NAPLES

47

À Rome, il prit un vol pour Naples ; de là, un taxi le conduisit à Saviano où les tenanciers de l’auberge parurent soulagés de le revoir, bien qu’ils eussent sa superbe voiture en gage.

Avant de quitter la localité, il passa chez l’institutrice ; comme elle se trouvait au travail, il lui laissa un nouveau message tendre promettant de promptes retrouvailles.

Son bref voyage à Munich l’avait dynamisé. Une fois encore, il évoqua son père, le rude boucher à l’encolure de bœuf, qui n’avait jamais connu de problèmes métaphysiques. Certains soirs, il l’entendait s’agiter sur sa mère. Ses geignements de goret et les grincements du sommier mettaient Adolf en rage. Ses parents lui donnaient le diminutif de « Dolfy », cela ajoutait à la haine qu’ils lui inspiraient.

Lorsqu’il fut de retour chez le Parrain, la servante lui apprit que Vicino tenait une assemblée extraordinaire avec son état-major. Il s’abstint de troubler la séance et attendit dans le jardin d’hiver dont le charme de Toussaint séduisait ce qu’il y avait de morbide en lui. Il aimait cette senteur douceâtre d’humus. Elle l’amenait à des évocations de choses « invécues » dont il appréciait le charme vénéneux.

Il patienta près de deux heures, regardant mourir le ciel dans le haut de la verrière insensible aux balles.

Enfin, il se produisit un remue-ménage maîtrisé. Des hommes prenaient congé à voix cérémonieuses. Les traînards se mirent à chuchoter ; ce sont toujours les « fayots » qui ont le plus grand mal à s’éloigner des puissants. Puis un silence suivit, feutré, comme chez les vieux tabellions.

Au bout d’un temps qui parut interminable à Hitler, le Parrain surgit.

— On me dit que tu es arrivé depuis des heures, Adolf ! Pourquoi ne nous as-tu pas rejoints ?

— Je n’appartiens pas à la Camorra.

— Pour moi si, mon garçon. Les deux tiers des hommes qui viennent de partir ne possèdent pas tes qualités.

— La réunion s’est bien passée ?

— Ils sont tous à me lécher le cul en me prodiguant des serments d’amour, mais la plupart ont un poignard dans leur manche.

Il semblait si las, si triste, que l’Autrichien en fut remué.

— Je suis là, risqua-t-il.

Le Don avança la main jusqu’à l’épaule du jeune homme.

— Le sort est étrange, soupira-t-il : tu es encore un enfant ; tu viens d’ailleurs, et voilà que tu me proposes ton aide. Tu ignores combien ils sont envieux, tous ? Aux aguets ! Tu les inquiètes déjà. Avec moi tu t’appuies à une colonne qui ne tient pas debout !

Ce vieux chef presque déchu apitoya Adolf.

— Négociez votre succession, suggéra-t-il. Proposez votre pouvoir avant qu’on ne vous l’arrache, ainsi resterez-vous, pendant un certain temps du moins, l’allié de celui qui vous remplacera.

— Tu es de bon conseil, Hitler, le complimenta Vicino ; ce serait dommage qu’il t’arrive malheur avant que tu aies donné le meilleur de toi-même. Cela dit, sais-tu qu’on ramène Maria demain par avion sanitaire ?

Adolf feignit un grand bonheur.

— A-t-elle repris connaissance ?

— Je n’en sais trop rien. En tout cas, elle doit aller mieux puisqu’ils la laissent partir. Si nous buvions un « amer », histoire de fêter la nouvelle ? proposa le Don.

— Volontiers.

Le bonhomme sonna la domestique pour lui demander la bouteille et ces verres à liqueur ridiculement petits que les Italiens affectionnent.

Ils en prirent plusieurs à une cadence rapide. Lorsqu’ils eurent le feu aux joues, Adolf demanda à son interlocuteur s’il connaissait les Judas de la « Famille ».

— Je sais qui est le meneur, affirma-t-il.

— En ce cas je le mettrai à la raison.

— Il s’agit d’un coriace !

— La chasse n’en sera que plus intéressante, répondit l’Autrichien. Vous voulez me donner les coordonnées de cet homme ? Il faudrait également que vous me parliez de ses habitudes. Plus j’en saurai sur son compte, mieux je pourrai l’atteindre.

Il fit subir au Parrain un interrogatoire détaillé auquel Vicino répondit de son mieux.

Quand Hitler eut rassemblé la documentation qu’il souhaitait il questionna :

— Au cours de cette réunion générale, ce type se trouvait sous votre toit et vous ne lui avez pas parlé de sa traîtrise ?

— Non, fit Gian Franco ; il faut toujours laisser Judas en tête à tête avec lui-même car il ne mérite pas d’autre interlocuteur.

— Jusqu’à ce jour vous le croyiez loyal ?

— Il l’était parce qu’il devait gravir des échelons. Et puis l’individu s’épanouit, il prend du ventre, ce qui lui cache sa queue, et il se met à rêver de puissance.

Le Parrain fît signe à Adolf d’emplir une fois encore les minuscules verres.

