CRACOVIE

67

L’attitude du vieillard déconcerta Adolf. Celui-ci détournait les yeux de la petite créature folle de douleur et continuait de boire son café. Sa compagne se précipita en hurlant hors de la masure, pour offrir sa tête échaudée à la pluie déclinante.

— Vous ne trouvez pas que j’ai des manières un peu cavalières, monsieur Hubber ? demanda le jeune homme.

Le presque centenaire ne répondit rien. À croire qu’il n’avait pas entendu. Cependant, Hitler sentait qu’il suivait le déroulement de la scène.

— Vous pensiez que quelqu’un vous retrouverait un jour ? continua-t-il.

Au lieu de réagir, le patriarche acheva son café d’une main ferme.

Le garçon le laissa pour se lancer à la poursuite de la femme égarée, qui courait dans tous les sens en couinant. Il n’eut aucune peine à la rejoindre, la prit par un bras, la fît pirouetter et sans un mot voulut la faire rentrer.

Adolf s’aperçut alors que Karl Hubber avait profité de sa brève sortie pour fermer la porte. Il la poussa de toutes ses forces, sans résultat. Il crut se rappeler qu’une barre de bois, passée dans des ferrures la maintenait bloquée. Furieux, il se mit à donner des coups d’épaule dans cet assemblage de rondins.

— Si vous n’ouvrez pas immédiatement, cria-t-il à l’occupant, je mets le feu à la cabane !

Comme il achevait ces mots, de la fumée sortit par un interstice, au bas de la porte.

— Ce rat est en train de se faire griller ! s’affola l’Autrichien.

Il était ivre de fureur à la pensée qu’Hubber, à peine découvert, allait lui échapper à tout jamais. Bandant ses muscles, il renouvela en vain les coups d’épaule. Cette construction de boy-scouts le tenait en échec.

Alors, il courut à sa moto, arracha la bâche, et entreprit de la faire démarrer. Il avait été bien inspiré d’en protéger le moteur car elle répondit rapidement à ses sollicitations. Adolf se rua dans le sous-bois, sans se préoccuper des branches qui le cinglaient et fonça avec intrépidité sur la porte.

Il y eut un choc violent, un bruit de bois brisé tandis qu’un nuage noir jaillissait de la masure. La machine cala après quelques soubresauts de bête terrassée.

Le garçon escalada son véhicule bloqué dans l’encadrement de l’huis. Il découvrit un brasier de faible dimension et comprit qu’il arrivait trop tard pour sauver les papiers en train de se consumer. Il s’approcha du foyer agonisant. Des morceaux de feuilles servant jadis aux tirages des plans restaient presque lisibles. Il les rassembla en un petit tas de résidus sur lesquels subsistaient des traces de dessins et d’écriture gothique. « Un expert saura peut-être en tirer quelque chose », songeait-il, sans trop y croire.

Dans la pénombre rougeoyante de cette fin d’incendie, il aperçut le vieux allongé sur le sol contre le mur du fond. Il le crut mort, mais l’ayant retourné sur le dos, il constata qu’Hubber avait plaqué sa bouche contre un trou produit par l’éviction d’un nœud dans le bois.

Hitler le souleva sans grand mal. Malgré sa maladresse congénitale, il parvint à le sortir. La pluie avait cessé, mais s’égouttait en abondance des arbres. Les deux hommes furent immédiatement trempés.

Le jour, provisoirement expulsé par l’orage, revenait timidement à la charge. Les oiseaux, rendus silencieux, retrouvaient des trilles nouveaux. Adolf écouta, pris par une certaine magie de l’instant.

— Dans le fond, ça a dû être bien, murmura-t-il, faisant allusion à la longue retraite de ces gens.

Il tiqua en apercevant un petit bras qui dépassait de la carcasse de son tricycle. Il s’approcha de l’épave et découvrit la naine broyée par l’engin. Au moment de son rush, il avait fermé les yeux pour tenter de les protéger et n’avait pas vu la femme.

Le bonhomme s’assit, épuisé, dans une flaque d’eau. Il entourait ses genoux de ses mains décharnées et gardait la tête pendante, indifférent à tout.

La fumée s’estompait, le feu mourait. Une ambiance de calamité s’appesantissait sur les Carpates.

