CRACOVIE

63

Un tramway bleu, composé de trois voitures, passa en faisant miauler les rails dans la courbe. Hitler regarda les vitres scintillantes criblées de gouttes de pluie. Une sarabande de têtes, en majorité blondes, défilèrent. Mornitude du quotidien irréparable.

Soudain, il se trouva à moins d’un mètre du vieillard qui l’avait reçu lors de sa visite à l’évêché. Comment se nommait-il, déjà ? Oh ! oui : le père Nieztezic. Vivement, il lui adressa un geste empreint de respect, auquel l’homme d’Église répondit par un sourire.

Puis le convoi en s’éloignant lui restitua la perspective de la place. Une énorme pompe à main dressait sa silhouette anachronique au milieu de l’immense esplanade. Des touristes venaient y remplir leurs bidons.

Flâner le culpabilisait. Il jugeait son enquête au point mort, privée d’impulsion.

Il tressaillit en sentant une main saisir son coude. C’était Nieztezic, tout sourire derrière sa barbe.

— Je suis descendu du tramway en vous apercevant, dit-il ; j’aime les rencontres organisées par le Seigneur.

— Auriez-vous du nouveau concernant le père Morawsky ? s’enquit Adolf.

— Officiellement, non, dit le religieux.

— Et officieusement ? se permit-il d’insister avec une mimique charmeuse.

Le doux vieillard regarda, perplexe, le Rynek Glowny, comme s’il s’attendait à y voir déboucher un régiment de blindés soviétiques.

— Nous serions mieux pour parler dans un endroit discret.

— Une église ? demanda l’Autrichien en montrant Notre-Dame Mariacki.

— L’office va débuter, objecta le portier de l’évêché, sans chaleur.

— Alors, une brasserie ?

Cette fois, le saint homme jugea l’idée excellente.

Ils gagnèrent un établissement de la place dont le fond pénombreux et désert se prêtait admirablement à des conciliabules.

— Que souhaitez-vous prendre, mon père ? demanda Adolf à son invité lorsque le garçon s’approcha.

Une expression d’envie anima le visage patriarcal.

— Comme vous, risqua-t-il.

— Que penseriez-vous d’un carafon de vodka ?

— Ce sera parfait ; toutefois j’ai peur que l’alcool, avant le repas…

— On pourrait le tempérer en mangeant des harengs à la crème ?

L’ecclésiastique se fît une joie de traduire au serveur la commande formulée en allemand par son hôte.

Hitler ne le pressa pas de parler, sentant qu’il lui restait d’ultimes hésitations. Pour meubler l’attente, il lui présenta une corbeille de bretzels salés. Le prêtre y plongea vivement la main.

Pour lui permettre de grignoter en paix, Adolf parla avec enthousiasme de la foi polonaise obligeant les fidèles en surnombre à suivre la messe depuis la chaussée, à genoux sur le pavé mouillé. Il le fit avec des accents qui amenèrent des giboulées dans les yeux de son compagnon.

Bientôt on leur servit une carafe d’un tiers de litre et deux assiettées de harengs à la crème sur un lit d’oignons. Un premier verre « d’eau de feu » colora les pommettes du vieil homme.

— Que vouliez-vous me dire à propos du père Morawsky ?

— Que nous étions au séminaire ensemble !

— Ce n’est pas possible !

— Mais si : il n’avait qu’une année de plus que moi ! C’était un utopiste, une sorte de moine-chevalier dont l’idéal s’encombrait d’un courage inemployé. Il est né plusieurs siècles trop tard. Cet être avait un tempérament de Croisé.

Le religieux parlait en mastiquant. La crème dans laquelle baignaient les harengs emperlait barbe et moustache. Il avala une rude bouchée grâce à l’assistance d’un nouveau verre d’alcool.

— C’est de la bonne ! affirma-t-il en se resservant. Puis il parut méditer et déclara, d’un ton « ailleurs » :

— Il doit être mort depuis un bon bout de temps.

— Qu’est-ce qui vous le donne à penser, mon père ?

— La dernière fois que je l’ai vu, et ça ne date pas d’hier, il m’a semblé très malade. On venait de l’opérer d’un cancer, m’a-t-il appris ; de l’estomac, je crois…

— Quand était-ce ?

— L’année où Karol Wojtyla a été élu pape (il se signa), en 1978, cela fait dix ans.

— Il habitait Cracovie ?

— Il y a séjourné le temps de son opération ; il s’apprêtait à repartir dans les Carpates où il vivait depuis la fin de la guerre.

