MUNICH

45

Frau Schaub habitait un coquet appartement de trois pièces, dans un quartier aisé de Munich. Les fenêtres donnaient sur le parc d’une congrégation religieuse d’où l’on entendait sans cesse bourdonner un harmonium. Loin d’assombrir sa vie, ce lieu de méditation lui apportait un sentiment de détente perpétuellement renouvelé.

Elle avait été brièvement mariée à un alcoolique qui ne s’était jamais trouvé suffisamment à jeun pour lui faire des enfants. L’homme s’en était allé, de sa propre initiative, au moment où elle entamait une instance en divorce. Depuis ce jour bienvenu, elle menait une existence à peu près heureuse, douillette en tout cas, ce qui constitue pour beaucoup l’antichambre du bonheur.

Longtemps, elle avait lié sa vie à celle d’un caniche royal qui lui prodiguait des caresses à la demande ; cependant elle aimait mieux celles des hommes. Le besoin d’amour charnel la prenait à fréquences régulières. Dotée d’un corps fort comestible et d’un visage qui savait se faire avenant, elle débusquait sans peine des partenaires épisodiques. Certains la comblaient, beaucoup la décevaient mais, à tout prendre, elle préférait cette liberté aux liens toujours trop serrés du mariage.

Au lendemain de sa visite à Johanna, elle promenait, comme quotidiennement, un chiffon à poussière sur ses meubles danois en bois blond, lorsqu’un coup de sonnette la fît tressaillir.

Elle se débarrassa de sa blouse à rayures roses et blanches, et découvrit en ouvrant la porte un garçon brun, de taille moyenne, qui lui souriait à pleines dents.

— Madame Schaub ?

Elle crut avoir affaire à un démarcheur pour produits vendus à domicile et perdit toute affabilité.

— En effet ; pourquoi ? opposa-t-elle d’une voix rogue.

— Je viens de la part de Mlle Heineman.

Elle fut désagréablement surprise de voir surgir une tierce personne dans ses tractations avec Johanna. D’autant que le visage du visiteur lui rappelait très vaguement quelqu’un.

Elle le pria d’entrer, le guida jusqu’au living et lui désigna le coin salon.

— Asseyez-vous.

Il remercia d’une inclination de buste et prit une chaise.

— Vous devinez l’objet de ma visite ?

— Pas le moins du monde, fît-elle prudemment.

Le jeune homme coula une main dans la poche de son veston ; lorsqu’il l’en retira, des pierres précieuses étincelaient entre ses doigts.

— Elles sont superbes, n’est-ce pas ? demanda-t-il en ponctuant d’un sourire triomphal.

Aguichée comme une pie, la mère Schaub se pencha pour admirer les gemmes et les prit dans sa main.

— Vous les avez trouvées, balbutia-t-elle.

— La preuve !

— Il y en a beaucoup ?

— Deux fois ça.

Elle réagit, lui coula une œillade sauvage :

— Vous mentez ! Kurt m’avait parlé d’une pleine cassette !

— Parce que c’était un vantard ; une grande gueule ! Elle se mit à détailler Adolf attentivement.

— Attendez ! Mais je vous reconnais ! Vous être le petit pédé dont il s’était entiché et qui l’a tué ! Qu’est-ce que vous trafiquez de nouveau à Munich, misérable lopette ? Après les parents, vous vous en prenez à la fille ?

Hitler eut un sourire lointain.

— Ne jugez pas trop vite, madame.

— Filez !

— Sans que nous ayons parlé ? Johanna m’a chargé de conclure un marché avec vous, je suis son représentant. Elle a besoin d’être assistée : l’affaire est délicate.

Le regard du visiteur était devenu pensif, tel celui du serpent guignant le rat sur lequel il va fondre.

— Puisqu’il en est ainsi, murmura-t-il, rendez-moi les pierres.

Elle secoua négativement la tête et, dans un geste puéril, cacha sa main dans son dos.

— C’est étrange que, parfois, des vieilles salopes comme vous prennent l’allure de petites filles, remarqua le garçon.

Il plaça un shoot d’une rare violence dans le ventre de Mme Schaub. La douleur de la secrétaire fut si intense qu’Adolf put aisément lui ouvrir la main pour récupérer les joyaux.

Quand il les eut replacés dans sa poche, il expédia derechef son pied dans l’abdomen de la femme et gagna la cuisine où il apercevait un escabeau de métal suspendu à un crochet. Il l’amena près de la baie vitrée du living.

Sa victime geignait et ne parvenait pas à reprendre son souffle. Il s’accroupit, ouvrit la large fenêtre, recula pour mieux concevoir la suite de son opération punitive.

Perfectionniste, il s’empara du spray resté sur un meuble, pour en imprégner la fausse peau de chamois. Puis il ôta l’une des chaussures d’intérieur de la femme, sorte de pantoufle de soie bordée de fourrure synthétique.

