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Pinaud sortit de la gare de Louveciennes, le cœur plein d'aubes fraîches et de lilas blancs. Il se sentait pimpant comme un vieux trou de balle vaseliné.

La veille au soir, il était allé colmater son spleen (dû au départ de ses compagnons) auMirador, une boîte de nuit tenue par un Allemand, y avait lié connaissance avec une ravissantegretchen rose et blonde qui lui permit d'éjaculer entre ses seins plantureux.

César se montrait friand de cette pratique, pas toujours réalisable avec les personnes du sexe. La chère créature, intéressée par les coupures de la Banque de France dont son client se montrait peu avare, lui avait accordé rebelote en mâchouillant ses testicules, lesquels pendaient bas comme la poche d'une fronde. Telle pratique ravit le digne homme et son souvenir perdurait encore le lendemain.

Il prit un taxi pour se faire conduire au château.

Pour quelle raison y revenait-il encore ?

Mystère.

Une manifestation péremptoire de son instinct, probablement. Au cours de sa carrière, comme tous les vrais policiers, il s'était toujours senti « manipulé » par cette force obscure.

Une fois descendu du véhicule, devant la grille, il remonta l'allée d'honneur d'un pas léger. Le temps pluvieux faisait la gueule, mais celle-ci n'effarouchait pas l'euphorie pinulcienne.

Un nouveau garde surveillait les lieux en ronflant. L'homme s'était confectionné un divan grâce au concours bénévole de deux fauteuils disposés face à face. C'était un dormeur du genre siffleur, dont la profonde exhalaison laissait craindre un brusque blocage de son appareil respiratoire.

César s'approcha pour le regarder de près, touché par ce témoignage de confiance absolue émanant du sommeil.

Non loin, le bassin de la tortue produisait son sempiternel glouglou, tandis que la bête rêvassait, ses paupières d'écailles à demi closes.

Ce vaste hall presque vide, la respiration hasardeuse du policier et le menu ruissellement de la vasque créaient une ambiance fantasmagorique à laquelle Pinuche fut sensible et qui retroussa sa joie comme le vent un parapluie. Il s'assit sur la margelle.

Le murmure de l'eau désorientant sa prostate, il dut céder aux exigences de sa vessie et confia au bassin une miction parcimonieuse.

Il réinstallait sa vieille bite dans la touffeur de son calcif, quand il crut percevoir un bruit qu'il eut du mal à identifier. Cela ressemblait à quelque assaut de la bise dans la cheminée ; il s'en montra d'autant plus surpris qu'il n'y avait pas le moindre souffle d'air alentour.

Il s'approcha de l'âtre immense, avança sa tête entre les landiers. Le large conduit formait caisse de résonance et amplifiait une rumeur lointaine de conversation. Les mots restaient indistincts, pourtant on subodorait une discussion entre deux ou trois personnes.

« Voix de trépassés », songea Baderne-Baderne dont, jadis, la vénérée mère faisait tourner les tables et utilisait les propriétés mydriatiques de la mandragore.

Il avait beau écarquiller les yeux comme des anus de constipés, il n'apercevait qu'un rectangle de ciel bordé de suie.

Se dit alors que les gens dont il entendait les voix devaient discuter dans une pièce traversée par le conduit.

Quittant son poste d'écoute, le cher vieux bougre emprunta l'escalier.

Le perdreau de service dormait toujours.

La Pine examina la chambre du fond de chacun des étages franchis par le canal de fumée.

Les pièces étaient vides, déjà poussiéreuses. César eut beau tendre l'oreille, il n'entendit plus le moindre son.

L'inspection de l'immense grenier se montra moins négative, car des traces de pas se lisaient dans la poussière. Celles d'un homme et d'une femme.

C'est en redescendant que la mystérieuse conversation reprit, plus présente. Croyant devenir chèvre, comme l'assurait pour des riens Mme Cliquet, notre ancienne boulangère de la rue de la Libération[46], l'acharné bonhomme renouvela son investiguance.

La persévérance est toujours récompensée. Dans une piaule du second, déjà visitée, se trouvait un vénérable et donc volumineux poste de radio, arrondi du dessus, dont le haut-parleur s'ornait d'une lyre en acajou. C'était cet appareil qui émettait les bruits intempestueux.

Ici l'émission, quoique granuleuse, livrait des bribes audibles. Ainsi, une voix grasse, affligée d'un vilain accent d'Europe centrale, déclarait :

— Ce vieux type n'a pas l'air très malin, il va repartir bredouille, et le flic est un abruti ne faisant que dormir et boire de la bière !

Un rire ponctua ces paroles. Le son se brouilla comme le font parfois les ondes hertziennes perturbées par la proximité d'un moteur.

Pinaud tenta de tripoter les boutons du vénérable appareil, ce qui ne fit qu'aggraver la cacophonie. Il n'y connaissait pas grand-chose en radio, d'ailleurs toutes les techniques le rebutaient. Il admirait le progrès sans chercher à en percevoir les mystères. Le génie humain constituait à ses yeux un don du ciel permanent, et il en savait gré au Tout-Puissant.

Les égarades du poste s'étaient tues. Le fragile bonhomme essaya de tirer des conclusions utiles du phénomène.