— Toi, reprit le malade, quand tes dents se mettront à pousser, je serai sous terre, ce qui t’évitera de me trahir.

Comme l’Autrichien allait protester, il le fît taire d’un geste.

— Ne t’indigne pas, mon garçon. Tout le monde berne tout le monde. J’ai doublé des gens qui en avaient vendu d’autres. L’essentiel est d’apercevoir la mauvaise herbe à temps et de l’arracher. Le présent nous unit et je n’ai plus d’avenir, nous pouvons donc, sans arrière-pensées, profiter de notre amitié. Là-dessus, je vais demander à la cuisine qu’on me prépare un potage de fines pâtes et, quand je l’aurai avalé, j’irai me coucher. Peut-être essayerai-je de lire quelques pages des Évangiles. Non que je croie à ces belles aventures, mais elles me rappellent l’époque où j’avais encore ma foi et mon pucelage intacts.

Lorsque Adolf se pencha pour l’accolade, le Parrain, du pouce, traça une croix sur son front.

48

Angelo Angeli, que Vicino considérait comme le principal ligueur des éléments attachés à sa perte, soufflait fort du nez, ainsi que ces hommes qui s’obstinent à vouloir parler en faisant l’amour. C’était un gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix, auquel les cheveux en brosse donnaient une impression de casque romain.

Sa poitrine d’athlète forain s’accommodait mal des vestons trop ajustés par son tailleur. Depuis qu’il ne fumait plus, il mâchait en permanence des bûchettes de réglisse en oubliant de les ôter de sa bouche lorsqu’il embrassait quelqu’un.

Angeli père lui avait laissé un important négoce de vins que gérait son épouse, une petite femme à morphologie de mulot. Angelo s’occupait des affaires de la Camorra et apportait sa grande compétence à la « Cause ».

Ce géant avait pris une maîtresse, Éva, qui lui donnait beaucoup d’agrément et lui dépensait pas mal d’argent. Il s’agissait d’une superbe brune, transformée en blonde jusqu’en ses recoins les plus intimes. Elle pratiquait le yoga et le régime dissocié, portait des toilettes de chez Armani ou Versace, roulait en Alfa Roméo et possédait la collection d’éventails anciens la plus rare d’Italie.

Cette conquête coûteuse assurait la gloire d’Angelo Angeli aussi brillamment que son plaisir.

Généralement, il visitait sa vamp en fin de journée, à l’heure où la plupart des hommes retrouvent leur foyer.

Il l’honorait bruyamment, mais sans en appeler aux initiatives capiteuses qui font le charme des bons amants. Après quoi, il regardait les infos de la Rai Uno et rejoignait sa maison pour s’y gaver de la cuisine préparée par sa belle-mère, dont il avait été le « camarade de lit » avant que d’épouser sa fille.

Ce soir-là, comme tous ceux qui l’avaient précédé ou qui allaient le suivre, cette force de la nature regagna son logis avec cette satisfaction que donnent à l’homme fruste des testicules bien essorés.


Rendue neuve par son bidet aux jets nombreux, la belle Éva commença à sortir la tenue qu’elle comptait mettre pour passer la soirée avec un ami égyptien plus riche que nécessaire. Elle opta pour une robe de soie abricot et un boléro de renard roux, les étala sur son couvre-lit encore chiffonné et s’installa à sa coiffeuse afin de se peindre en guerre.

À peine venait-elle d’entreprendre cet ouvrage d’art que l’on sonna copieusement.

Déconcertée par cette visite, elle passa une robe de chambre avant d’aller à la porte.

La jeune femme habitait un ravissant appartement dans une urbanisation moderne conçue de manière à ce que chaque locataire puisse ignorer les autres. Elle actionna l’œilleton électronique et découvrit sur son large paillasson monogramme un jeune homme, habillé avec une recherche peu latine.

Elle se hâta donc d’ouvrir à cette proie en puissance et lui dédia un sourire éclatant. Adolf prétendit venir de la part d’Angelo Angeli, lequel avait oublié son porte-documents chez son amie et souhaitait le récupérer d’urgence.

La donzelle assura ne pas se rappeler que « Lolo » ait eu quelque chose à la main en arrivant.

Par acquit de conscience, elle fît des recherches qui les conduisirent dans la chambre à coucher. N’ayant rien trouvé — et pour cause — elle s’assit sur la couche tumultueuse en prenant l’une de ces poses lascives du cinéma en noir et blanc qui prédisposaient les jeunes spectateurs de l’époque à des éjaculations sans anicroches.

En grande technicienne de l’amour, elle « ensorcela » le messager par un regard lubrique et un bout de langue promené savamment sur ses lèvres entrouvertes.

Hitler se rapprocha d’elle, avec un étrange sourire. Il mit un genou sur le lit et, de la main gauche, écarta les pans du peignoir rose saumon.

— Tu as envie, petit coquin ? roucoula la brune aux cheveux d’or.

Il acquiesça, puis, d’un geste doux mais péremptoire, la fit se renverser. Elle obéit en ouvrant ses longues jambes de star au rabais.

