, fini par maugréer le forain, tu vas me l’user à force de l’admirer. Dans un cas pareil, deux questions seulement se posent : te convient-elle ? Et, es-tu en mesure de me la payer ?

Le petit homme avait travaillé comme clown, une ou deux décades auparavant. Ses prestations n’allaient pas au-delà de matinées enfantines. Puis un jour, son père avait défunté en lui laissant quelques biens, et il s’était mis à son compte. Sans véritable vocation, il avait préféré faire travailler les autres et encaisser la recette.

La réflexion sarcastique du vendeur le stimula. Il articula un prix nettement plus élevé que celui auquel Aurelio s’attendait. Ce dernier se hâta de tendre la main et l’autre topa.

Le reste ne fut plus que littérature.

— J’ai su ce qui est arrivé, murmura Francesco. Comment va Miss Lola ?

— Au pavillon des grands brûlés à l’hôpital de Rome.

— Sa barbe repoussera ?

— Penses-tu ; elle a la gueule cramée au troisième degré.

L’autre fit la grimace.

— C’était une belle artiste, assura-t-il.

— Elle possédait davantage de poils que de talent, ironisa Fanutti, mais elle en avait beaucoup.

Une amertume proche du désespoir assombrissait sa voix d’ordinaire claironnante.

— Que comptes-tu faire, à présent ?

Le Commendatore sourit :

— Si je te le disais et que tu ne le répètes pas, ça pourrait te conduire en prison ; je préfère ne pas en parler.

Francesco revint chercher le véhicule le jour même en compagnie de son fils aîné ; paya rubis sur l’ongle, et demanda si la Vespa arrimée à l’arrière était comprise dans le prix, comme l’est la chaloupe avec le navire.

Aurelio répondit par l’affirmative.

Ses bagages personnels se trouvaient déjà entassés dans la vieille automobile qu’il venait d’acquérir.

Il regarda s’éloigner le convoi d’un œil froid.

41

Hitler aimait dormir seul. Partager la couche de quelqu’un l’insupportait. L’exception avait été Maria. Avec la Napolitaine, il avait savouré de se coller à son corps jusque dans l’inconscience du sommeil. Il s’était repu de sa chaleur animale, de son odeur de jeune femelle ; mais cette bestialité grégaire ne traduisait-elle pas une recherche du ventre maternel ? Son couple parental l’avait profondément déçu, sans qu’il en eût conscience. Gens frustres, dépourvus d’intelligence, il les avait subis plutôt qu’aimés.

Richard, son père, vivait par le travail et pour l’argent. Il rudoyait sa femme, son enfant et ses employés, vociférait au lieu de parler, buvait trop de bière, mangeait trop de viande, troussait les servantes de ses grosses pattes assassines et prônait les mérites du chancelier Adenauer. Les bulletins scolaires de son hoir l’intéressaient peu et il méprisait sa constitution chétive.

Sa mère vivait dans l’ombre du tyranneau, s’efforçant de l’admirer et, partant, de l’aimer. Son enfant la déconcertait parce qu’il appartenait « à une autre race ». Par instants, il posait sur elle un regard qui lui faisait détourner le sien et la laissait silencieuse, sotte et démunie.

Le jour où ses géniteurs fracassèrent leurs existences dans des bouteilles d’Heineken, Adolf apprit la nouvelle avec indifférence.

Il ne pleura pas, ne proféra aucune parole émouvante. Le soir venu, il s’enferma à clé dans sa chambre pour assister à une énième diffusion télévisée de Citizen Kane, son film-culte.

L’institutrice ronflait bruyamment, portant le comble à son agacement. Il risqua quelques menues recettes préconisées en pareil cas, telles que siffler ou de pincer les narines du dormeur, mais cette maigre thérapie ne déclenchait que de brefs répits.

Excédé, Hitler quitta la couche de sa demi-conquête et passa au salon ; un fauteuil déglingué l’accueillit.

Il songeait qu’il avait agi uniquement pour ce moment : être à pied d’œuvre dans la misérable maisonnette où, un jour de 45, deux militaires du Reich étaient venus chercher refuge après une fuite périlleuse de quelque deux mille kilomètres !

Quel asile pouvait-elle fournir à de tels fuyards ?

Au cours du dîner, il avait questionné Sofia sur les gens ayant habité la bicoque précédemment. Elle ne lui avait pas appris grand-chose. Cette masure appartenait à une tante de son mari qui, à leur mariage, la lui avait vendue en viager.

Naturellement, les Israéliens s’en étaient donné à cœur joie pour fouiller l’endroit. S’ils s’avouaient vaincus et passaient la main, c’est qu’ils ne nourrissaient plus grand espoir.

Pareille conclusion stimula Hitler. Chez cet être énigmatique, l’esprit de détermination s’exerçait quand le renoncement réduisait les autres.