— Eh bien, je crois que ça devrait aller, amorça-t-il.

On percevait des chants religieux avec, en arrière-fond sonore, la rumeur de la ville. Hitler n’avait jamais été sensible à la musique liturgique. Il la jugeait morbide et « déviationniste ».

— Savez-vous ce qu’il s’est passé aujourd’hui ? dit-il. Figurez-vous que Mme Schaub nettoyait ses vitres, en bonne ménagère qu’elle était. Hélas, elle fît un faux mouvement et tomba de son escabeau. Le hasard voulut qu’elle passât par la fenêtre. Vous imaginez ? Un cinquième étage, ça ne pardonne pas !

Soudain, dans un mouvement de judoka, il la saisit, toujours suffocante, par la taille, l’arracha du sol en une traction d’haltérophile et la précipita à l’extérieur.

La durée de la chute lui parut interminable. Enfin il y eut un choc bête et flasque.

Hitler eut l’impression que l’univers marquait un imperceptible temps d’arrêt.

Avant de se retirer, il coucha l’escabeau sur le tapis en l’orientant de façon convaincante.

46

Par prudence, il avait été décidé qu’il se montrerait le moins possible à Munich. Johanna l’attendait, à deux rues de là, au volant d’une voiture de location, pour le ramener à l’aéroport.

Comme ils y arrivèrent plus de deux heures avant le départ de son vol pour Naples, via Rome, elle alla se garer dans le parking souterrain où ils choisirent une travée isolée.

En fille de caractère, elle ne lui posa aucune question sur ce qui venait de se passer et lui-même n’en souffla mot. Elle l’interrogea, en revanche, à propos de ses projets immédiats, car au cours de leur nuit nourrie d’appels téléphoniques, Hitler lui avait narré son ingérence dans la Camorra. Il lui répondit qu’il enquêtait toujours sur les deux militaires allemands disparus et qu’une intuition laissait espérer une piste. Par contre, ajouta Adolf, un vent de fronde soufflait sur la « Famille » ; il semblait que le Parrain, malade, était contesté, et peut-être en grand danger. Elle le conjura de prendre garde. Il serait tellement absurde qu’il connût un mauvais sort à cause d’un médiocre gangster de province. Il la rassura.

Pour finir de purger ses inquiétudes, elle voulut tout savoir concernant l’état de santé de Maria.

— Davantage que critique ! répondit-il.

— En éprouvez-vous quelque chagrin ?

— Pas le moindre. Les emballements physiques ne laissent aucune trace.

Comme elle insistait, il la fit taire d’un baiser vorace, à ce point ardent et prolongé qu’elle en geignit de plaisir.

— Caressez-moi ! demanda Hitler.

La main droite de la conductrice s’avança jusqu’au pénis triomphal de son compagnon. Il la laissa faire connaissance avec son membre, puis l’en détourna pour l’amener à ses lèvres et baiser ses doigts.

— Je pourrais vous prendre dans cette voiture, dit-il, puisque nous en avons autant envie l’un que l’autre ; mais je veux que nos premières amours soient des noces.

Et il but ses larmes.


Dans l’avion d’Alitalia qui le ramenait, il fit le point sans l’avoir décidé, par le jeu des enchaînements de pensées.

Il était tout juste un homme et pourtant il se mettait à tuer avec une indifférence absolue. Il savait que plus il avancerait dans l’existence, plus il balayerait les gêneurs de sa route. Il agissait avec une sorte de discernement équivalent à du talent. Par exemple, l’exécution de l’ancienne collaboratrice de Kurt s’était opérée dans la plus parfaite aisance.

L’alerte munichoise neutralisée, il allait devoir aider le Parrain à se maintenir sur le trône de Naples, sachant qu’il aurait peut-être besoin de lui pour résoudre le mystère du sac tyrolien. L’acharnement des services israéliens à pourchasser des documents (il optait pour des documents) vieux d’un demi-siècle prouvait qu’il s’attaquait à un secret d’État.

Sous son hublot, le ciel floconneux se confondait avec les sommets alpestres. À le voir se dévider majestueusement, il ressentait une illusoire sensation de puissance. Pareil à ce Jet, son destin le conduisait vers des itinéraires insondables.

Les nuages l’orientèrent sur l’engloutissement final. Image d’enfance : Dieu au ciel, le Démon sous terre, pays du feu !

De l’idée de mort, il passa directement à la brave Mutti qui préparait la sienne, se promit de lui téléphoner en arrivant. Il se reprochait de la laisser sans nouvelles alors qu’en lui consacrant trois minutes de sa vie, il la rendrait heureuse pendant un mois.

Une confuse torpeur disloqua sa capacité d’évocation. Dans un kaléidoscope vertigineux, il se demanda si Maria vivait toujours, si Sofia avait encore ses règles et ce que faisait Johanna à cet instant.

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