L’avant-veille…
Brisé par le chagrin, le Commendatore ne bougeait plus de son vieux logement à l’abandon. Quand la faim le prenait (un besoin purement animal), il ouvrait une boîte de raviolis ou de lasagnes à la tomate et la consommait sans passer par le truchement d’une assiette, à même le fer-blanc.
Se persuadant que son ami d’enfance l’avait condamné, il attendait, sans peur et sans regrets, la balle qui terminerait sa durée. Peu d’hommes se sentaient aussi disposés à mourir. Il abandonnait sa vie comme on jette bas un fardeau dont on n’a plus l’énergie d’assumer le poids.
Le récipient donnait un goût métallique aux conserves froides.
Autre signe de renoncement : il bâclait sa toilette. Sa fine moustache de bellâtre cinématographique des années 30 devenait n’importe quoi. Il la taillait à la va-vite avec ses longs ciseaux, la mutilant par de faux mouvements et trop de désinvolture.
Pendant qu’il s’alimentait, il branchait la télévision, mais les images bondissantes du petit écran ne faisaient qu’accentuer sa détresse.
Ce soir-là, alors qu’il piochait miséreusement dans une boîte de gnocchis, un coup de sonnette le fit tressaillir.
« Peut-être est-ce l’heure », songea Fanutti en allant ouvrir.
Il se trouva face à un porte-flingue du Parrain, ce qui renforça son sentiment.
L’arrivant lui accorda un de ces courts saluts pleins de réserve et d’hostilité qu’il connaissait bien.
— Vous êtes seul, Commendatore ? demanda le camorriste.
— Comme je vais l’être dans ma tombe ! répondit-il. Son visiteur émit un bref sifflement entre ses dents.
— Quelqu’un veut vous voir, expliqua-t-il.
Vicino parut au tournant de l’escalier. Il portait son éternel complet noir avec une cravate perle sur une chemise blanche empesée. Un feutre gris, au large ruban sombre, évoquait les gangsters du temps de la prohibition.
Le Commendatore s’effaça pour le laisser entrer ; Don Vicino referma lui-même la porte au nez de son péon. Il fît quelques pas dans le logement et se planta devant la conserve au couvercle dressé d’où sortait une fourchette.
Il contempla la nature morte et se prit à pleurer. Elle racontait la mort de Maria, le désespoir d’Aurelio et toutes les solitudes humaines.
— Ah ! mon ami, balbutia le Parrain, mon pauvre frère d’enfance. « Il y a plus de temps que de vie », chantait ma mère !
Il s’assit sur la chaise qu’occupait naguère le Commendatore, piocha dans la nourriture froide et la mastiqua laborieusement.
— Pourquoi ne fais-tu pas chauffer ces putains de gnocchis ? demanda-t-il.
— Parce que je n’en éprouve même plus le besoin, répondit Fanutti.
Vicino remit la fourchette dans la boîte.
— Je viens t’apprendre des nouvelles pénibles, reprit-il d’une voix dure.
— À quel propos ?
— Au sujet de « notre » fille.
L’étrange pluriel lui avait échappé ; il ne releva pas ce lapsus. Comme le forain attendait des explications, il lâcha tout à trac :
— Cela fait plusieurs jours, j’ai mis des hommes spécialisés sur l’accident de Maria. Des gens de Hambourg de toute première qualité. Je n’ai pas lésiné sur leur prime. En une semaine, ils sont parvenus à débroussailler l’affaire. La voiture a été sabotée par le chauffeur de Johanna Heineman, sur sa demande. Une sacrée putain ! Elle s’est toquée de l’Autrichien et a voulu évincer la concurrence. Son plan a marché au-delà de ses espoirs.
— En es-tu certain ? coupa Fanutti.
— Le chauffeur-saboteur a avoué, ça te suffit ?
— Il est mort, naturellement ?
Le Parrain sourit :
— Tu commences à avoir de saines réactions, Aurelio. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer !