VARSOVIE

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Sa mère lui répétait volontiers : « Tu as l’air plus embarrassé qu’un homme possédant sept femmes ! » Pour l’instant, Alfredo Rossi ne devait s’occuper que d’une seule fille, mais elle lui posait de gros problèmes.

Avant son départ de Naples, il était allé chercher les ultimes instructions du Parrain en compagnie de Lina Esposito, l’une des rares auxiliaires féminines de la Camorra. Le Don s’était montré bref et péremptoire comme à son habitude :

« — Toi, Lina, tu suis l’Autrichien, et toi, Alfredo, l’Allemande. Il est vraisemblable qu’ils se déplaceront ensemble, cela vous facilitera les choses. S’il en va autrement, chacun s’occupera du sien. Avant de décider quoi que ce soit, appelez sur ma ligne rouge avec vos portables. »

Celle-ci devait fonctionner sans tarder puisque, le surlendemain, Gian Franco était informé que Johanna Heineman prenait un billet pour Vienne, via Varsovie.

« — Fais-en autant ! » fut la réponse.

À peine le jeune Napolitain venait-il de raccrocher que sa propre sonnerie d’appel retentissait. Le Parrain, déjà ! Il paraissait décidément de très mauvais poil car il jeta :

« — À la réflexion, empêche-la de quitter la Pologne ! »

« — Qu’est-ce que je dois en faire ? »

« — De la confiture de pute ! » lui jeta le Don avec hargne.

Les heures qui suivirent comptèrent parmi les plus sales moments vécus par Rossi. Il s’embarqua pour Varsovie, voyagea à quatre travées de sa « cliente », affolé à la pensée qu’il lui serait peut-être impossible de l’intercepter avant son vol du lendemain, La peur inspirée par Vicino lui flanquait des maux de ventre. Il passa une partie de la nuit à ourdir un rapt, mais les solutions envisagées ne le satisfaisaient pas. En outre, il se sentait terrifié à la perspective de commettre un tel délit dans un pays où des années de totalitarisme avaient laissé une forte empreinte dans les mœurs policières.

Aux premières lueurs de l’aube, il occupait encore un abribus proche de l’aéroport, les os en plomb, les dents crayeuses, l’estomac noué par une gueule de bois qui ne devait rien à l’alcool. Près de lui, un clochard dormait sur les lattes d’un banc souillées par ses déjections.

Quelques heures plus tard, l’Allemande viendrait prendre son avion. Que ferait-il alors pour l’en empêcher ?

Il but plusieurs cafés dans un bar venant d’ouvrir, aux toilettes duquel il procéda à de rudimentaires ablutions. Son énergie revenue, il partit louer une voiture à l’agence de l’aérogare. L’église de son quartier lui manquait. Habituellement, il allait y prier San Gennaro avant chacun de ses coups de main. Il dut se contenter de la chapelle du Terminal Okecie servant à la célébration de différents cultes avec un grand esprit œcuménique.

Il s’y agenouilla, ferma les yeux avec tant de ferveur qu’il crut devenir aveugle et parlementa « sérieusement » avec le saint patron napolitain.

L’effet ne se fît pas attendre. À peine sorti de son recueillement à l’emporte-pièce, il tomba sur un magasin de jouets où il fît l’emplette d’une panoplie de mundur (policier) qu’il dépiauta en quittant la boutique. La casquette réglable lui allait et le pistolet de plastique dans son étui de faux cuir faisait illusion, de même que la plaque façon shérif. Certes, le premier flic qui l’apercevrait tiquerait devant son accoutrement de fête foraine, mais celui-ci ne pouvait constituer un délit, surtout de la part d’un touriste italien ! Si on l’interpellait, il prétendrait vouloir faire une farce à un ami.

Le garçon attendit devant le guichet de contrôle, au seuil de la salle d’embarquement. Chaque seconde grignotée par la trotteuse accentuait son angoisse.

Et puis elle fut là, dans son imperméable mastic, une écharpe verte autour du cou, sa valise vingt-quatre heures à la main.

Le camorriste se leva pour aller l’intercepter ; à cet instant précis deux vieilles dames, probablement britanniques, se dressèrent devant lui et le pressèrent de questions.

Comme tous ceux vivant d’arnaques à l’ombre du Vésuve, Alfredo possédait des rudiments d’anglais qui lui permirent de se débarrasser rapidement des mamies globe-trotters. Libre, il constata que Johanna se trouvait déjà dans la salle d’embarquement.

Sans hésiter, il fonça, bousculant les gens de la file. L’hôtesse qui récoltait les talons des coupons, médusée par son audace ne réagit pas. Alors l’Italien joua son va-tout. Il se précipita sur l’Allemande au moment où elle prenait un livre dans la poche extérieure de sa valise.

Son regard fixe, dénué d’expression, glaça le sang de la voyageuse.

Il fit un signe à ce point péremptoire, pour lui signifier de le suivre, qu’elle n’hésita pas.

Restait à rebrousser la voie d’accès. Sa mine rébarbative continuait de faire merveille. La préposée au contrôle cria quelque chose à propos du billet de Johanna, il y répondit par un geste désinvolte.

À partir de ce point stratégique, il saisit le bras de la jeune fille et se mit à la pousser rudement. Désormais, tout lui semblait aisé.

Elle commença à parler au sortir des bâtiments, puis à protester une fois dans le parking souterrain.

Lorsqu’il ouvrit la porte passager de la voiture, elle refusa délibérément d’y prendre place.

Sans hésiter, il lui décocha une manchette à la gorge et la tassa dans le véhicule, la tête en bas sous le tableau de bord.

Le chef de la Camorra avait eu raison de lui faire confiance. Une fois à pied d’œuvre, Rossi se comportait avec détermination. Il acheta une bouteille de vodka dans une boutique de banlieue, et en vida une partie sur sa passagère, toujours estourbie.

Un peu plus tard, la route traversant une forêt, il stoppa sous le couvert des arbres, retira Johanna de sa mauvaise posture et profitant de ce qu’elle recouvrait ses esprits, lui entonna l’alcool en pinçant ses narines pour la forcer à avaler. Très vite, elle replongea dans l’inconscience.

Il eut bientôt le regard accroché par un lotissement à l’allure concentrationnaire composé d’une quantité de huttes disséminées dans un champ. L’endroit ressemblait à un motel rudimentaire. À l’orée du camp s’érigeait une construction servant d’office. Le Napolitain se sentit conforté par son esprit de décision. Il se présenta à une porte comportant le mot « Agency », dont le néon palpitait de manière inquiétante. Un unijambiste à la vareuse verdie, d’aspect plus ou moins militaire, lui loua l’un des bungalows et conserva son passeport en otage.

La minuscule habitation se composait d’une chambre proche du dénuement et d’un lavabo à deux robinets qui avaient toujours ignoré l’eau chaude.

L’installation du couple fut prompte. Alfredo posa la valise de sa victime dans un angle de la pièce et appela Don Vicino sur son portable.

L’humeur du Parrain s’était radoucie ; il alla jusqu’à complimenter son auxiliaire pour l’initiative dont il venait de faire preuve. Il nota les coordonnées du motel et ordonna au garçon de s’y terrer jusqu’à ce qu’il reçoive des instructions, voire des renforts.

Rossi s’allongea tout habillé au côté de la prisonnière et entreprit de la caresser voluptueusement. Comme tous les Méditerranéens, il raffolait des blondes.

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