VENISE

30

Ils vécurent près d’une semaine au Gritti Palace de Venise, dans une ambiance féerique. Des fêtes mettaient la cité en liesse, il ne se passait pas un soir que des groupes de gondoles enrubannées ne défilent sur le Grand Canal, avec, en fer de lance, un ténorino accompagné de mandoliniers. Les flambeaux se répercutaient dans l’eau sombre, brouillés par la circulation des vaporetti. Ces essaims d’embarcations noires, aux proues de cuivre tranchantes, conservaient toute leur magie.

Les amants coulaient leurs journées au lit, quittaient l’hôtel le soir venu et dînaient dans les bons restaurants de la ville après avoir fait des emplettes autour de la place Saint-Marc. Cela ressemblait à un voyage de noces. Ils ne se lassaient pas de s’aimer. Comme toujours, chez les êtres très épris, ils nourrissaient la certitude que cet état de choses durerait éternellement.

Une fin d’après-midi, pendant que Maria se préparait, Hitler fit le bilan de la situation et constata qu’il arrivait au bout de ses ressources. Les dommages et intérêts perçus à Vienne, à la suite de son algarade avec le photographe amateur, achevaient de fondre. Loin de l’accabler, la perspective de devoir se débrouiller le survoltait.

Lorsque Maria réapparut, il lui fit part du problème.

Ce n’était pas le genre de fille à s’en émouvoir,

— As-tu déjà volé ? demanda-t-elle.

— Pas encore, et toi ?

— Moi non plus ; mais ça ne doit pas être plus difficile que de tuer.

— Détrompe-toi, fît Adolf, les gens surveillent davantage leurs biens que leur vie !

Ils sortirent après avoir décidé de trouver de l’argent immédiatement. Tout naturellement, ils se dirigèrent vers Saint-Marc. Le ciel caressait des projets d’orages. D’énormes boursouflures sombres, frangées de blanc s’enchevêtraient au-dessus de l’Adriatique.

À l’heure des premières lumières, la foule s’épaississait sur la vaste place où plusieurs orchestres de brasserie sévissaient sans se gêner, car chacun moulinait des valses à peu près identiques. La horde des touristes se composait de gens très moyens, dont la plupart étaient en jean ou en short.

— Piètres pigeons à plumer, remarqua Hitler, je les trouve bien plus rabougris que ceux auxquels ils lancent des grains de maïs.

Maria en convint.

— D’ailleurs, nota la jeune femme, ces archers de la pellicule n’ont pas d’argent sur eux ; on les a tellement prévenus qu’ils risquaient de se faire détrousser !

Ils se tenaient enlacés, marchant à pas menus sur les larges dalles fienteuses.

— Braquer une banque serait hasardeux ! repris Adolf. Je ne m’en ressens pas pour tourner un remake de Bonny and Clyde.

Ils envisagèrent différents coups que, tous, ils estimèrent mesquins. Leur conclusion fut que le larcin, sous sa forme classique, n’était qu’un expédient de romanichels. Ils rirent à l’idée de se faire mettre la main au collet comme des chapardeurs de sacs à main.

— Quoi, en fin de compte ? demanda-t-elle.

Il la devinait tendue derrière son air enjoué. Le début d’inquiétude de sa compagne l’excitait. Il mordilla le lobe de son oreille, et la sentit vibrer.

— Avant un quart d’heure, nous aurons trouvé la solution, promit-il.

Elle pensa qu’il plaisantait, mais sa détermination la troubla.

— Il faut obéir à l’instinct, expliqua-t-il.

— C’est-à-dire ?

— Stimuler notre odorat. Pourquoi les porcs et les chiens flairent-ils les truffes en terre ? Parce qu’ils en captent les effluves. Je dois être capable de renifler l’argent. Je te prends un exemple, mon amour : tu vois cette vieille signora qu’on aide à descendre de ce canot-taxi ?

— Tu crois qu’elle en a ?

— Chez elle, à coup sûr. Il s’agit d’une personne de la bonne société : son chapeau de velours noir en témoigne, de même que sa canne en roseau de Malacca, à pommeau d’ivoire.

Ils prirent la direction suivie par la vieillarde. Cette dernière claudiquait bas. Elle était coiffée d’une façon ridicule et portait une épaisse natte blanche, par-dessus son boléro d’astrakan.

