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Un âne rouge, quand il s'y met, Pinaud ! Impossible de lui faire admettre une hospitalisation pour soigner son rocher pareil à un chateaubriand[61]. Un pansement à la pharmacie la plus proche suffira, assure-t-il. On l'y conduit, boueux comme un chien de chasse. Bonne idée (en anglais good idea) ! La pharmacienne est une superbe créature de trente ans, blond cendré, au regard pervenche et aux nichecoloches plusvery bioutifoules que la baie de Rio. Rien qu'à la mater dans sa blouse blanche bordée de bleu, t'as envie d'essayer sur sa personne tous les thermomètres de la boutique.

Evidemment devant une blessure de cette importance, elle préconise une virouze aux « urgences », mais le vieux branleur s'obstine.

Lorsque nous ressortons, il ressemble à un maharadjah et mes doigts de la main droite sentent la chatte correctement entretenue.

J'ai fait embarquer le couple trucidaire avec soulagement, car sa vue me pourrissait la rétine.

L'esprit dégagé et l'âme conquérante, nous retournons au château, entassés comme des sardines[62], récupérer la voiture louée par Marie-Marie. Béru fredonne ses éternels Matelassiers au lieu de loufer, nos tympans y perdent mais nos narines y gagnent. Je dis à mes gonzesses de rentrer les premières car il est l'heure de déjeuner et Antoinette crie famine. Cette fois, sur les conseils avisés de son petit estomac, elle accepte une brève séparation.

Debout sur l'esplanade, au côté de l'Empereur et de Pinuche, nous considérons l'immense bâtisse dans laquelle se sont passés tant d'événements cruels. Le château des Crimes. Il conviendrait de le brûler, voire de le transformer en home d'enfants orphelins. Certains exorcistes chassent les esprits démoniaques d'une maison ; je pressens qu'une croisade charitable purifierait ces lieux où le stupre, la corruption, les bas trafics et le meurtre eurent droit de cité.

— Un jour, murmure la Pine, il serait intéressant que tu écrives la vie de Titan Ma Gloire, cet académicien abject, grevé de tous les vices, capable de tous les forfaits, cupide jusqu'au délire…

— Je préférerais faire une biographie de Sœur Teresa, assuré-je.

— Ou un book d'recettes enculinaires ? suggère le Graveleux.

Nous entrons.

Silence de mort. Humidité envahissante.

— Lorsque je gisais au fond de ma fosse, déclare César, bien que mal en point je parvenais à réfléchir. Mon esprit, pour ébranlé qu'il fût, revenait toujours à cette pauvre tortue, laquelle ne doit plus s'alimenter depuis longtemps. Et maintenant, une évidence me télescope : les caractères inscrits dans la carapace permettent l'ouverture de la mystérieuse planque dont Schéhérazade t'a parlé.

— Tu sais qu'il est pas si gâteux qu'il en a l'air ? déclare le Ventripote, sincèrement admiratif.

J'extrais de ma mémoire la fameuse formule, la déclame :

— C cédille, 3, 4, 9, S, s, +.

Et considère les tronches de mes potes. Celle de Bérurier, couleur de crustacé ébouillanté, celle du Chétif qui hésite entre le bleu saphir et le vert pâturage.

Une réponse arrive.

Donnée par l'Illustrissime San-A., fils de Félicie, père d'Antoinette, époux incontournable de Marie-Marie.

— Je crois piger ! assuré-je avec la voix supraterrestre d'un nabu regardant deux Martiens loncher sa gonzesse.

— Quoive ? Quoive ? goulute l'Eléphantiasique.

Je déverse mon intelligence :

— Ces caractères, le « C » cédille surtout, me font penser au clavier d'une machine à écrire. Objet qu'il est naturel de trouver chez un homme de lettres, quand bien même il fait rédiger ses livres par des « écrivains de couleur »[63].

D'un même élan, nous nous élançons vers le cabinet de travail du forban de la plume.

Certes, il comporte une ancienne I.B.M. à boule, presque neuve malgré son âge : il l'utilise si peu.