Après tout, l’histoire du sac tyrolien avait refait surface très récemment, parce que la petite veuve avait liquidé les pouilleries de son grenier.

L’envie lui prit de s’y rendre.

Partant de la cuisine, une échelle de meunier y conduisait. Il l’escalada, se trouva devant une porte basse, disjointe, fermée par un loquet de fer.

Dans sa partie la plus élevée, la toiture descendait à un mètre cinquante du plancher, ce qui obligeait de circuler plié en deux. De toute évidence, on avait apporté un semblant d’ordre au galetas en empilant caisses et cartons le long des murs. Sofia avait vendu au brocanteur tout ce qui était quelque peu négociable. Une ampoule suspendue à un fil répandait une piètre lumière.

Hitler commença son exploration par un angle et se mit à tourner autour du grenier.

Les premiers cartons contenaient des livres de comptes aux couvertures de toile noire passablement blanchies par la moisissure du temps. Ils concernaient le commerce d’un certain Anselmo Curatti, négociant en grains et fourrages. Le premier registre commençait en 1928, le dernier finissait en 1953. D’après ces documents, il semblait que l’exploitant avait son entreprise à Mondali, une localité proche de Saviano. Adolf se demanda comment un homme gérant une exploitation pouvait se contenter d’un logement aussi indigent.

Il passa aux autres caisses qui recelaient un bric-à-brac de souvenirs : photos loqueteuses, papiers personnels. Tous avaient trait à la famille Curatti. L’explication la plus plausible était que le signor Anselmo, attaché à sa maison natale ne l’habitait point, mais y logeait quelque vieillarde familiale. L’institutrice lui en dirait probablement davantage. Il acheva son exploration, sans découvrir d’éléments intéressants.

Assis en tailleur, il continuait de s’abîmer dans une trouble réflexion. Les deux fuyards débarquent dans cette bicoque. Ils savaient pouvoir y trouver refuge. Pourquoi ? Probablement parce que l’un des deux hommes possédait des liens, soit familiaux, soit d’amitié, avec ses habitants. Combien de temps resteront-ils terrés dans ce coin perdu ? Aucune réponse ne peut être avancée. Que deviennent-ils ? Ont-ils fui par la mer, vers un autre continent ? En tout cas, ils abandonnent le fameux sac avec, à l’intérieur, les papiers militaires de Morawsky. Parce que ceux-ci sont compromettants ? Ou parce que l’homme en question n’en a plus besoin ?

Depuis le galetas, Adolf percevait les ronflements de sa jeune hôtesse ; ils emplissaient la maisonnette.

Une intuition l’avertissait qu’il détenait, à son insu, une information capitale. Il ne devait pas s’exciter, moins encore s’impatienter.

Il éteignit l’ampoule, ferma la porte grinçante.

Une fois en bas, il arracha la page de garde d’un livre, dessina un cœur sous lequel il écrivit : À plus tard, petite fée.

Et retourna chercher sa voiture dans la nuit fraîche.


Il était plus de quatre heures quand il parvint à son hôtel. L’établissement brillait encore de tous ses feux et trois musiciens sévissaient malgré l’heure tardive, pour faire valser les lambeaux d’une noce à bon marché. Les bouteilles de vin s’accumulaient sur les tables. Des vieillardes édentées s’obstinaient à danser entre elles avec des rires de gorgones ivres. Adolf décrocha sa clé au tableau et gagna rapidement l’étage.

Il fut surpris d’apercevoir de la lumière sous sa porte, confronta le numéro indiqué sur le mur avec celui de la plaquette de cuivre qu’il tenait. Indécis, il toqua. Une voix forte lui cria d’entrer. Il s’agissait bien de sa chambre, il reconnut son bagage sur la claie chargée de recevoir les valises. Deux hommes s’y trouvaient. L’un dormait tout habillé sur le lit, son chapeau sur la poitrine. L’autre fumait dans le fauteuil, les pieds sur la table. Hitler identifia aussitôt les occupants : des gardes du corps de Vicino.

— Salut, fît-il sans s’émouvoir ; quelque chose ne va pas ?

— Plusieurs, répondit le fumeur en ramenant ses jambes sur le sol.

Il s’empara de son téléphone privé et composa calmement un numéro.

Quand on décrocha, il murmura brièvement :

— Di Borgo ! « Il » vient de rentrer, on arrive !

Son acolyte s’était réveillé. Il se leva, coiffa son feutre et lâcha un gros pet sans joie.

— Je peux savoir ce qu’il se passe ? demanda Adolf. Di Borgo écrasa sa cigarette dans un cendrier.

— C’est pas notre affaire ; on vous expliquera.

— Je prends ma voiture ?

— Inutile ; quelqu’un vous ramènera.