— Il vous a donné son adresse ?

— Non. Et je ne la lui ai pas demandée. Dans la conversation, il m’a dit en riant qu’il se trouvait à peu près à égale distance de l’Ukraine et de la Tchécoslovaquie.

Une soudaine surexcitation chauffa la poitrine d’Adolf. Se pouvait-il qu’il touchât au but ? Son allégresse fut tempérée par le probable décès de ce singulier prêtre.

À grand renfort de vodka, il essaya d’en apprendre davantage, mais son invité ne savait rien de plus. L’âge et la vie feutrée de l’évêché avaient engourdi sa mémoire.

— Je vous remercie pour votre aide précieuse, dit le garçon, avec sincérité. Me permettez-vous de vous faire un don à l’intention de vos pauvres, mon père ?

— Je n’ai pas d’autres pauvres que moi-même, repartit avec humour l’ecclésiastique. Grâce à cette collation impromptue, vous venez de m’accorder un instant de bonheur impie dont il va me falloir faire pénitence.

Il avança ses doigts décharnés sur l’avant-bras du jeune homme.

— Je devine une grande détresse en vous, mon ami. Quelque chose m’avertit que votre existence sera brève ; mais il ne faut rien craindre !

Hitler lui sourit et murmura d’une voix paisible :

— Je ne crains rien.

64

L’après-midi, il voulut louer une voiture mais se heurta à une difficulté inattendue : les agences polonaises ne traitaient qu’avec des clients de plus de 21 ans. Il regretta de n’avoir pas falsifié sa date de naissance en même temps que son nom sur son passeport,

Il s’en alla traîner dans Kazimierz, le quartier juif, peuplé de soixante mille habitants avant la guerre et qui en comptait moins de cinq mille aujourd’hui.

Presque tous les hommes portaient la kippa ; ceux qui circulaient tête nue, des étudiants pour la plupart, croisaient leurs deux mains sur la tête pour pénétrer dans la synagogue. Ils paraissaient joyeux et avaient à peu près son âge. Adolf les envia confusément d’avoir connu tant de martyrs et de demeurer aussi sereins.

Personne ne prenait garde à lui, il l’avait déjà remarqué : il était transparent et laissait tout le monde indifférent. Il entra dans une librairie, fit l’emplette d’une carte routière consacrée au sud du pays, puis alla s’asseoir sur une borne d’incendie pour l’étudier sans plus attendre. Il constata que l’extrême sud-est formait une sorte d’appendice entre la Tchécoslovaquie et l’Ukraine. Il fut immédiatement convaincu que c’était dans cette excroissance de la Pologne, au cœur des Bieszczady qu’avaient habité Frantz Morawsky et son compagnon Karl Hubber, car c’est l’unique point des Carpates qui soit à égale distance des deux frontières. Il sut que son enquête serait ardue à cause de la langue. Tous ces noms aux consonances barbares l’isoleraient. Qui donc, dans ces régions écartées, comprenait autre chose que le polonais ou le russe ?

Il referma sa carte, déjà meurtrie aux pliures » et reprit sa déambulation. Tout semblait gris et misérable autour de lui. Adolf évoqua les pimpants quartiers de Vienne, encore témoins des fastes romantiques d’antan ; la banlieue, plus modeste où demeurait Mutti, si douillette que le temps s’y perdait comme une source dans du sable.

Son attention fut accaparée par un objet rouge vif égaré dans cette infinie tristesse : une motocyclette britannique équipée d’un side-car. Le véhicule devait avoir plus de trente ans, sa peinture écarlate s’écaillait par endroits et les garnitures de cuir, ravaudées, laissaient échapper leur crin. Un écriteau accroché au guidon annonçait le prix de la vénérable antiquité. Adolf le convertit en lires et l’estima dérisoire. Il s’avança dans un atelier qui puait l’huile de vidange et la soudure au chalumeau.

Un mécanicien roux, court sur pattes, coiffé d’une casquette-réclame, redressait à coups de maillet une aile de voiture défoncée.

Il resta un bon moment, grisé de son vacarme, sans prendre l’arrivant en considération. Enfin il cessa de marteler la tôle et regarda l’Autrichien d’un air interrogateur.

Par signes, Adolf le pria de sortir et lui fit comprendre que la moto l’intéressait pour peu qu’elle fut en état de rouler.