Un court instant il la caressa. Elle gémissait déjà, comme il est recommandé aux femmes de le faire quand on les taquine à cet endroit. En fait, l’Autrichien entendait simplement ramener sur le côté le mince entrejambe de son slip. Débarrassé du puéril obstacle, il introduisit simultanément son index et son médius dans une fente qui avait connu mieux.

Sa main droite, gantée de caoutchouc, sortit de sa ceinture le revolver récupéré sur le camorriste de l’église. Il s’appliqua à engager le canon loin dans le sexe maintenant béant de miss Éva.

— Qu’est-ce que tu me fais, vaurien ?

— Du bien ! répondit-il en actionnant la détente.

Le bruit de la détonation fut atténué par la chair emprisonnant l’arme.

Hitler contempla sa victime avec curiosité. Elle avait seulement poussé un cri rauque. Sa physionomie exprimait une indicible souffrance. Adolf tira une seconde fois. Elle répéta le même cri et ne tenta pas de remuer ; sans doute ne le pouvait-elle plus.

Il voyait son visage se crisper. Elle devenait minérale, d’un blanc tirant sur le gris. Il eut à cœur de vider le chargeur entier. Une balle la traversa de part en part et se ficha dans le bois de la table de nuit.

Quand l’arme se tut, Hitler l’abandonna dans le ventre de sa victime.

La pièce sentait la poudre. Un nuage à l’odeur de chair brûlée se formait autour du cratère de son sexe.

Le garçon recula. Il vérifia sa main gantée, puis ses vêtements : pas la plus petite éclaboussure !

Il regarda longuement la fille d’un air pensif. Sans plaisir malsain, ni curiosité, comme un scientifique étudie le résultat d’une expérience. Il pensait confusément aux accouplements nocturnes de ses parents.

Sa besogne n’était point terminée.

Adolf avait décidé de frapper fort. Pour éteindre un puits de pétrole en flammes, il convient de produire un souffle d’une ampleur telle que le feu soit dompté instantanément.

Ayant soigneusement repéré les points clés de son parcours, il se rendit sans hésiter dans le quartier où s’élevaient les entrepôts d’Angeli. Ceux-ci se situaient entre quatre rues. Sur l’artère principale se trouvaient les bureaux et les services d’embouteillage, sur le côté opposé, l’habitation du concierge.

Renseignements pris, ce dernier, un veuf, ancien sous-officier de carabiniers, habitait seul, si l’on excepte la compagnie d’un énorme chien sans race définie, pratiquement aveugle et atteint d’incontinence.

Adolf se coiffa d’un képi posé à l’arrière de la voiture volée pour ce coup de main et s’en fut toquer à la fenêtre du gardien.

Les ronflements qu’il percevait à travers les volets cessèrent. Il frappa derechef. Assez rapidement, la tête hirsute du dormeur s’intégra dans un entrebâillement des persiennes.

— Il semblerait qu’un type se soit introduit dans vos entrepôts, fit l’Autrichien ; j’ai prévenu mes collègues, ils ne vont pas tarder. Ouvrez le portail, qu’on ne perde pas de temps.

L’homme fit fonctionner le système de déverrouillage du double vantail.

— Faisons vite ! intima Hitler en pénétrant dans l’entreprise.

Le concierge actionna la lumière blafarde du dépôt et s’aperçut que son visiteur n’avait de militaire qu’un képi peu identifiable.

— Mais dites, attendez voir ! s’exclama-t-il.

Ses cheveux gris et drus ressemblaient à une grosse touffe de crin. Il avait les pommettes furieusement ridées, chose surprenante, car c’est la partie du visage cédant le moins rapidement aux déprédations de l’âge.

— Attendre quoi ? questionna Adolf en lui assénant de toutes ses forces un coup de pilon de buis à la base du crâne.

Le garde s’effondra avec une instantanéité qui déconcerta le garçon. Sur les pavés de la vaste cour, il paraissait minuscule.

Malgré la nuque brisée, l’agresseur fit bonne mesure en continuant de le frapper. Hitler opérait avec une minutie, de manière à ce que son travail ne le souille point.

Certain que le concierge était mort, il pénétra dans l’entrepôt et, partant du fond, actionna les vannes de vidange des cuves. Bientôt d’enivrantes senteurs lui prirent la tête. Il s’obstina à libérer le chianti contenu dans les immenses citernes, se félicitant d’avoir chaussé des bottes de caoutchouc pour le second volet de sa mission, car il pataugeait dans le vin.

Il ne quitta les lieux qu’après avoir fait dégorger le dernier récipient.

Sa nuit fut longue. Il se défit de sa deuxième tenue pour enfiler un jean et un blouson de toile. Il ne lui restait qu’à rouler jusqu’à Castellobella où Angelo possédait une aimable maison de famille au milieu des vignes.

Il y bouta le feu.

Le lendemain, il apprit par les médias que la mère Angeli y habitait et avait brûlé dans l’incendie.