Adolf se sentait trop courroucé pour céder au désespoir. Il essaya de désencastrer le side-car de la porte. Ce fut laborieux, le cadavre bloquait la moto. Il mit la marche arrière, emballa le moteur, et finit par extraire le véhicule démantelé de sa fâcheuse posture.

— Fumier ! lança-t-il à Hubber. Me voilà coincé ici par votre faute. Si j’avais su que les documents étaient brûlés, je vous aurais laissé cramer !

Il crut entendre un bruit à l’extérieur, s’approcha du sentier. Sa stupeur fut intense de voir survenir trois individus, parmi lesquels l’agent israélien qui l’avait mandaté pour cette mission. Sa ressemblance avec Ben Gourion lui parut plus évidente encore qu’à leur première rencontre. Deux hommes l’accompagnaient, jeunes et athlétiques.

Ils avaient laissé leur voiture à distance : une Range Rover de couleur verte, crépie de boue comme après un rallye.

En apercevant Adolf, le chef lui adressa un signe joyeux.

— Salut ! fît-il en s’ébrouant. Comme vous le voyez, le métier d’agent secret n’a pas que de bons côtés !

Il vint à lui, la main tendue. Son regard descendit sur le centenaire toujours assis dans l’eau.

— Monsieur prend un bain de siège ? demanda-t-il goguenard.

— Comment m’avez-vous retrouvé si rapidement ? coupa l’Autrichien.

— Question d’équipement ; il suffisait de placer un micro émetteur à l’intérieur de l’une de vos semelles. Idéal pour vous suivre à distance sans éveiller votre attention. Chacune de vos paires de souliers en est munie.

Le garçon lui jeta un regard sombre, furieux de s’être laissé piéger si aisément. L’Israélien le calma d’une tape amicale sur l’épaule.

— Vous avez énormément de talent, mais vous êtes encore inexpérimenté.

— Ce qui ne m’a pas empêché de réussir où vos services ont échoué. Vos ruses ne vous auront pas évité d’arriver trop tard, déclara Hitler avec une joie mauvaise : ce triste sire s’est barricadé dans son piège à rats et a mis le feu aux documents recherchés ; toutefois, j’en ai récupéré quelques lambeaux moins calcinés que le reste.

Son interlocuteur sourit.

— Depuis des années, nous savions ce qu’ils contenaient.

Autant vous le dire tout de suite : vous vous êtes brûlé les doigts pour rien !

— Alors pourquoi m’avoir demandé de les rechercher ?

Le chef ne répondit pas, se tourna vers ses hommes et leur lança un ordre en hébreu. Aussitôt, ceux-ci s’emparèrent du patriarche, le soulevèrent chacun par un bras et le coltinèrent jusqu’à leur voiture.

Les pieds du vieillard traînaient dans les flaques. Impuissant, il se laissait charrier sans participer.

Lorsque le trio parvint près de la Range Rover, ils firent asseoir Karl Hubber sur le haut marchepied du véhicule, après quoi, l’un d’eux s’en fut chercher une mallette métallique dans le coffre de l’auto.

— Que faites-vous ? s’enquit le garçon.

— Une rectification.

« Ben Gourion » plaisantait, mais on devinait que le cœur n’y était pas, qu’une gravité profonde l’étreignait. On eût dit qu’il vivait un moment capital de sa carrière, probablement même de sa vie.

À quelques pas, le vieux dodelinait contre la carrosserie de la voiture.

— Il était temps ! soliloqua l’Israélien.

— De quoi ? demanda Adolf.

— De le récupérer, car il y a des individus qui n’ont pas le droit de mourir de leur bonne mort.

— Qui est donc ce Karl Hubber ?

— Un homme dont la vie fut particulièrement dérangeante.

— Et l’autre, Frantz Morawsky, le religieux ?

— Quelque chose comme un maître de conscience, un guérisseur aussi, qui devait avoir des dons.

Ses assistants venaient de mettre en batterie du matériel photographique ; ils tirèrent une succession de clichés au polaroïd, les laissèrent se développer en les chauffant contre leur poitrine.

Lorsqu’ils en eurent un certain nombre, ils dressèrent un appareil sophistiqué sur un trépied.

Pendant ce temps, le chef examinait les instantanés. Il en choisit un et revint à son interlocuteur.

— La photo est réussie ? interrogea-t-il en la lui montrant.

— Tout à fait, admit le jeune homme, après avoir considéré l’image.