Le visage constellé de taches fauves devint avenant. Pour couper court à un difficile dialogue, l’homme le convia à prendre place dans le side. Il traversa le quartier à faible allure, puis s’engagea dans une voie rectiligne où il força la vitesse. Au cours de son adolescence, l’Autrichien avait été séduit par la moto d’un condisciple qui le prenait à l’arrière de sa longue selle. Le garçon lui avait appris à conduire ce coursier de feu, poussant la témérité jusqu’à le masturber à cent vingt à l’heure sur les autoroutes.

Ce jour-là, seules les ultimes performances de l’engin furent prises en considération. Le garagiste aimait son métier et vendit à Hitler une relique en parfait état. Adolf consacra le reste de la journée en emplettes variées. Il commanda un repas raisonnable au restaurant de l’hôtel Francuski, ne but pas de vodka et se coucha tôt.


Lorsqu’il se réveilla, il se sentit dopé à la perspective de piloter la respectable machine. Elle démarra au premier coup de talon. Il eut une période indécise avant de la pousser ; mais, libéré de la ville, il en devint vite le maître et la chevaucha avec aisance. Il prit la route de Tarnow qu’il avait déjà empruntée avec Lina et s’arrêta pour faire le plein d’essence, car le vieux moteur souffrait d’une soif inextinguible.

Sa fébrilité restait au zénith, comme le temps clément de cette arrière-saison généreuse. Avant de repartir, il consulta la carte et décida d’obliquer sur le sud-est, suivant en cela son plan de route.

Cinquante kilomètres plus loin, il retrouva l’ancien kolkhoze où il avait amené sa « fileuse » pour la questionner. Il fut tenté d’y faire halte mais pensa que ce serait là un geste de sensiblerie et continua son chemin.

Les instants passés avec elle dans ces ruines agricoles lui laissaient un souvenir désagréable parce qu’ils lui avaient démontré à quel point il pouvait engendrer la peur.

Cette fille déterminée répondait à ses questions avec une morne résignation. Elle avait compris, bien avant lui, qu’il allait la tuer. Les assassins en puissance émettent-ils une odeur ?

Il avait contemplé ses seins et ses cuisses, espérant éprouver un réel désir. C’eût été son unique chance de conserver la vie ; seulement, Hitler avait franchi le point de non-retour.

Le temps passait Quelque part, les pigeons sauvages roucoulaient stupidement. Elle n’osait parler, de crainte que le son de sa voix ne déclenchât son trépas. Elle regrettait d’avoir cédé si passivement à ses ordres. Il lui aurait suffi de percuter un autre véhicule sur la route pour être délivrée.

— Eh bien, repartons ! fit-il d’un ton changé.

Ils se levèrent simultanément. Leurs yeux s’accrochèrent. Adolf n’était que douceur ; lentement il hissa les mains aux revers de son imperméable, s’en saisit puis, poussant un cri démentiel, lui fit exécuter un arc de cercle, et fracassa sa tête contre l’arête en saillie d’un encadrement de porte.

Captivé, il vit la mort se substituer à la vie. Lina passa de la lumière à la nuit comme sous l’action d’un commutateur. Il freina la chute de son corps et l’étendit sur le sol, puis ramena l’auto dans la banlieue de Cracovie et l’abandonna en bordure d’un immense terrain vague.

Il était calme, détendu. Presque distrait.


Vers quinze heures, mourant de faim, il s’arrêta non loin d’un sanatorium bâti en pleine montagne, à l’orée d’un village. Une auberge sans style y accueillait les malades afin de leur procurer un semblant de dérivatif.

Il entra dans ce lieu impersonnel, prit place à une table du fond et attendit qu’on voulût bien s’occuper de lui.

La moitié de la salle servait de piste de danse ; une petite estrade supportait trois chaises chargées d’instruments. À cette heure, l’établissement ne comptait que deux routiers avalant du bortsch à grand bruit. Un cabaretier matois, coiffé d’un bonnet de grosse laine, vint prendre la commande. Ses favoris rejoignaient sa barbe, depuis longtemps inculte.

Adolf fit signe qu’il souhaitait manger. Le bonhomme lui demanda s’il était allemand.

— Autrichien, rectifia le garçon, et je m’en flatte.

Du coup, le maître des lieux sortit ses connaissances germaniques. Son client commanda un potage à la graisse d’oie suivi de côtelettes de porc au gratin. À cause de la moto qu’il pilotait, il ne but pas d’alcool mais un jus de fruit.