49

Elle percevait un fort ramage d’oiseaux lui rappelant les fins de jour, en été, lorsque les arbres se chargent de ces fruits ailés que la pénombre rassemble. Maria ignorait où elle se trouvait. Elle était terrassée par un sommeil pesant, lequel essayait de l’entraîner dans d’insondables profondeurs. Elle fut tentée d’y plonger. Il lui aurait suffi de fermer les yeux et de s’abandonner à cette langueur béate. Pourtant, un début de volonté lui enjoignait de lutter, de ne pas céder à la doucereuse tentation des renoncements extrêmes.

Elle se sentait parfaitement elle-même, mais privée de toute connexion. Elle surgissait lentement au sein d’un univers inconnu, naïade sortant de l’onde dans un bond vertical. Chose étrange : au lieu de l’angoisser, ce grand vide lui procurait une impression de bien-être infini.

Un glissement. Une femme vêtue de blanc vint planer au-dessus d’elle, la scruta, lui caressa le front et émit quelques sons. Deux silhouettes d’homme s’inscrivirent de part et d’autre de sa personne.

Elle éprouva une confuse sensation de « déjà-vu ». Ces êtres proféraient des mots puisque leurs lèvres remuaient, mais elle ne comprenait pas ce qu’ils disaient.

Ces présences troublèrent sa félicité et elle ferma les yeux.

Son message fut perçu car, lorsqu’elle laissa de nouveau errer son regard, les trois visiteurs n’étaient plus auprès d’elle. Elle ressentit du soulagement.


— Comment la trouves-tu ? demanda Vicino à Adolf.

— L’essentiel est qu’elle réagisse ; sa sortie du coma permet tous les espoirs.

Deux gardes du corps attendaient le Parrain dans le grand couloir peint en jaune. Les quatre hommes gagnèrent la sortie. Leurs pas résonnaient à peine sur le revêtement plastique du sol.

— Crois-tu qu’elle nous reconnaîtra un jour ? fît Gian Franco.

— Sans aucun doute, affirma Hitler. Elle revient du néant : il faut lui laisser le temps de récupérer.

— Tu sauras être patient, Adolf ?

— Ce qui importe, c’est qu’elle vive, répondit-il prudemment.

Parvenu au parking de l’hôpital, le Don demanda à l’Autrichien ce qu’il comptait faire.

— Si votre emploi du temps le permet, j’aimerais parler un peu avec vous.

— Viens !

Ils montèrent dans la Mercedes blindée et se laissèrent conduire en silence. À présent, ils se méfiaient de tout et de tous, ne se permettant des discussions confidentielles qu’une fois claquemurés dans l’appartement.

Tout à coup, comme ils atteignaient un carrefour du centre, le chauffeur pila sec.

— Eh bien ? gronda Gian Franco.

En guise d’explication, l’automédon désigna un marchand de journaux à trois mètres d’eux.

— Vous voyez ce que je vois ? demanda-t-il.

Vicino chaussa ses lunettes et considéra l’éventaire, entièrement drapé d’un quotidien du soir dont la manchette hurlait :

« Règlement de comptes dans la Camorra »

NUIT ROUGE POUR UN MEMBRE INFLUENT DE LA COSA NOSTRA.

Va l’acheter ! ordonna le Parrain sans émotion apparente.


L’homme d’escorte obéit. Il revint avec deux exemplaires, car il en avait acheté un pour lui.

— Tu as bien fait de le prendre en double, dit le Don d’une voix neutre, ainsi le signor Hitler pourra lire en même temps que moi.

Vicino n’avait pas terminé l’article en arrivant à destination.

Il prit place dans l’ascenseur, à lui seul réservé, tenant son journal chiffonné sous le bras. Ses lunettes, oubliées sur son nez, lui composaient un regard globuleux de batracien. Il s’abstint de toute expression de connivence avec Adolf. Mais dans son bureau, il déclara en s’abandonnant entre les bras de son fauteuil :

— Tu es unique !

Le garçon sourit sans orgueil. Il contemplait avec enjouement les sous-titres émaillant le compte rendu de ses méfaits… Les délirades de la presse du sang l’amusaient toujours ; il considérait les journalistes de faits divers comme des poètes du sensationnel.

Le Parrain acheva posément sa lecture. Il ne s’était débarrassé ni de son chapeau, ni de son pardessus léger. Par instants, il se raclait la gorge et expectorait dans son mouchoir à carreaux.

Lorsqu’il eut totalement achevé de lire l’article, il ôta enfin ses lunettes et pinça l’arête de son nez.

— Ton comportement donne froid dans le dos. Seigneur ! Tu as accompli tout cela en une nuit !

— Ce n’étaient pas les travaux d’Hercule, répondit Adolf.

Après un instant de réflexion, le chef de la Camorra déclara d’une voix ferme :

— Je veux que tu assures ma succession.

— Vous savez bien que c’est impossible, vous me l’avez dit vous-même. Il n’y a qu’aux U.S.A. qu’un homme venu d’ailleurs peut se hisser aux premières places. Mais je n’ambitionne pas la vôtre, Don Vicino. Je sens que mon avenir n’est pas ici, d’ailleurs je ne me sens pas d’avenir.

Gian Franco se signa large.

