Il est stupéfiant de constater la pérennité de notre subconscient. En voilà un auquel on ne pense jamais (si je puis dire) mais qui, inlassablement, tricote la toile de fond de nos idées de réserve.
Comment et pourquoi parlé-je soudain de cette tortue calme et silencieuse, bouclée dans une sorte de jardinet faussement tropical ? Ça m'est venu à l'improviste, comme un rot engendré par Perrier.
Mes compères me considèrent, déroutés.
— Quoi, la tortue ? interroge ce génie de la physique nucléaire ayant deux prénoms pour qualifier un seul glandu.
Sa question interloque ma méditation.
— Je ne sais, osé-je avouer ; ça m'a traversé l'esprit…
— Il n'existe jamais rien de gratuit, sentencieuse Pinuche. Nous devrions aller examiner cet animal de près.
Le baderneur entraîne l'adhésion maréchale. Le coq au vin et la tarte au foutre expédiés, nous partons de concert pour le Manoir tragique.
Par acquit de méfiance, nous avons laissé un homme vigiler dans la demeure du défunt copiste. Généralement, ce sont les jeunots inexpérimentés ou, au contraire, les fossiles effeuilleurs de leur dernier éphéméride, à qui nous dévoluons ces gardes ingrates.
Fectivement, à notre arrivée au domaine, une espèce de Gaulois moustachu, au kebour cabossé nous accueille.
Reconnaissant les Mousquetaires de la Maison Bourreman, il rectifie la position, comme on disait puis, à l'époque où les ganaches l'étaient davantage qu'à présent.
— Si vous venez pour quelqu'un, y a personne, croit-il bon de nous prévenir.
— Mais si, y a quéqu'un, Lamouche ! affirme Buffalo-Buffle qui connaît tous les perdreaux de Pantruche âgés de plus de vingt-cinq grelots !
— J'crois que vous vous trompez, m'sieur l'inspecteur principal.
Sa Majesté ricane :
— J'trompe souvent ma femm', mais moive, j'm'trompe jamais !
Sur cette vigoureuse affirmation, nous pénétrons dans le fameux hall si riche en péripéties.
Le parc de dame tortue se situe dans une zone morte du salon. C'est un bassin beaucoup plus petit que celui d'Arcachon, puisqu'il mesure un mètre cinquante de diamètre sur un mètre cinquante, comme le dit Glandulard. Imagine l'île de Robinson Crusoé en modèle réduit.
Cet atoll d'appartement est situé à je ne sais plus quelles longitude et latitude, dans un bac en plastique bleu évoquant l'océan Pacifique comme si on y était. Un lagon de vingt centimètres carrés où l'eau se renouvelle par tacite reconduction sert d'abreuvoir. Des palmiers nains en composent la flore. Pour ce qui est de la faune, une bonne grosse tortue de nos régions la représente. Maussade, avec la peur ancestrale qu'un tordu la retourne sur le dos.
On demi-cercle autour du vivarium.
Bérurier désigne la bête au garde.
— Vous voiliez ben qu'a quéqu'un ! déclare-t-il de ce ton supérieur qu'il prend pour parler à plus con que lui.
L'homme dont le fond du kebour est en contact avec le haut de son cervelet s'avoue vaincu et grisemine.
Moi, tu sais quoi ?
Rien !
Zéro, le vide, la penauderie intégrale !
Je mate l'animal antédiluvien, sa grosse carapace brune jaunissante vers le bas, sa tête reptilienne, sa tronche en corne et ses paupières comme des ailes de chauve-souris !
Pourquoi diantre cette pulsion m'incitant à venir ici avec mes potes ?
Me voici au pied du mur. Faut que je trouve à faire, à dire… Que je me compose une attitude de chef informé.
Impitoyable, Jérémie questionne d'un ton léger :
— Alors ?
L'insavoir me ulule dans les cages à miel[40] !
Des trois paires d'yeux me flashant, une seule conserve sa bienveillance : celle de Pinaud. Doucettement, il glisse son bras sous le mien, m'entraîne à l'écart.
— Tu as un blanc, murmure-t-il. Je connais. Une idée péremptoire s'impose. Et puis elle s'évapore…
— Exactement ! conviens-je.
— Ça va te revenir, ne force pas. Allons marcher un peu.
Adorable César ! Si doux, si intuitif !