Les touristes étrangers devaient être rarissimes dans ce pays perdu, aussi le tenancier faisait-il grand cas du sien. Quand il lui eut servi la viande, il engagea la conversation interrogeant le jeune homme sur l’objet de son voyage et ses occupations. Adolf se déclara élève en architecture et expliqua qu’il faisait un périples d’études ; cela parut flatter l’hôtelier.

Après son repas, Hitler eut droit à un verre de vodka obligatoire, « offert par la maison ». C’est au moment de porter un toast que lui vint une idée.

— Jadis, fît-il, mon père a rencontré un religieux qui habitait cette région : Frantz Morawsky. Sauriez-vous s’il vit toujours ?

Le gargotier barbu ôta son bonnet de laine pour aérer une calvitie blafarde. Il se gratta longuement le crâne, comme si cet exercice devait stimuler sa mémoire.

— Je me souviens d’un prêtre dont j’ai toujours ignoré le nom ; il vivait dans la forêt : un type plus ridé que l’accordéon là-bas sur l’estrade ; mais je ne l’ai plus revu depuis mille ans !

— Vous sauriez me préciser l’endroit où il demeurait ?

— Fichtre non ; et ça ne devait pas être la porte d’à côté.

— Il vivait seul ?

— Oui, c’était un genre d’ermite.

— Dans ces Carpates, il ne devait pas être facilement repérable.

L’aubergiste rit en plissant les yeux.

— Vous pensez ça parce que vous venez de la ville. Il existe un moyen facile pour détecter les habitants de la forêt.

— Lequel ?

— La fumée, cher monsieur. L’homme a besoin de feu pour se chauffer et se nourrir. Ça forme des colonnes blanches au-dessus des arbres.

Hitler réprima un élan d’allégresse. La chose allait de soi : on ne dissimule pas le feu, quand bien même on parvient à en cacher les flammes !

65

Il décida de faire du dancing-restaurant son port d’attache. Plusieurs jours durant, il arpenta la région, roulant à faible allure sur les petites routes de montagne, jumelles autour du cou, semblable à quelque officier de liaison d’une guerre démodée. Il sondait les étendues boisées, captant à pleins yeux cette mer végétale changeante, bruissante, mystérieuse. Quand il découvrait des volutes au loin, il se précipitait, abandonnait son side-car au plus près du foyer aperçu. Il s’agissait généralement d’un feu de camp allumé par des jeunes gens ou des paysans venus choisir des arbres destinés à la construction. Malgré ses déceptions répétées, il gardait confiance.

Le soir, il rentrait au dancing. D’ordinaire, le restaurateur n’assurait pas le gîte, mais il avait pris Adolf en sympathie et lui laissait l’usage d’une chambre au confort limité qui donnait au jeune explorateur l’impression d’accomplir quelque stage militaire.

Son dîner se trouvait bercé par le rudimentaire orchestre. Les pensionnaires du sanatorium composaient la base de la clientèle : des gens désorientés par la maladie et par le temps improductif passé dans ces montagnes perdues. Des flirts s’ébauchaient aux sons de vieux succès français et de mazurkas intemporelles. Ce spectacle dégageait une mélancolie fin de siècle pareille à celle que l’on ressent à bord des bateaux de croisière. Hitler ne supportait pas longtemps cette ambiance fellinienne. Il lampait quelques solides rasades de vodka et gagnait sa chambre où la musique du bas retentissait pendant des heures encore.


Le matin du troisième jour, il s’éveilla plus tardivement que d’ordinaire. Le maître des lieux houspillait une femme dont l’Autrichien n’avait pu déterminer s’il s’agissait de son épouse ou de sa servante. Il la criblait de gifles et de coups de genou dans le ventre. La malheureuse subissait ces voies de fait sans crier. Parfois, un horion plus fort que les autres lui arrachait une plainte qui stimulait la rage du violent.

Comme sa brutalité paraissait s’accroître, Adolf jugea opportun d’intervenir avec des paroles conciliatrices mais, emporté par la colère, le gargotier lui flanqua son poing dans la figure et le fît saigner du nez.

Une rage noire saisit alors Hitler. S’emparant d’un tabouret, il l’abattit sur le ridicule bonnet de son hôte. Estourbi, l’homme fléchit les jambes et tomba à genoux.

Calmé, Adolf sortit son argent, compta bonne mesure pour ses trois jours de pension et quitta la singulière auberge.