Une brume automnale ouatait la nuit ; les lumières ressemblaient à des taches sur un buvard. Le compagnon de Di Borgo pilotait sagement. Il mâchait du chewing-gum qui crissait sous ses dents. Avant de prendre place, Hitler avait hésité entre l’avant et l’arrière ; ses mentors paraissant sans opinion sur la question, il opta pour l’arrière.

Malgré le léger brouillard, le trajet fut rapide, la route dégagée permettait de réaliser une moyenne confortable. En moins d’une demi-heure, Es atteignirent l’immeuble du Parrain. Depuis la rue, l’Autrichien vit que le jardin d’hiver était éclairé.

Effectivement, c’est dans cet espace à l’odeur de Toussaint que Vicino l’attendait. Il portait une robe de chambre de velours pourpre matelassée, garnie d’un col châle noir qui accroissait son aspect maladif. Sa mine jaune, désastreuse, impressionna vivement l’arrivant.

— Qu’y a-t-il ? questionna le garçon, certain qu’on allait lui apprendre un malheur.

— Maria a eu un terrible accident, annonça Gian Franco d’un ton à peine audible.

Hitler s’assit en face de son hôte.

— Expliquez-moi !

— Elle revenait de Munich en voiture.

Adolf eut la présence d’esprit de feindre l’étonnement.

— Je la croyais avec vous, à Londres ?

— En réalité, elle était en Allemagne, chez la fille aux pierres précieuses.

Les traits d’Hitler se durcirent.

— Et puis ? interrogea-t-il âprement.

— Au retour, alors qu’elle roulait sur l’autoroute, entre Munich et Innsbruck, sa direction s’est rompue ; elle a défoncé le garde-fou et a percuté un poids lourd survenant sur l’autre voie.

— Morte ? demanda Adolf.

— Non, mais dans un état critique.

— J’y vais. Où est-elle ? fit-il en se levant.

— Reste ! lui enjoignit sèchement Vicino, tu ne peux rien pour elle. J’ai affrété un avion privé et Me Zaniti est parti à son chevet. C’est un homme intelligent et d’une grande expérience, il prendra les dispositions qui conviendront.

Hitler se résigna avec d’autant plus de soumission qu’il était heureux de pouvoir couper à pareille corvée.

— L’expert que j’avais dépêché avec elle a été tué sur le coup, reprit le Parrain : la glissière de sécurité l’a décapité.

— Je peux savoir pourquoi vous m’aviez tu ce voyage à Munich, Don Vicino ?

— Maria me l’avait demandé, non pour te faire des cachotteries, mais parce qu’elle était jalouse de l’Allemande,

— C’est ridicule !

— La jalousie d’une femme aimante ne l’est jamais, répondit son interlocuteur.

Il coula un regard intense à son visiteur. Une toux sèche lui vint ; la quinte fut longue et pénible. Des halètements rauques déchiraient sa poitrine.

— Je peux faire quelque chose ? s’inquiéta le garçon.

— La mort s’en occupe, souffla Gian Franco.

Il expectora dans sa pochette de soie, respira le plus largement qu’il put et se renversa contre le dossier du fauteuil pour essayer de calmer son oppression.

— J’ouvre une fenêtre ? risqua Hitler.

— Non ; par contre, branche l’air conditionné : le bouton vert, là-bas, à droite…

Un courant frais ne tarda pas à passer dans la pièce vitrée, agitant les larges palmes des plantes tropicales. Ce zéphyr artificiel ranima le bonhomme.

— Vous ne voulez pas que je téléphone pour avoir d’autres nouvelles ? proposa Adolf.

— Laisse : les hôpitaux détestent qu’on les tanne avec la santé des gens qu’ils ont en charge.

Voyant que son hôte reprenait bonne tournure, le jeune homme demanda :

— Trouveriez-vous incongru que nous abordions un autre sujet ?

— Parle ! soupira Vicino.

— Il s’agit d’un de vos hommes qui me suivait et que j’ai supprimé assez proprement dans l’église de Saviano.

— Bon Dieu ! C’est toi ! s’exclama le malade. On m’a rapporté ça, et je n’ai pas pris garde au nom du patelin.

— Voulez-vous dire que ce type opérait à votre insu, Don Vicino ?

— Comment peux-tu penser que je mette un contrat sur toi ? Je t’aime comme un fils ! Tout cela est grave, mon garçon, terriblement grave. En apprenant la fin de Busetti, j’ai cru qu’il s’agissait d’une affaire privée ! Mes camorristes ne sont pas des enfants de chœur ; ils ont leurs inimitiés et rancunes personnelles. Mais si c’est toi que l’on surveillait, ça prouve qu’on magouille dans mon dos.

De plus en plus revigoré, il ajouta :

— Tu vas m’aider, Adolf ! Il est temps de faire le ménage !

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