Nous cheminons jusqu'au banc qu'abrite un arbre géant.
Le parc est froufroutant d'invisibles présences, dirait une littéreuse de mes adorables deux, qui écrit comme elle baise et baise comme elle écrit.
— Nous déjeunions, commence le cher vieux nœud à col de paf, brusquement l'image de cette tortue s'est imposée à toi et tu as eu un éclair divinatoire…
— Ça y est ! l'interromps-je. En réalité, ce n'est pas la tortue qui m'a fait sursauter.
— Quoi d'autre, en ce cas ?
— Son univers. Je me goure peut-être, mais quand j'ai un flash de cette intensité, il génère toujours des choses intéressantes.
Notre halte sous le sycomore (qui me laisse baobab) aura été rapide puisque nous retournons déjà dans la bâtisse.
Nos deux amis continuent de discuter le bout de gras près de l'animal, dont la protection naturelle est vouée à la fabrication des montures de lunettes.
Le garde-surveillant, subjugué, tripote son trousseau de clés ou sa paire de couilles à travers le tissu de son futal.
Je m'accroupis auprès du vivarium, en saisis le rebord de ciment et tente de le mouvoir ; mais zobinche !
— Tu espérais que le bassin était amovible ? questionne Jéjé.
Haussement d'épaules.
— J'y ai pensé également et j'ai tenté aussi de le remuer, mais le scellement est réel, déclare l'assombri du derme. Comme quoi les cerveaux performants obéissent à la même orbe.
Pinaud, toujours sagace, murmure :
— Qu'est-ce qui t'a amené à croire que ce vivarium hébergeait une cache, Antoine ?
— Son côté incongru, dans ce château. Titan Ma Gloire ne semblait pas homme à s'encombrer d'animaux superflus. Il n'avait même pas de chien !
— P't'êt' cet' bestiole y avait z'été offert par sa môman ? émet le Prodigieux. T'sais qu' ça vit longtemps un' tortue… Si ça s'trouv', il l'avait déjà dans sa jeunesse et l'aura conservée pour des raisons sentimenteuses ?
— Poète, prends ton luth ! ricane Blanc.
Sur cette réflexion déclamatoire, Pinuche change de besicles, troque ses carreaux courants contre des verres bathyscaphiques.
— Tu veux bien saisir cette bête ? demande-t-il à l'époux de Ramadé.
Obligeant, notre Bronzé se met à genoux devant le bassin et, sans mal, empare ce gros caillou vivant qui se grouille de remiser pattes et tronche dans son abri itinérant.
— Montre un peu ! requiert le Périmé en allongeant son cou.
Il étudie la cotte de mailles.
— Sois gentil, mets-là sur le dos, fait-il à son assistant.
Nous suivons l'opération avec un intérêt soutenu par des échafaudages.
— C'est son nombrille, qu'tu cherches ? rigole l'allié des Bonaparte.
L'Impalpable ne répond pas à pareille navreté. D'une main de thérapeute, il effleure la carapace ventrale, un peu comme un casseur de coffiot caresse les serrures qu'il doit amadouer.
Il s'interrompt pour tirer de son gousset un mignon canif à manche de nacre. De la pointe de sa lame, « bricole » une écaille. Surprise, celle-ci se détache de l'ensemble, incomplètement, puisqu'elle constitue une sorte de très mince couvercle ; gravée dans la corne, une inscription.
Nos respirations se font ténuses. Quatre visages, pathétiques à force d'encurieusement, tentent de capter le prodige.
César, l'empereur de la sagacité, nous dérobe le phénomène pour l'examiner à nez portant.
— Ecrivez ! fait-il avec cette dureté consécutive au triomphe.
Le Négus se fouille. Pour moi, inutile de noter car ma mémoire tentaculaire me permet d'enregistrer l'annuaire Paris-Banlieue en une seule lecture.
Le vieux bavoche :
— C cédille, trois, quatre, neuf. S majuscule, s minuscule, signe +.
Il se redresse en produisant le bruit du bois sec attaqué par les flammes. Ses lunettes renforcées lui font un regard de batracien constipé en train de déféquer.
— Bravo ! complimenté-je.
— Fallait le faire, renchérit Jérémie.
Bérurier se tait, loufe longuement, voluptueusement, comme dans de la soie.