Elle n’alla pas loin, s’arrêta devant la porte d’un ancien palais, gravit trois marches et fouilla son réticule. Sa clé s’y trouvait, rattachée au sac par un lacet de cuir. Elle eut du mal à l’engager dans la serrure. Une difficulté encore plus grande à la tourner trois fois car son âge la faisait trembler.

Enlacés, à deux pas d’elle, le couple s’étreignait pour ne pas sembler attendre. La porte céda aux instances de la vieille. Lorsqu’elle entra, ils pénétrèrent à sa suite, sans hâte.

La dame fut davantage surprise qu’alarmée par l’intrusion des jeunes gens.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, affable.

— Vous êtes la signora Salarmi ? questionna Adolf qui venait de lire ce nom sur la plaque de cuivre.

— Nous appartenons à l’Office du recensement, intervint Maria, nous désirons savoir combien de personnes habitent cette maison ?

— J’y suis seule, répondit-elle. À la mort de nos parents, mes frères et moi avons divisé le palais en quatre parties. Celle-ci est la mienne.

— Des domestiques ?

— Une femme de ménage, le matin ; mais cela ne concerne pas vos services, n’est-ce pas ?

— En effet, admit la jeune femme. Pouvons-nous visiter ?

— Bien sûr. Vous désirez commencer par le bas ou par le haut ?

— Le haut ! précisa Hitler.

Ils s’engagèrent dans l’escalier de pierre. La signora le gravissait péniblement, émettant de menues plaintes qu’elle n’arrivait pas à étouffer. Ils la suivaient patiemment.

Quand ils atteignirent le tournant des marches, Hitler murmura :

— Je vais te montrer de quelle manière je m’y prends avec les reliques.

Ils doublèrent la propriétaire.

— Je n’ai plus vos jambes, fit l’hôtesse d’un ton d’excuse. Adolf se retourna.

— Ce n’est pas grave ! assura-t-il.

Il leva la jambe droite jusqu’à ce que son pied fut à la hauteur du thorax de la dame, l’appuya lentement contre son sternum et poussa d’un coup sec. La malheureuse, affolée, chuta en arrière et survola plusieurs degrés avant de s’immobiliser ; au cours de sa trajectoire, elle perdit son dentier, lequel semblait surréaliste, seul dans l’escalier.

Maria contempla la scène d’un regard professionnel.

— Elle est certainement morte ! annonça-t-elle.

— Nous vérifierons en descendant, répondit-il.

Il n’eut pas besoin de chercher pour trouver la chambre à coucher. C’était la plus grande pièce du premier. Une couche pompeuse aux colonnes ventrues et ouvragées, un couvre-lit de satin vert, des bergères XVIIe garnies de soie à fleurs, une quantité de petites tables et bonheurs-du-jour en marqueterie composaient l’ameublement. Les toiles fixées aux murs auraient provoqué les pires cauchemars chez une personne peu familiarisée avec cet univers. Toutes étaient de dimensions compatibles avec des palais et traitaient de sujets cataclysmiques : femmes broyées par d’énormes serpents ; dragons que domptait la crosse irradiante d’un évêque ; cieux intraitables s’ouvrant sur des Maudits mis en charpie. Le plus aimable représentait Adam et Ève chassés du Paradis terrestre par une cohorte de monstres que même Jérôme Bosch n’aurait pu concevoir.

L’Autrichien s’assit sur une chaise, au fond de la pièce, et se prit à la considérer d’un œil incisif. Maria respectait cette sorte de méditation. Parfois, il remaillait de brefs soliloques : « Les tableaux sont trop lourds »… « Le tablier de la cheminée aussi »… « Les cache-pots trop volumineux »…

Elle admirait sa concentration, ce regard lointain qui l’avait émue. Adolf n’était pas beau ; son charme venait d’ailleurs : de l’énergie et de l’intelligence marquant son visage. Il existait chez lui quelque chose « d’habité ». Il troublait et captivait ses interlocutrices.

Dans les établissements mixtes qu’il avait fréquentés, les filles réagissaient spontanément à sa personne. Elles n’insistaient pas parce qu’il les décourageait par son cynisme et sa froideur. Mais quand il s’attardait un instant à les contempler, à leur parler, alors elles fondaient. Ce fut le cas de Graziella, l’épouse d’Heineman, de Johanna, sa fille, qu’il envoûta dès leur rencontre ; c’était à présent celui de Maria. Seulement, pour la première fois, le choc fut réciproque et déclencha la passion. Lorsqu’une condisciple lui montrait de l’intérêt, une curieuse envie de l’en punir le saisissait. Il ne pardonnait pas l’amour qu’il inspirait. Et puis, Maria…. Une complète adhésion de l’âme et des sens. Elle lui était destinée de toute éternité.