Il fit chauffer son engin et, pendant ce temps, examina la topographie de la région afin de définir la zone restant à prospecter. Il décida de visiter la partie sud proche de la frontière tchécoslovaque. Il sondait le ciel au-dessus des frondaisons pour y guetter une éventuelle fumée. Un soubresaut de la machine l’obligea d’abaisser le regard. Il vit ses mains trempées de sang : pendant qu’il roulait, l’hémorragie nasale, mal jugulée, avait repris et rougi le bas de son visage, ses vêtements et ses doigts.

Adolf coupa le moteur, s’assura que la machine était stabilisée et chercha de l’eau alentour. Elle ne manquait pas car elle ruisselait de toutes parts. Elle constituait l’une des raisons qui l’induisaient à aimer la montagne, perpétuelle réserve d’onde pure. Une fraîcheur à l’odeur végétale emplissait le sous-bois au fur et à mesure que se dissipaient les émanations polluantes de la moto.

Un craquement le fit se retourner. Il avisa une très vieille naine, dont la peau d’un gris bronze évoquait quelque saurien. Elle portait un fichu noir sur la tête, avait perdu son œil droit et une écume blanche moussait aux commissures de ses lèvres. Elle regardait avec, à la fois, pitié et crainte, cet individu qui saignait abondamment.

Il expliqua, en allemand, qu’il venait d’avoir un accident. À sa vive surprise, la survenante comprit. Elle disposait d’un vocabulaire suffisant pour assurer un échange entre eux. Il lava, à une source, sa figure et ses mains, pensant que l’eau froide allait enrayer l’écoulement, mais il n’en fut rien, son nez tuméfié libérait un filet intarissable.

— Venez ! Venez ! répéta l’espèce de minuscule sorcière en le prenant par sa manche de chemise trempée.

Elle le poussa d’un air obstiné.

— Ma motocyclette ! protesta-t-il. Je ne peux pas l’abandonner !

Elle secoua la tête.

— C’est à côté ! dit-elle en désignant une masse sombre entre les arbres.

Hitler réalisa qu’elle le guidait vers une cabane de rondins semblable à celles illustrant les contes d’enfants. Tout près, se dressait une seconde construction qu’il eut quelque mal à identifier. Il s’agissait d’un genre de campanile haut de trois mètres. Une cloche à vache s’inscrivait dans l’ajourement ; la corde qui l’actionnait était rompue depuis longtemps, et seul le vent l’agitait au gré de ses caprices. Un mètre au-dessous de l’instrument de bronze on avait placé un grand crucifix taillé grossièrement dans du bois de houx.

— Entrez ! fit l’hôtesse en poussant l’huis de sa cabane.

Une pénombre enfumée piquait les yeux et noyait le logis.

Hitler n’y voyait goutte, ce refuge n’étant éclairé que par la porte.

La femme alla à une étagère supportant une batterie de boîtes, se saisit de la plus petite dans laquelle son index en crochet cueillit une noisette de pommade malodorante dont elle farcit avec autorité les narines de son protégé.

— Qu’est-ce que c’est ? questionna la voix faible d’un homme au souffle court.

Adolf distingua, dans l’obscurité devenue familière, un être décharné presque entièrement chauve et sans dents. Sa bouche vide, aux lèvres minces striées de plis verticaux, évoquait l’anus d’un vieux mammifère.

Hitler fut paralysé par l’incrédulité. Les circonstances le prenaient au dépourvu. Le hasard lui proposait brutalement ce qu’il cherchait avec tant d’opiniâtreté.

Son hémorragie s’arrêtant, il annonça afin de se reprendre, qu’il allait chercher des vêtements propres et rejoignit son équipage.

« Et à présent, songea-t-il, comment vais-je opérer ? »

Perplexe, il décida de s’en remettre à son instinct et, après s’être changé, de retourner à la cabane avec une bouteille de vodka sortie de ses fontes.

Le ciel s’était brusquement assombri, lui rappelant une pièce de patronage aux décors de laquelle il avait travaillé : Golgotha. Au moment où le Christ meurt sur la croix, tout s’obscurcissait, les cieux devenaient tour à tour noirs et livides, se zébraient de clartés vénéneuses ; des tonnerres de tôles secouées se succédaient, à la fois grotesques et touchants. Le jeune auditoire, impressionné, se laissait emporter par un élan de ferveur.

Il tendit une bâche sur l’ouverture du side, comme les pêcheurs sur leur barque. Lorsque les premières gouttes se mirent à tomber, il courut rejoindre les vieillards, sa bouteille sous le bras.