— Ne parle pas ainsi. Personne n’est en mesure de prévoir son destin, sauf s’il est atteint d’un mal incurable, ce qui n’est heureusement pas ton cas.

Le jeune homme eut un mystérieux sourire.

À ce moment-là, le téléphone retentit. Le Don décrocha.

Il ne s’annonçait jamais : son silence manifestait sa présence. L’interlocuteur se mit à parler. Il l’écouta, sourcils froncés, les yeux ouverts sur ses pensées intimes.

Grazie ! fît-il en conclusion.

Il raccrocha et se tourna vers Adolf.

— Le vieux Carlo Zaniti est mort, annonça-t-il. Sa gouvernante l’a retrouvé pendu en rentrant de vacances.

— Un suicide ?

— Est-ce qu’on se suicide à son âge !

50

En passant devant l’école, il vit que c’était la récréation. Des grappes de marmots se bousculaient en poussant des cris qu’Adolf trouva plus stridents que ceux des écoliers autrichiens. Sofia les surveillait en compagnie de deux collègues ; les trois femmes adoptaient des attitudes de commères de village : bras croisés haut, une jaquette de lainage jetée sur les épaules.

Sans trop savoir pourquoi, il fut ému par la jeune enseignante. Il lui découvrit une beauté sans afféterie. Dans son univers familier, elle perdait son expression inquiète de timide craignant constamment de ne pas être à la hauteur des circonstances. Il eut, un bref instant, la tentation de se montrer, la repoussa et continua sa route qui, précisément, le conduisait chez elle.

Hitler put, sans grand mal, pénétrer dans la bicoque par la porte vitrée de la cuisine. Des coings s’alanguissaient dans un compotier de faïence ; ils dégageaient avec force leur mélancolique odeur. De l’index, il caressa l’imperceptible duvet les enveloppant. Ces fruits au goût râpeux lui mirent inexplicablement du vague à l’âme car ils lui rappelaient la maison de Mutti. Une fois de plus, il se reprocha de laisser la vieille femme sans nouvelles. Pourquoi entretenait-il comme à plaisir ce louche remords ?

Il passa dans la chambre à coucher qui sentait l’eau de Cologne. La pièce reflétait une sorte de chasteté naturelle et de religiosité. Des gravures pieuses se morfondaient dans des cadres sombres. Une seule était païenne. Elle représentait un animal fabuleux, aux yeux exorbités, aux pattes griffues, aux dents carnassières, lové au premier plan d’une cité moyenâgeuse. Le monstre guignait un innocent troupeau de moutons pâturant à proximité. Entre l’image et le cadre on pouvait lire, en petits caractères : « Le Dragon de Cracovie » de Sébastien Munster. 1550.

Adolf oublia le dessin pour procéder à une exploration minutieuse de la chambre, toujours taraudé par l’arrière-pensée que quelque chose de particulier s’y trouvait. Il aimait ces prémonitions qui l’induisaient à se croire « marqué d’un signe ».

Il chercha en quoi cette œuvre vieille de cinq siècles le dérangeait. Les bondieuseries napolitaines faisaient partie des lieux ; il existait sûrement les mêmes dans tous les logis de Saviano, voire de l’Italie du Sud. Ici, l’on vivait du crime et de la religion. Amour et mort étaient complémentaires. L’Autrichien comprenait parfaitement ce pays échevelé qui le séduisait par son côté fou, si différent de la Germanie.

En désespoir de cause, il revint à la gravure. Pourquoi se trouvait-elle dans cet humble logis ?

Et puis il eut un trait de lumière : l’un des deux militaires de la Wehrmacht échappés du bunker était, son nom l’indiquait, d’origine polonaise. Il avait séjourné dans cette maison. Qu’il y ait laissé des traces de son passage semblait logique.

Hitler décrocha Le Dragon de Cracovie, le retourna pour en examiner l’encadrement. Celui-ci remontait à plusieurs décades. Le carton servant de support se piquetait de moisissure. Il se sentait en proie à un sentiment bizarre, pareil à celui qu’éprouve le sourcier lorsque son pendule réagit. Il hésita peu : explora les autres pièces et choisit, dans le salon, une image sainte ayant à peu près les dimensions du sous-verre qu’il venait de prendre. Il la fixa au clou qui supportait le Dragon, sachant combien l’accoutumance gomme l’acuité visuelle, des mois passeraient avant que Sofia s’aperçoive de la substitution.

Il se retira en dissimulant le Dragon sous sa veste.

Ayant gagné sa chambre d’hôtel, il s’y enferma et entreprit de désencadrer la gravure. Il constata alors qu’il s’agissait d’une simple carte postale grand format. Quelques lignes figuraient à l’emplacement réservé à la correspondance. On les avait écrites en polonais, langue qu’ignorait le jeune homme. L’adresse portait comme libellé : Artur Sowa — SAVIANO — Italia.

Perplexe devant ces mots qu’il ne pouvait comprendre, l’Autrichien réfléchit.

