Il adore s'installer sur le siège passager, Salamoche. Ça lui permet de renoucher le panorama.
— Où allons-nous ? demande-t-il.
— J'ai envie d'aller retapisser le jardin de Moktar au grand jour, car je ne l'ai vu que de nuit.
Il trouve l'idée judicieuse, voire excellente, et chasse la poussière de son siège avec la queue.
— Tu as du nouveau ? hasarde-t-il.
— Des bribes de pas grand-chose, amertumé-je. Il y a lurette que je n'ai été confronté à pareil massacre. Ce qui me trouble le plus dans cette affaire, c'est que la majorité des meurtres semblent gratuits. L'œuvre d'un fou homicidaire ! Que les petites frappes aient eu besoin de buter Titan, ça peut se concevoir : il se passe des trucs pas jolis au sein d'un trafic de came. Mais à quoi bon une telle hécatombe ? Les quatre honorables gazés partouzards, la servante noire, le jardinier arabe n'étaient sûrement pas mêlés aux sales combines ! Et pourquoi cette cruauté, si ce n'est pour en éprouver de la jouissance ? Folie ! Le terme s'impose ; il est le seul mot susceptible de qualifier la tuerie.
Il n'y a pas grande distance entre Saint-Cloud et Louveciennes. Nous parvînmes chez El Djam en moins de jouge, et peut-être moins encore.
Le môme mangeait une tartine de beurre saupoudrée de Banania en poudre. Assis devant une télévision que je n'avais pas remarquée lors de mes précédentes visites, il contemplait une production ricaine qui aurait fait hausser les épaules à un pingouin.
— Tu es seul ? m'enquis-je-t-il.
— Maman a mené mémé à l'hôpital voir pépé, m'expliqua ce prodige, dans les veines duquel sangs slave et arabe se conjuguaient.
Et vite, il refit face à l'écran. Une pétasse rousse annonçait à un connard brun qu'elle tuerait Barbara s'il partait vivre avec elle.
Je mis à profit la fascination du jeune troudeballe pour explorer la turne des Arbis.
Le tiroir d'un buffet bancroche recelait une pochette en plastique imitation où le brave jardinier rangeait les papiers de leur petite existence foutrique. Elle contenait ses fafs d'identité, des témoignages de son héroïsme militaire et quelques pièces officielles traitant de ses droits à séjourner sur le sol français. Des bafouilles écrites en arabe complétaient le lot.
Au moment où je refermais la pochette, un lambeau de papier déchiré dans la marge d'un baveux s'en échappa.
Une adresse, griffonnée par Moktar probablement, l'écriture étant celle d'un Maghrébin connaissant le français. Elle restait néanmoins « vermicellaire »[25].
Je remis ce morceau de journal dans la chemise, et c'est à ce moment que je lus les mots s'y trouvant tracés : « Jérôme Bauhame Tél. : (…) »[26].
Il existait autrefois un gadget en forme de bague, prolongé par un vibrator. Lorsque tu serrais la main d'un pote, ça lui filait une espèce de décharge électrique dans la paume. C'était marrant. Moi, de lire ce blase chez l'ancien harki me produisit un effet similaire.
Comme tu n'as pas davantage de mémoire qu'une poêle à marrons, je te rappelle que Jérôme Bauhame est le vieux garagiste borgne chez qui les pédoques-trafiquants ont emprunté la torpédo contenant un pistolet. Tu y es ? Banco !
Je sors au moment où le petit-fils des El Djam fait connaissance avec cette pute de Barbara, alanguie au soleil de sa piscaille, sans se gaffer qu'elle va bientôt s'essuyer deux ou trois bastos dans le bustier.
A l'extérieur, mon copain Salami est en effervescence comme une pastille d'Alka Seltzer dans de l'eau. Il va de gauche et de droite, truffe au niveau des pâquerettes, oreilles battantes, émettant ces sortes de jappements escamotés des chiens de chasse sur le sentier de la guerre. De toute évidence, il renifle des choses intéressantes. Inutile de lui adresser la parole, ça le perturberait.
Je l'abandonne pour gagner la rue. L'agresseur de l'autre nuit avait laissé sa ronfleuse sur le trottoir de terre à une cinquantaine de mètres. La bécane devait être bien réglée car elle a démarré au premier coup de talon. Il y a quelques taches d'huile à l'endroit de son stationnement, également des gouttes de sang brunies, nombreuses et assez larges. Mon cador n'y est pas allé de dents mortes.