La naine venait d’allumer une lanterne qui répandait une forte odeur d’huile rance. À cette chiche lumière, la hutte évoquait une peinture de la Renaissance. Elle lui apparut plus sinistre et démunie qu’à son premier regard.

Il lui offrit la vodka pour la remercier de ses soins ; elle la prit sans plaisir particulier et précisa qu’elle l’utiliserait pour désinfecter des plaies éventuelles car ils ne buvaient pas d’alcool. L’existence de ce couple devait être une interminable agonie.

La pluie se déchaînait avec une fureur perverse qui ébranlait la cabane. La gorgone ferma la porte à grand-peine, s’arc-boutant de tout son corps chétif, des bourrasques rageuses s’opposaient à elle ; Hitler lui prêta main-forte. La cloche du campanile tintait de manière désordonnée. Les arbres hurlaient.

L’Autrichien ne s’attendait pas à pareil déferlement. Sur la foi des idées reçues, il associait volontiers les Carpates, patrie de Dracula, à l’épouvante. Dans le cas présent, on sentait comme une confuse alliance des éléments et de ces êtres en fin d’existence, perdus au cœur de la montagne.

Le vieillard écoutait d’un air pensif, toujours étendu sur sa paillasse craquante. Depuis combien d’années se trouvait-il à la toute dernière extrémité ?

Adolf ne parvenait pas à détacher son regard de ce visage cireux, aux tempes et aux orbites creuses. Ses oreilles blafardes accroissaient la morbidité qui l’avait investi.

— Je peux faire quelque chose ? s’enquit-il auprès de la femme.

— Quoi donc ? interrogea-t-elle.

— Je ne sais pas : aller chercher un médecin ?

— Pourquoi ? Personne n’est malade !

— Votre compagnon ne semble pas très bien.

— Comment serait-il bien : il aura cent ans l’année prochaine !

Vaincu par l’argument, Adolf changea de conversation :

— C’est un parent à vous ?

— Un ami de mon défunt frère.

— Quand je suis entré, il a parlé en allemand, sans accent.

— Parce qu’il est allemand ; c’est lui qui m’a appris sa langue.

Un flot de questions venaient au jeune homme. Il les retint provisoirement car son hôtesse les aurait trouvées suspectes.

— J’espère ne pas vous importuner en attendant ici la fin de l’orage ?

Elle ne répondit rien. Il fut choqué par son manque d’urbanité. En d’autres circonstances, il serait parti sur-le-champ, quitte à être trempé jusqu’aux os ; mais il se refusait à quitter la place. C’est pourquoi il s’assit sur des sacs de plastique étalés au sol.

La naine ranima un feu de brandons dans ce qui servait d’âtre. Lorsque des flammes maigrichonnes s’animèrent, elle y logea le cul noirci d’une casserole.

— Un peu de café, ça nous réchauffera, commenta-t-elle.

Elle prit un tabouret à trois pieds, s’y posa en libérant un gros pet chevalin et proposa sa pauvre face à la chaleur.

Le bois crépitait en se consumant ; de l’eau sourdait de la toiture et formait des ruissellements. Les occupants de la méchante isba se taisaient, aucun d’eux n’accordait plus la moindre importance à l’étranger.

Cette complète indifférence causait à Adolf un insoutenable malaise. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi les deux fugitifs étaient restés terrés pendant un demi-siècle dans cette espèce de bauge sans fenêtre dont la puanteur le chavirait. Un délit de désertion est amnistié avec le temps. D’autant plus que les hommes avaient quitté le IIIe Reich lors de son effondrement. Avaient-ils commis auparavant des crimes contre l’humanité imprescriptibles ? À se perdre en conjectures, devant l’individu qui SAVAIT, une intense griserie le transportait.

Il crut surprendre le regard du supposé Karl Hubber. Le vieillard nourrissait-il des doutes ?

Le café étant chaud, la femme se leva pour aller chercher deux tasses de métal. Elle en emplit une, et la présenta à son compagnon, puis une seconde qu’elle garda pour elle-même. Ce manque total de courtoisie équivalait à un affront.

Cette fois Hitler se leva d’une détente et ouvrit la porte. La pluie diminuait d’intensité, mais le ciel restait sombre avec encore des zébrures vénéneuses. Il distinguait entre les arbres le bas de son véhicule rouge, reflété par l’eau qui montait tout autour. Une puissante odeur d’humus se dégageait de la forêt détrempée.

Il rentra, saisit la queue de la casserole et versa le café restant sur la tête de la naine qui se mit à hurler.

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