L’idée lui vint de téléphoner à l’ambassade de Pologne à Rome. Il fut en ligne avec plusieurs interlocuteurs avant d’obtenir quelqu’un parlant polonais. Lorsqu’il l’eut trouvé, il dit être journaliste et avoir besoin d’une traduction de quelques lignes concernant un fait divers. Il épela les mots tracés sur la carte pour qu’ils fussent clairs. La personne en ligne les déchiffra au fur et à mesure :

Comme vous le voyez au dos, le Dragon est arrivé à destination. Il vous remercie et moi je vous bénis.

Apparemment, ce message ne signifiait pas grand-chose, il lui accorda cependant beaucoup d’importance.

Il resta plus d’une heure allongé sur son lit, entièrement vêtu, les bras en guise d’oreiller. Une foule de réflexions l’assaillaient, qu’il accueillait avec sang-froid.

Par instants, il éprouvait le besoin de faire une pause afin de stimuler ses impressions.

Après cette méditation baignant dans ce que les photographes nomment « un flou artistique », le garçon se leva, se recoiffa et gagna la mairie de Saviano.


Comme dans la plupart des petites communes, celle-ci n’ouvrait pas en continu, mais seulement trois fois la semaine et encore à des heures fantaisistes. Par grande chance, sa visite s’inscrivait dans l’un de ces créneaux.

Un sexagénaire maussade le reçut, qui savait la vie précaire et les humains peu conformes à ce que l’on pouvait espérer d’eux. Il devait se raser à regret, avait le poil dur, l’œil enfoncé et une forte moustache belliqueuse. Il portait une veste de velours côtelé sur une chemise écossaise raidie par la crasse.

Il examina le jeune homme avec défiance, ayant tendance à considérer tout étranger en ennemi réel ou potentiel.

Cet être peu altruiste attendit que son visiteur parle. La cigarette pratiquait une brèche rousse dans l’impétueuse moustache grise.

— Vous êtes le sindaco demanda Adolf.

Le vieux bonhomme acquiesça sans joie, comme s’il regrettait sa charge municipale.

— Je suis clerc de notaire à Vienne, Autriche, je cherche des renseignements concernant deux militaires allemands qui ont séjourné à Saviano en 1945. Cela vous dit quelque chose, monsieur le maire ?

Le premier magistrat de la commune explora sa mémoire.

— Évidemment, vous deviez être très jeune à l’époque ? ajouta Hitler.

— J’avais vingt ans, soupira l’homme.

— Donc vous étiez déjà adulte. Vous vous rappelez ces hommes ?

Son interlocuteur acquiesça.

— Nous ne savions pas qu’il s’agissait d’Allemands ; ils se prétendaient polonais.

— L’un d’eux l’était en effet.

— Je vois duquel vous parlez. Il était prêtre.

Le garçon sursauta :

— Vous en êtes certain ?

— Il se rendait à la messe tous les matins, souvent d’ailleurs il la concélébrait.

— Et son compagnon ?

— Lui sortait peu : il paraissait malade et portait toujours un pansement au front ; il se déplaçait difficilement avec une canne.

— Où logeaient-ils ?

— Chez un certain Sowa, également d’origine polonaise. Il habitait une petite maison, non loin d’ici ; il y exerçait le métier de cordonnier. Il était estropié d’une jambe, ou avait un pied bot, je ne me souviens plus. Il louait la masure à Anselmo Curatti, le minotier de Mondali qui l’avait habitée un temps avant de faire fortune pendant la guerre.

— Très intéressant, monsieur le maire, fît Adolf avec chaleur. D’autres sont venus vous questionner à propos de ces gens ?

— Oui, il paraît. Je me trouvais à l’hôpital pour une saleté de phlébite. Mon adjoint les a reçus. Seulement, il a tout juste trente ans et n’a rien pu leur dire.

L’Autrichien fut satisfait de la nouvelle.

— Vous n’êtes pas en mesure de préciser le temps que les deux hommes ont passé à Saviano ?

Le sindaco haussa les épaules.

— À l’époque, je travaillais à Naples et je baisais toutes les femmes qui passaient à moins de dix mètres de moi ; alors vos Polaks, vous pensez !

51

Le Parrain avait à cœur de toujours offrir une monumentale couronne aux funérailles de ses victimes. Celle qui précédait le char funèbre de la mère d’Angelo Angeli devait être portée par deux hommes. On lisait, en lettres d’or sur ruban bleu :

À une mère irremplaçable.
G.F. VICINO

Le camorriste Angeli marchait derrière le convoi, soutenu par son beau-frère. Il ne chancelait pas pour apitoyer la galerie, mais parce que, du jour au lendemain, il se retrouvait sans maman, sans maîtresse, sans gardien et sans stocks. Un pareil faisceau de calamités survenues en l’espace d’une nuit, faisait de lui une sorte de paria, de maudit. Certaines gazettes glosaient sur le meurtre hors série de la belle Éva. Un quotidien du matin publiait la photo d’un pauvre hère en train de laper le vin à même le trottoir, devant les entrepôts. Un autre prophétisait le très proche départ d’Angelo pour une contrée qui lui serait moins inhospitalière.