Perplexe, je looke (dérivé du verbe reluquer) les environs. Voie paisible, bordée d'un double alignement de platanes. De part et d'autre, des pavillons très banlieue parisienne se succèdent avec leur grille verte, leur jardinet poupette, leur crépi blanc. C'est la paix candide des environs de Paris, si douce à l'ombre des antennes TV en fleur.
Alors que je sonde la rue, le nez au sol, la bite (provisoirement) pendante, je perçois des heurts répétés. Le bruit provient d'une villa proche au style anglo-normand. Y regardant plus attentivement, je distingue, par-delà une large fenêtre à petits carreaux, un visage blafard, bouffé par de grands yeux sombres. Tête d'homme ou de femme ? Une épaisse et longue chevelure blonde m'orienterait vers le beau sexe (ah ! que je l'aime, celui-là).
Très évidemment, c'est moi que la personne hèle.
Je m'approche de la barrière délimitant sa propriété, en pousse la portelle, gagne la jolie maison « Mon rêve » dont la lourde est incomplètement close.
— Entrez ! me lance une voix plus feutrée que des charentaises de nonagénaire.
Répondant à l'invite, je pénètre dans un charmant living aux meubles rustique-de-qualité, aux murs ornementés de toiles approbationistes, époque albuplast.
Un être à l'aspect saisissant occupe un fauteuil d'infirme. Ma première impression était mauvaise car il s'agit d'un homme. Mais quel !
Il est très jeune. Convulsé, d'une maigreur à passer par la bonde de sa baignoire quand il la vide. Sa pâleur mortelle est intensifiée par le sombre regard mentionné plus haut. Que cet individu soit en vie constitue, sinon un mystère, du moins un prodige.
Ses pommettes sont à ce point saillantes qu'elles font songer aux genoux d'un enfant de la famine. J'ignore évidemment ce dont souffre le malheureux, toujours est-il que le sort ne lui a pas fait de cadeau !
— Pardonnez-moi de vous avoir interpellé, fait-il de son ton plus anémié que sa personne, mais je me demande ce que l'on cherche dans cette portion de notre rue.
La question me produit l'effet d'une couleuvre s'introduisant par mégarde dans ton rectum, l'ayant pris pour le terrier d'une taupe.
— « On ! » exclamé-je. Voulez-vous dire que d'autres sont venus inspecter l'endroit ?
— Pas plus tard que ce matin.
Je lui déballe ma brème flicardière.
Il la contemple avec un rien d'extase, puis demande :
— Je peux la toucher ?
Tout ce qu'il veut, tant qu'il ne s'agit pas de mon zifolo de parade !
Il la caresse un instant, puis murmure en me la rendant :
— J'ai toujours rêvé d'en voir une ; je lis tellement de romans policiers…
Pauvre gars. Mon guignol toujours prêt à la sensiblerie se perd en compassion.
— Vous me disiez donc que, ce matin, quelqu'un m'a précédé ?
— J'étais à peine levé, commence-t-il à narrer, lorsque j'ai aperçu un homme et une femme qui arpentaient le trottoir, là devant. Ils semblaient chercher quelque chose et se tenaient courbés. Ils allaient et venaient. Au bout d'un quart d'heure, la femme s'est baissée et a ramassé un petit objet. Je n'ai pas pu le voir, elle l'a montré à son compagnon qui a paru satisfait. Il lui a donné une tape dans le dos et ils sont repartis.
— Comment ?
— A bord d'une voiture verte à toit noir, une vieille Versailles d'au moins vingt-cinq ans.
— Vous n'avez pas noté le numéro minéralogique ?
— D'ici je ne pouvais pas le voir.
— Vous sauriez me décrire le couple en question ?
— Volontiers. L'homme, plutôt corpulent, portait une veste de toile beige et une casquette à carreaux ; la femme avait un ciré noir brillant serré à la taille par une large ceinture. La trentaine environ, des cheveux blonds, mal coiffés, tombant sur les épaules.
Je prends note de ses descriptions sur mon calepin.
— Merci de votre témoignage, dis-je à l'infirme, je gage qu'il nous sera précieux.
— Vous le croyez vraiment ?
— Tout ce qu'il y a de vraiment, mon cher ami. Puis-je vous demander votre nom ?
— Léandre Méandreux.
— Peut-être sommes-nous appelés à nous revoir ?
— Je l'espère. Vous êtes passionnant !
Sa petite patte flétrie est pantelante et froide dans le creux de la mienne.