Ben Gourion sortit un stylo à mine de feutre de sa poche et, se servant du dos de son compagnon comme pupitre, se mit à la crayonner.

Il se retourna en la secouant et la lui présenta de nouveau.

— Et à présent ? demanda-t-il.

L’Autrichien saisit l’épreuve retouchée et poussa un cri. L’agent du Mossad avait dessiné, sur le visage d’Hubber, une petite moustache et une mèche de cheveux tombante.

68

Ce fut l’un de ces instants d’égarement au bout desquels le temps peine pour retrouver son cours normal, comme lorsqu’on vient d’être télescopé par le malheur. Tout se brouillait, puis s’assemblait différemment, suivant la magie d’un kaléidoscope agité.

« Il est vivant ! se disait-il. Ce monstre a presque doublé son âge depuis son règne apocalyptique. » Perdu dans la somptueuse solitude de la forêt, il se prolongeait. Pas surprenant que sa vie ascétique d’ermite lui eût suffi !

Quelle autre forme d’existence peut-on mener après qu’on ait été ce démiurge malfaisant ? La pluie, le vent, le soleil composaient son nouvel empire. Peu de choses séparaient le jour de la nuit. Que subsistait-il de son abominable passé ? Une doctrine endettée, des monceaux de cadavres et des torrents de larmes ! Une honte universelle ! Dieu bafoué !

Le religieux avait sauvé le Führer en l’emmenant dans ses Carpates natales. Qui aurait pu l’imaginer en Pologne ? N’était-ce pas le dernier endroit au monde où on l’aurait cherché ?

Celui qu’il appelait « Ben Gourion » lui montra le vieux.

— Il constitue pour moi le résultat d’années d’enquêtes, déclara-t-il avec quelque fierté.

— Vous le saviez vivant ?

— Je le sentais, ce qui est beaucoup plus puissant. J’étais gamin quand on a annoncé sa mort dans le bunker, pourtant pas une seconde je n’ai cru à son suicide.

— Vous habitiez l’Allemagne ?

— Non, heureusement. Je suis ukrainien. Si je vous disais que j’ai vu le jour à moins de cent kilomètres d’ici !

Adolf comprit que ce moment resterait à jamais le plus beau de son « commanditaire ».

— Comment a-t-il pu s’en tirer ? demanda-t-il.

— Machiavel ! Quand il a compris que la situation était perdue, il a commencé à préparer son anéantissement physique, avec l’aide de gens qu’il a « neutralisés » aussitôt après. Il savait que même incinéré, un homme laisse des traces : sa denture principalement. Il a donc fait rechercher un individu qui lui corresponde au plan de l’orthodontie et des mensurations.

— On a déniché ce sosie morphologique en la personne du sous-officier Karl Hubber ? interrogea l’Autrichien.

— Exactement. Et l’on a pratiqué sur lui des interventions dentaires identiques à celles subies par le Führer.

— Pauvre type : on lui aura pris sa vie et son identité. Vous croyez que le père Morawsky était au courant ?

— Sans aucun doute, mais en pensant que la substitution avait été réalisée avec le cadavre d’un combattant. Il a vu dans ce subterfuge la possibilité d’accomplir une grande œuvre.

— Le salut, non pas du Führer, mais de son âme ?

« Ben Gourion » lui fît face, le regard scrutateur sous ses épais sourcils gris. On lisait sur son visage cette fatigue désenchantée qu’entraîne le succès.

— Vous avez tout compris, assura-t-il. Je ne peux mieux vous témoigner mon admiration qu’en vous laissant la vie sauve, malgré mon souci de la discrétion.

Adolf eut un sourire froid et triste.

— Merci, mais je crains que ce ne soit pas un cadeau.

— Vous souffrez d’être un garçon exceptionnel ? demanda son interlocuteur.

— Celui qui sort de la normalité n’a pas sa place dans la société.

— Comme lui ? s’enquit l’Israélien en désignant le centenaire.

— Probablement. Qu’allez-vous en faire maintenant ? questionna Adolf Hitler junior.

L’Israélien haussa les épaules.

— Que voudriez-vous que nous en fassions ? Nous n’allons pas ressusciter ce dragon au moment où l’humanité commence à guérir des plaies qu’il lui a infligées.

Il mit la main sur le bras de son jeune compagnon et ajouta :

— Nous avons des pelles et des pioches dans la voiture ; j’espère que vous allez nous aider ?

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