Médusée, la ville regardait défiler l’enterrement en se signant, non pas pour saluer la dépouille d’une chrétienne, mais pour conjurer le mauvais sort s’attachant à pareils événements. Les gens du cortège restaient silencieux, conscients de traverser à gué une passe dangereuse. On connaissait la détermination du Don, mais son long séjour en prison avait quelque peu écorné sa légende. Une riposte à ce point terrifiante pétrifiait tous ceux qui, de près ou de loin, vivaient de la Camorra.

La partie religieuse se déroula à un rythme rapide. Le chanoine présidant aux destinées de la paroisse avait dépêché un jeune clerc de l’église, empêtré dans ses oraisons.

Ce fut au cimetière que « la surprise » se produisit. Au moment de la bénédiction du cercueil opulent, il s’opéra un certain remue-ménage ; les assistants s’écartèrent comme la terre sous la puissance du soc et Gian Franco Vicino apparut, flanqué de sa garde prétorienne. Contrairement à la coutume, il ne portait pas de vêtements noirs, mais un costume gris clair à fines rayures marine et n’avait ni chapeau, ni cache-col.

Il s’avança d’un pas ferme jusqu’à la bière, s’inclina et, nanti du goupillon de service, l’aspergea copieusement. Après quoi, il se dirigea vers Angeli et l’étreignit.

— Quelle tristesse, Angelo ! fit-il à la cantonade. Que le Seigneur tout-puissant apporte le calme dans ton cœur et ton esprit. Je voudrais te dire à quel point je me sens près de toi dans l’épreuve. Laisse toute amertume et va en paix.

Sa voix grave et pénétrée impressionna si fortement l’auditoire que la plupart des assistants se signèrent. Certains eurent la larme à l’œil.

Hitler suivait la cérémonie à distance, perdu parmi les mausolées baroques. Il réagissait à ces lieux grandiloquents auxquels il n’était pas habitué, si loin des cimetières de chez lui. L’air léger lui apportait les paroles de Vicino et il ne pouvait qu’admirer l’aisance du Parrain. Un virtuose à sa manière.


À son hôtel de Naples, le concierge qui appréciait ses fréquents et généreux pourboires lui annonça qu’il avait une visite.

— Je suppose que cette personne vous attend au bar du haut, fit-il après un regard dans le hall ; elle est arrivée depuis longtemps.

Adolf prit l’ascenseur jusqu’au dernier étage. À l’exception d’un groupe japonais monosyllabiste, l’endroit était désert.

Il descendit alors à son appartement qu’il ouvrit avec sa carte magnétique. La radio fonctionnait dans la partie chambre à coucher. Le plus charmant des spectacles l’y attendait : Johanna, entièrement nue sur le vaste lit compassé.

Son premier sentiment fut l’admiration : il la trouva superbe. Elle représentait le prototype de l’Allemande aux formes parfaites, chez qui la santé est le complément obligatoire de l’esthétique. Sa deuxième réaction fut de gêne. Comment cette pensionnaire venue des États-Unis enterrer ses parents, pouvait-elle s’abandonner dans des poses pour magazines frelatés ?

L’amour poussait-il les femmes à se dévergonder histoire de mieux s’offrir ? Devaient-elles ôter leur âme en même temps que leur culotte afin de rendre plus intense le don de leur corps ?

— Je ne pouvais plus attendre, murmura-t-elle.

Elle remonta ses jambes avec tant d’impudeur qu’Adolf détourna la tête pour refuser la vue de ce sexe délicatement entrouvert.

— Prenez-moi ! implora-t-elle. Vous m’avez transformée. Avant vous, je rêvais ma vie en fille raisonnable, maintenant je trouve dérisoire les principes bourgeois.

« Mon Dieu, pria Hitler, faites que je sois en mesure de la satisfaire ! »

Il enfouit sa figure entre les jambes qu’elle ouvrait, l’écartela à l’en faire crier, mordit comme un carnassier cette chair rose et neuve, prête à saigner.

Et qui saigna.

52

Depuis la fermeture définitive de son « théâtre », le Commendatore ressemblait à ces chevaux de mine, tractant des charrois dans l’obscurité et abattus lorsqu’ils parvenaient au bout de leur exténuation.

Il avait réintégré son logement où il ne mettait plus les pieds depuis le mariage de Maria. L’endroit sentait le renfermé et la cage à oiseaux car, jadis, « sa fille » y élevait des perruches.

Quand il en poussait la porte, des idées sombres l’assaillaient. L’un de ses oncles, veuf, s’était pendu un soir en rentrant dans un logis identique à celui-ci. Suicide de paysan. Les cordes sont aussi familières aux gens de la terre qu’aux marins. Peut-être en arriverait-il là à son tour ? Cette auto exécution ferait pendant à celle de Zanuti.

Il considérait la mort comme une interminable veillée d’hiver, noire et froide.

Fanutti marcha, le dos rond, dans la bise qui se levait en sifflant. Il se rendait dans une trattoria proche pour y absorber une zuppa di verdura et du pecorino sardo à l’huile piquante.

C’était le second soir qu’il y dînait et il éprouvait déjà une sensation d’accoutumance. Elle préfigurait ce qu’allait être sa vie dorénavant : une succession d’humbles habitudes.