Par exemple, le fait que les « fantômes » mentionnassent sa présence prouvait qu'ils étaient très proches. Pas suffisamment toutefois pour se trouver dans le château.

César, conscient de sa fragilité en la circonstance, regretta d'agir en solitaire et sans arme.

« L'on » suivait probablement ses déplacements, sans qu'il sût où se tenaient les observateurs.

Mal à l'aise, il redescendit. Le dormeur s'éveillait en bâillant fort, comme brait un âne.

Apercevant la Vieillasse, il bondit sur ses pieds plats.

— Qui êtes-vous et que faisez-vous ici ? tonna-t-il.

Cette apostrophe peu amène réconforta César en lui démontrant qu'il n'était plus seul.

— Officier de police Pinaud, de la Criminelle ! se présenta-t-il en extirpant de ses souks personnels la preuve de ce qu'il avançait.

— Enchanté ! assura le dormeur tel un homme fraîchement apprivoisé par Merlin.

Baderne-Baderne demanda :

— Il y a longtemps que vous montez la garde dans ce château ?

L'apostrophé consulta sa Bozon-Duramier à cadran fluo.

— Quatre heures et des…

— Vous n'avez aperçu personne ?

— Personne !

— Entendu des voix ?

Le Glandeur risit sottement.

— J'sus pas Jeanne d'Arc !

Comme pour assurer l'autorité de l'émérite Pinaud, la rumeur de converse reprit, sortant de l'âtre.

— Je veux parler de ÇA ! fit le Vétuste.

Son terlocuteur s'assombrit.

— Première fois que je les perçois.

— Savez-vous pourquoi ?

— Heu, répondit l'uniformé qui se montrait loquace, à l'occasion.

— Parce que vous dormiez ! s'emporta César, lequel perdait rarement son contrôle.

— Moi ! Mais je vous jure que non !

La brusque véhémence du vieux flic fut pareille à une soupière brûlante renversée sur sa tronche de non-pensant.

— Taisez-vous ! cria le richissime rentier. J'ai passé plus d'un quart d'heure à vous regarder dormir. Je vais faire un rapport à vos supérieurs pour leur révéler la manière dont vous montez la garde !

Penaude, la sentinelle pionceuse baissa la tête et sentit un courant électrique parcourir ses entrailles.

Pinaud fut remué mais n'en laissa rien paraître.

— Dégainez votre arme, vérifiez-en le chargeur et ôtez le cran de sûreté !

Le garde s'exécuta en sucrant les fraises.

— Vous y êtes ? Alors, suivez-moi !

* * *

Ils avançaient, l'un suivant l'autre, vers l'arrière de la maison. Titan Ma Gloire y avait fait planter une vigne. Son vin était exécrable, mais l'académicien s'en montrait très fier. Il produisait un millier de bouteilles élégantes dont il n'était pas avare.

Ses amis confiaient le contenu à leur évier ou au vinaigrier et en conservaient le délicat flacon pour en faire des pique-fleurs ou des lampes de chevet.

De l'autre côté du minuscule vignoble s'élevait la bâtisse servant de chai. Un pressoir et quelques barriques gardaient en permanence la saine odeur du raisin écrasé.

Au-dessus du local, on avait ménagé deux pièces mansardées ne servant presque jamais, car cette exploitation viticole ne justifiait qu'une minuscule main-d'œuvre épisodique.

La Vieillasse avait, lors d'une de ses précédentes visites, jeté un regard distrait sur cette petite dépendance mais, à cet instant, quelque chose lui assurait qu'il s'y passait du glauque.

Les deux perdreaux pénétrèrent dans le chai. Tout était silencieux. La Pine considéra l'escalier de meunier menant à la partie supérieure. Il examina les maigres marches et y constata des traces de boue fraîches qu'il désigna à son compagnon.

Celui-ci regarda, comprit, fit un signe d'acquiescement et ôta ses groles afin de gravir les degrés sans les faire geindre.

Après quoi, son arme bien en pogne, il monta.

Il était utopique de croire qu'il suffisait d'être en chaussettes pour amortir les grincements provoqués par son ascension.

Lorsqu'il parvint à l'ultime marche, il se pencha afin de guigner par le trou de la serrure. A peine se trouvait-il opérationnel qu'il poussa un atroce hurlement et bascula à la renverse en lâchant son arme.

Il chut aux pieds de Pinaud. Sa tête porta sur une pierre de soutènement. Il se tut, resta immobile ; une longue et mince tige d'acier sortait de son œil gauche crevé tandis qu'une flaque de sang s'agrandissait sous sa nuque.

Médusé, César fixa avec une éperdue navrance l'homme qu'il venait de houspiller un moment auparavant.

Il n'eut pas loisir de s'occuper de lui, car la porte s'ouvrit et deux individus se ruèrent sur l'échelle de meunier.

Un calme glacé habitait le tendre bonhomme.

Il vit le pistolet de son confrère en uniforme, sur le sol cimenté, et le ramassa prestement. L'un des fuyards atteignait déjà la porte, son acolyte sur ses talons.

Le dabe éleva l'arme et, posément, comme au stand d'entraînement, pressa par trois fois la détente. Le second type fit une étrange cabriole de lièvre flingué en pleine course, culbuta et s'écroula devant un tonneau.

Le Vieux toussota à cause de la poudre.

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