CRACOVIE

59

Il comprit rapidement qu’une machination était ourdie contre eux depuis leur arrivée à Cracovie. Sans doute se serait-on contenté de les surveiller si Johanna n’était repartie brusquement. Le réflexe de leurs poursuivants avait été d’intercepter la jeune fille. Dans quel but ? Il l’ignorait. Mais sachant que toute opération correspond à un mobile, Adolf se faisait fort de découvrir le leur.

La situation venait de se décanter puisque, dorénavant, il savait qu’il n’était pas le jouet d’une fausse impression. La disparition de l’Allemande confirma sa certitude qu’il s’agissait d’un rapt.

Il éprouva alors un curieux sentiment de griserie. Tout danger le stimulait au lieu de l’effrayer car il lui procurait une impression d’invincibilité.

Lorsqu’il lui arrivait de réfléchir à cette exaltation, il doutait quelque peu, non pas de sa raison, mais de son intérêt pour la vie. Au gré de ses aventures sexuelles, il se rendait compte qu’il n’aimait personne et allait d’un emballement à l’autre, croyant chaque fois à une passion nouvelle qu’un simple incident ruinait en un instant. Il détestait s’enfoncer dans ces introspections décevantes le rendant incertain de tout et principalement de ses mœurs. Il n’était rien d’autre qu’un funambule, fou de témérité, cheminant sans balancier sur un fil mal tendu.

Il devait, avant toute chose démasquer son ange gardien. Son instinct l’avertissait qu’il s’agissait d’une femme douée pour la filature, riche d’une psychologie aiguë. Cette situation irritait l’Autrichien qui choisit d’en terminer au plus tôt.

Adolf commençait à connaître les points clés de la ville. Il décida de se rendre au tumulus de Tadeusz Kosciuszko, monticule de terre de 326 mètres, érigé en 1821–1823 avec de la terre apportée dans des sacs par des Polonais du pays tout entier. Adolf l’avait aperçu la veille, sans toutefois l’escalader. Sur le plan touristique, pas grand-chose ne l’intéressait, hormis certaines peintures.

Il prit un taxi pour se faire conduire jusqu’à ce promontoire ne ressemblant à rien. Un sentier cimenté s’enroulait autour du cône comme un ruban blanc après un pain de sucre. Il régla son billet d’entrée et attaqua la puérile ascension de ce Ventoux miniature. La montée ne tarda pas à l’essouffler. Il la gravit cependant d’une allure régulière, s’interrompant pour considérer le paysage qui se développait au-dessous de lui. Il apercevait le taxi, en bas, à l’ombre d’un boqueteau. Le conducteur en était descendu et profitait de la halte pour fumer. Derrière lui, stationnait un minibus de l’agence Orbis dont les occupants venaient d’atteindre le faîte du tumulus en poussant des cris de victoire comme s’il se fut agi de l’Annapurna.

Enfin, une troisième voiture se tenait embusquée sous les frondaisons ; Adolf distinguait une femme au volant, vêtue d’un imperméable noir, un foulard de soie bleue noué sur la tête. Il sut avec une absolue conviction qu’il s’agissait de « sa fileuse ». Une flambée de rage l’envahit.

Sans presque réfléchir il s’élança dans la pente, sur la partie opposée. Négligeant le chemin de terre battue, il dévala le monticule. Il avait l’impression que ses jambes s’enfonçaient dans son buste. Il chuta à deux reprises, eut le plus grand mal à se relever, mais se retrouva au pied du cône en un temps record. Il se défit de la terre adhérant à ses vêtements et aborda le guichetier.

Par chance, le bonhomme parlait un peu d’allemand comme beaucoup de personnes âgées. Hitler lui remit une pincée de zlotys en lui demandant d’aller régler son taxi et de conserver le reste de la somme. Le préposé, ébloui, s’empressa. Adolf sortit alors de l’enceinte en décrivant un grand arc de cercle, afin de prendre la guetteuse à revers.

Depuis son volant, elle surveillait le tumulus. Adolf se présenta côté forêt, plié en deux. Il saisit la poignée de la porte et se jeta brusquement sur le fauteuil passager.

La femme sursauta et tourna la tête vers l’intrus.