Au moment où il atteignait l’établissement, deux brefs coups de klaxon sollicitèrent son attention, il avisa la Mercedes du Parrain arrêtée sur un stationnement prohibé. La face de carême de son « ami » était visible à l’arrière.

Le garde du corps quitta le gros véhicule pour s’approcher d’Aurelio.

— « Il » veut vous voir, annonça-t-il avec la brièveté coutumière aux seconds couteaux de l’Organisation.

Fanutti ne répondit pas mais traversa la rue. Le porte-flingue lui ouvrit la portière. Le Commendatore monta à bord du véhicule.

— Salut ! fit-il. Ton carrosse sent de plus en plus le produit pharmaceutique.

Le Parrain resta silencieux.

— Eh bien, on ne démarre pas ? soupira l’ancien forain.

— Aurelio, chuchota Gian Franco, je ne veux pas te tuer, si ce n’est, peut-être, avec une horrible nouvelle : Maria est morte en fin d’après-midi.

Fanutti parut ne pas comprendre. Il tourna la tête vers son ami d’enfance.

— Qu’est-ce que tu entends par là ? demanda-t-il.

La gaucherie de la question décontenança Gian Franco.

— Voici une douzaine de jours, elle a eu un accident de voiture, en Autriche, qui l’a plongée dans le coma. Son état s’améliorant, je l’ai fait ramener à Naples par avion sanitaire. Sans être vraiment optimistes, les médecins estimaient qu’elle pouvait s’en sortir ; et puis elle est morte tantôt d’un arrêt cardiaque…

— Tu ne m’as pas fait prévenir ! murmura le Commendatore. Tu m’as volé ses derniers jours !

— Elle était dans le coma.

— Elle, mais pas moi ! J’aurais pu me pencher sur son visage, baiser ses paupières et ses tempes, là où poussaient des cheveux fins et doux qui sentaient encore le bébé… Elle était ta fille, crois-tu ? Mais as-tu connu ses premiers dessins, ses premières tresses, ses jupettes retroussées ? Tu ne l’auras jamais entendue gazouiller des mots incompréhensibles que chacun interprétait à sa façon.

« Elle a eu un accident en Autriche, dis-tu ? C’est toi qui l’y avais envoyée, naturellement ! Elle est morte par ta faute, Giani, parce que tout ce que tu approches s’anéantit. Tu ressembles de plus en plus au squelette à la faux. Tu décimes sans pitié ; peut-être même avec plaisir. Et tu ne sors de chez toi que pour enterrer tes victimes. J’ai payé un gredin pour supprimer ton traître d’avocat, ce sera le seul meurtre de ma vie car je découvre combien la vengeance est une chose dérisoire qui ne solutionne rien. »

Il sortit de la voiture, mais continua de parler depuis la rue.

— Notre durée humaine se termine, reprit-il ; qu’en aurons-nous fait, mon tendre ami ? Rien, puisque nous ne laisserons pas d’enfant dont les veines charrieraient notre sang. Deux mulets, voilà ce que nous sommes ! Deux mulets, Gian Franco, deux mulets…

Il claqua la portière avec le pied, alla s’asseoir sur la bordure du trottoir, plaça ses poings sur ses yeux et se mit à pleurer à gros sanglots.

53

Il avait dévasté son sexe en la mordant bestialement, mais cette blessure la comblait de bonheur. Son tempérament germanique appréciait la féroce caresse. Pareille voie de fait lui apparaissait comme la concrétisation de noces sauvages, à la mesure de leurs amours.

Sa souffrance la rendant momentanément inapte à l’étreinte, baisers et attouchements dans d’autres zones leur apportaient d’estimables compensations. La carence sexuelle que redoutait Adolf ne s’étant pas produite, le jeune homme se livrait à des débordements plus intenses encore que ceux qu’il devait à Maria. La mort de cette dernière l’avait déconcerté, bien que prévisible.

L’enterrement de la jeune femme fut moins grandiose qu’on pouvait le craindre ; les pleureuses se montrèrent plus sobres et la peine plus sincère.

Le Commendatore n’y assista pas ; pendant son déroulement, il se taillada les veines du poignet gauche. Il échappa à la mort mais se sectionna un tendon. Cela lui causa une fâcheuse incapacité de la main que l’assurance accepta de prendre en charge par la suite.

La présence d’Adolf aux funérailles resta discrète. La mère de Nino y était venue pour injurier la dépouille de sa bru ; au dernier moment elle s’abstint, le Parrain lui ayant promis qu’on la plongerait, tête première, dans un chaudron d’huile bouillante si elle causait le moindre esclandre.

À l’issue de la cérémonie, Hitler avertit Vicino qu’il entendait quitter Naples un certain temps pour se consacrer à l’enquête relative aux deux militaires. Il en avait pris l’engagement auprès des agents israéliens et jugeait le moment bien venu pour tenir parole.

Non seulement le chef de la Camorra ne chercha pas à le faire changer d’idée, mais trouva cette décision opportune.

Ils s’étreignirent fortement, sachant parfaitement qu’ils ne se reverraient jamais.

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