Poursuivant son investigation mentale, il murmurait :

— Vieille Vénitienne… Mystère de carton-pâte… Une foutaise à système. Pas le tiroir secret, tout de même ! Ou alors, une cachette DANS la cachette !.. Et proche du lit, on peut y compter !..

Il se leva et marcha en direction de la couche monumentale. Les quatre colonnes, renflées à leur base, mobilisèrent son attention. Il sortit un canif de sa poche, en frappa le premier montant. Cela rendait un son plein. Il interrogea l’autre pilier, obtint le même bruit mat.

« Simple vérification, reprit-il de sa voix intérieure. Ces colonnes-ci sont trop près des pieds ; trop loin du cœur. »

Il se rabattit vers la tête de lit. Hitler « sondait » la partie la plus large du pilier. Commençant par l’étranglement supérieur, il frappait en descendant.

Et ce fut le prodige escompté : le montant émit un son creux. Sans hâte, et toujours à l’aide de ses heurts secs et brefs, il circonscrit la zone évidée. Il eut tôt fait de constater qu’une feuille d’acanthe dévalant la colonne, s’entourait d’une imperceptible découpe plus mince que la lame d’un rasoir. Les yeux mi-clos, il analysait chaque sonorité.

Ainsi put-il déterminer la place des gonds et du fermoir de ce coffre astucieux.

— C’est là ! annonça-t-il à sa compagne. Pas de serrure, mais un mécanisme fonctionnant sur pression d’un point clé. Eh bien, trouvons-le !

Le temps de l’énoncer, il le détecta. Cela ne produisit aucun bruit, simplement le motif fut davantage en saillie. Hitler exerça une légère pesée. Il n’eut pas à insister beaucoup : le vantail sculpté pivota, révélant une niche.

— J’aurais pu gagner un peu de temps en l’examinant de plus près, déclara-t-il. Regarde : à force de sollicitations, l’ornement est devenu plus luisant que le reste !

31

La niche contenait des bijoux que, prudents, ils négligèrent, deux cents pièces d’or émises par le Vatican au cours de différents règnes pontificaux, ainsi qu’une centaine d’autres originaires de France et d’Espagne. Comme chez beaucoup de vieillards, l’or gardait un grand prestige pour la signora Salarmi.

Ils les répartirent entre le sac de Maria et les poches de son amant. Après quoi, Adolf referma la cachette. Ils s’apprêtaient à redescendre quand il fut saisi d’une idée ; sans quitter sa maîtresse du regard, il se dévêtit.

Ce lit à grand spectacle ne t’inspire donc pas ? demanda-t-il.

Dominant sa stupeur, elle se déshabilla également, et il la prit sur le somptueux couvre-lit damassé, l’aima avec un acharnement qui la fit hurler de plaisir. Ce fut tellement intense, tellement extrême, qu’au plus fort de l’orgasme, et pour la première fois de sa vie, elle perdit connaissance.

Profitant qu’elle était inconsciente, il saisit la tête de Maria dans ses bras et, la pressant contre sa poitrine, murmura :

— Seras-tu toujours la seule ?

Avant de s’en aller, ils remirent le lit en état, s’assurèrent que la vieille était bien morte, guettèrent la rue par un judas pour attendre qu’il n’y passe plus personne.

Puis, ils s’en furent dîner dans un restaurant prestigieux prôné par les guides touristiques.

Ils choisirent des hors-d’œuvre vénitiens et des seiches à l’encre servies avec des beignets de polenta ; en les savourant, ils burent un vin rare venant d’Ombrie.

Curieusement, de cette équipée sauvage, seule leur importait l’étreinte qui la concluait. Le reste était épisodique ; sans importance marquante. Malgré tout, quand ils dégustèrent les sorbets dont ils raffolaient, Adolf murmura, en caressant de sa main libre celle de sa maîtresse :

— Ce genre d’action ne saurait constituer un mode d’existence, Maria. Nous nous ravalerions vite au rang des délinquants minables si nous persévérions.