— J’espère ne pas vous avoir effrayée, dit-il en italien, je meurs d’envie de vous connaître.

Avisant une sacoche coincée entre les deux sièges avant, il s’en empara, l’ouvrit à tâtons en continuant de fixer la conductrice des yeux. Ses doigts l’explorèrent avec promptitude. Ils y découvrirent un couteau à cran d’arrêt dont la lame effilée devait mesurer une douzaine de centimètres.

— Il est dangereux de faire du tourisme dans ce pays avec un poignard en guise de poudrier.

Ayant dit, il le lança dans les taillis avoisinants.

— En route ! ordonna-t-il.

Comme la fille ne se décidait pas, il arracha le foulard qu’elle portait sur la tête. L’Autrichien fut surpris de la trouver jolie. Sa coiffure extrêmement courte la faisait ressembler à un adolescent. Cet aspect équivoque lui assurait un charme étrange, vaguement androgyne.

— Je vous ai dit de démarrer ! dit Hitler d’un ton neutre.

— Vous m’enlevez ? demanda-t-elle avec calme.

— Provisoirement.

Un sourire ironique crispait les traits de l’Autrichien. Il se pencha sur elle et chuchota :

— Démarre, sinon je t’arrache la matrice avec mes ongles. Tu ne peux pas imaginer ce dont je suis capable !

Leurs yeux se défièrent. Progressivement, ceux de la Napolitaine s’éteignirent. Une sombre résignation la contraignit à obéir.

Il jeta un regard à la jauge d’essence : le réservoir semblait pratiquement plein. Il lui recommanda de rouler à allure modérée.

Afin de l’inciter à une complète soumission, Adolf retira une épingle à chapeau plantée dans l’épaisseur de son revers.

— Voilà qui est plus efficace que ton ridicule couteau » connasse ! dit-il en appuyant la pointe de l’objet contre son flanc. Il me suffit de peser sur la boule de verre pour te transpercer le cœur. Je l’ai achetée hier, chez une vieille modiste ; c’est fou ce qu’on trouve comme objets surannés dans ce pays !

Elle conserva son calme.

Une foule de questions se pressaient dans l’esprit d’Hitler ; il les réservait pour plus tard, lorsqu’il aurait déniché un lieu adapté à un interrogatoire poussé et s’en délectait à l’avance.

« Deviendrais-je sadique ? » se demanda-t-il.

Cette supposition l’amusait, il la trouvait grandiloquente et disproportionnée.

Sadique ? Sûrement pas ; méprisant seulement. La race humaine ne l’émouvait jamais ; il la jugeait indigne, larmoyante et poltronne.

— Où allons-nous ? interrogea la fille.

« Si je le savais seulement ! » songea-t-il. Il prit un air dur et ordonna :

— Continue, je te guiderai.

Ils poursuivirent leur trajet en direction de Jaslo. Hitler tenait toujours l’épingle à chapeau pointée entre deux côtes de la conductrice. Dans les courbes, il s’inclinait vers elle et l’épingle la meurtrissait ; chaque fois, elle poussait un léger cri de douleur.

La circulation restait très fluide. Tous les véhicules semblaient vieux et épuisés. La route devint rectiligne. Elle longeait des hectares de prairies en friche au fond desquelles une succession de bâtiments, sans étage, achevait de s’écrouler dans les hautes herbes.

— Prends par le champ, en direction des ruines ! décida Adolf.

— Et si nous nous enlisons ? objecta la fille.

— Nous nous enliserons.

Une agression plus vive de l’épingle la dissuada d’argumenter. L’automobile se risqua dans les friches formées de chardons, de ronciers et de fougères. Un mouvement de terrain la rendait invisible depuis la route.

— Vous comptez me tuer ? demanda-t-elle.

— Aucune idée, répondit Adolf. Affaire de circonstances. Quand ils parvinrent aux constructions, il lui ordonna d’entrer avec la voiture dans les vestiges d’une cour intérieure.

Des oiseaux, ressemblant à des pigeons ramiers s’envolèrent à leur arrivée.

Il coupa lui-même le contact et empocha la clé.

Elle se tourna vers lui, le considérant avec attention, et remarqua :

— Vous êtes très jeune.

— Illusion, répondit-il ; je suis très vieux, au contraire !

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