Elle fut impressionnée parce qu’il énonçait précisément sa propre pensée. Il poursuivit :

— Être un membre de la Camorra, c’est tout autre chose. Tu agis comme un soldat et ne saurais être assimilé à un criminel, quand bien même les autorités te font la chasse. L’Organisation est détentrice de droits qu’elle s’arroge certes, mais sont accrédités par l’usage. Elle l’écoutait avec ferveur. Sa voix chaude, à l’accent germanique, la pénétrait entièrement. Il acheva son dessert et reprit :

— Je vais appeler le Parrain pour discuter du problème. S’il ne peut me prendre avec lui, je chercherai un moyen d’exercer notre don.

Le mot la troubla :

— Quel don, mon amour ?

— Celui de tuer, ce n’est pas donné à tout le monde. Presque tous les crimes sont motivés par la violence, l’amour, la haine, la jalousie, la cupidité. Mais tuer sans passion ni animosité, tuer comme le boucher tue le bœuf, parce que cela s’inscrit dans la nécessité d’une tâche, donne à l’acte toute sa noblesse.

— J’adore t’écouter parler, dit Maria, ton vocabulaire m’ensorcelle.

— Rien ne t’empêche de l’acquérir.

— Je n’ai pratiquement pas fait d’études.

— Ce ne sont pas elles qui nous apportent le vocabulaire, ou si peu, mais « les » lectures ! Lis beaucoup et tu sentiras le langage venir à toi.

— Je lis beaucoup ! protesta-t-elle.

Il rit franchement.

— Des romans d’amour pour midinette : la petite secrétaire qui épouse un prince, ou l’infirmière dont le médecin-chef de l’hôpital tombe ardemment amoureux. Ce sont les grands auteurs que tu dois absolument pratiquer, ceux qu’on publie sans couverture illustrée : Dostoïevski, Goethe, Shakespeare, Balzac. Tu éprouveras quelques difficultés au début, mais très vite tu ne pourras plus t’en passer.

Ainsi parlait un jeune homme qui venait de massacrer une octogénaire.


Sachant que le Parrain veillait toujours très tard, il le fit appeler par Maria sur sa ligne confidentielle.

Vicino fut ravi d’avoir sa fille en ligne. Sa présence lui manquait ; il lui arrivait d’avoir les yeux mouillés quand il l’évoquait, seul dans son jardin d’hiver. L’absence de descendance avait assombri sa vie, aussi ce fabuleux présent, tard venu, le comblait-il.

Depuis qu’elle s’en était allée, il venait de plus en plus dans cet endroit à la forte odeur d’humus. S’y embaumait de ses souvenirs.

Rude avait été la route ! Combien de morts la jalonnaient ?

Il sourit en pensant qu’il ne pourrait jamais établir le bilan de ses victimes directes ou indirectes.

Sans doute aspirait-il plus ou moins consciemment à une forme de retraite, mais il savait la chose impossible. Il ne tenait que par une espèce de force centrifuge et volerait en éclats si elle venait à cesser.

— Sais-tu que tu es ma fille ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint, en proie à une intense pulsion.

— Oui, répondit-elle.

— C’est le Commendatore qui te l’a dit ?

— Non.

— Qui alors ?

— Nos doigts !

Machinalement, il considéra sa main gauche en évoquant celle de Maria.

— Et quoi, encore ?

— J’ai longuement réfléchi. Dites-moi…

— Je t’écoute ?

— La mort de votre femme…


Il la coupa sèchement :

— Tais-toi ! Dans notre monde, on n’aborde jamais ce sujet !

Elle se tut, effrayée par sa brusque violence ; puis reprit au bout d’un instant :

— Adolf souhaiterait vous parler, je peux vous le passer ?

— Évidemment !

L’Autrichien se saisit du combiné.

— Bonsoir, monsieur, fit-il.

Ce garçon possédait le pouvoir de calmer Vicino en lui insufflant une sorte d’allégresse.

— Nous avons besoin de vous consulter pour une chose importante.

Il relata les événements de la journée : la fin de leur pécule nécessitant une action de « réapprovisionnement », la manière prompte et efficace dont ils avaient fait face à la situation, les pensées douces-amères qui s’en suivaient.

Gian Franco l‘écouta attentivement. Il comprenait son insatisfaction et la trouvait louable.

— Adolf, dit-il après une de ces périodes de silence ponctuant sa conversation, ce que vous me dites me plaît. Au moment de votre appel, je songeais à vous, à la suite d’une proposition qu’on vient de me faire. Rentrez demain à Naples, tous les deux, descendez à votre hôtel et prévenez-moi !

Comme à l’accoutumée, il raccrocha pour éviter les formules du savoir-vivre, et tout le superflu des échanges humains.

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