Elle ne nous révèle rien.

Déception des cons venus.

— Alors quoi, c'coup d'inspiration, c'était rot de champagne ?

L'enturbanné de gaze émet le doux bêlement de l'agneau caracul[64] avant qu'il soit sacrifié à l'élégance des femelles humaines.

— Attendez !

Il fourbit ses orbites creuses, produisant un grincement de poulie mal graissée.

— J'ai aperçu une autre machine dans cette demeure ; très vieille. Au grenier, il me semble. Oui, au grenier !

Une horde silencieuse se précipite dans l'escalier. Les dernières marches branlent et geignent (ce qui paraît on ne peut plus compatible).

Parvenu dans les combles, l'intrépané se dirige sur la droite du local, près de l'orgue de ciment constitué par les conduits de cheminée.

Toute proche, une commode sans style, disons Charles X si vraiment ça peut te faire mouiller. Sur icelle, la machine à écrivire. J'y porte la dextre. Etrangement, elle est fixée au meuble. C'est de la bécane de jadis sur laquelle on tapa le traité des Pyrénées en 1659. Poussée d'adrénaline, une fois encore. Lentement, avec déterminance, je frappe les sept caractères.

Tu ne devineras jamais quoi !

Voilà qu'éclate une musique d'enfer, susceptible de carboniser tes écoutilles. Le Chant du départ, mon bijou ! Interprété par l'orchestre de Lille, sous la baguette de mon cher Casadessus.

Archi-fortissimo ! Eclatissimo ! conviendrait mieux. On s'obstrue les cages à miel de nos mains, regrettant de n'en posséder que deux.

— Arrête ! Mais arrête donc, putain d'toi ! hurle Poléon IV que sa cire auriculaire protège insuffisamment.

Very difficult de réfléchir avec cet ouragan patriotique dans la calebasse.

Une trouvaille me vient : répéter le numéro sur le clavier. Gé-nial ! La zizique stoppe. Mais ! Mais ! Alors là, elle est raide (je ne parle pas de ta queue mais de la mienne) !

Figure-toi que la vilaine commode se meut. Pivote avec lenteur, nous découvrant un espace creusé dans le mur et garni de rayonnages sur lesquels on a amassé des lingots d'or (d'un côté) et de platine (de l'autre).

Il y en a tellement que ça n'est même plus impressionnant. Suppose que la place du Trocadéro en soit pavée, ça te ferait bander ?

— C't' fois, glabouille l'Obèse, tu n' m'empêcheras pas d'en rapporter un à l'impératrice !

— Si tu touches à ça, je te mets en disponibilité pour une durée illimitée !

Tandis qu'il boude, la Pinasse me tapote le bras.

— Vois-tu ce que je vois, Antoine ?

Ce que me désigne mon noble ami n'est autre que la mallette en croco gris et coins d'argent.

Doux Seigneur, notre triomphe eût été incomplet sans cette ultime trouvaille. Me jette à genoux, autant par curiosité que pour marquer ma reconnaissance envers le Divin.

Ses deux fermoirs sont bouclarès ; dois-je préciser que je m'en tamponne comme de ta première éjaculation nocturne ?

Un petit zigoui-goui par-ci, un gouli-goula par-là, et ça joue !

Non, ce n'est pas du jonc ! Non plus que des diamants ou autres pierres réputées précieuses. Pas question de documents ni de photos pornos !

Ne claque pas de curiosité, ma poupée, je vais tout te révéler : des flacons, mon con. Je dirais même des fioles, méthodiquement enchâssées dans des compartiments de caoutchouc mousse, biscotte les heurts.

— Quai Jacob ? demande le Taurin, confondant probablement avec que zacco.

Des produits hyperdangereux à n'en pas douter, avec lesquels Mathias va se délecter. A l'évidence, messire Titan touchait à tout. Il ne savait pas écrire, ce qui est courant chez les académiciens, mais côté « esprit du Mal », il n'a pas encore fini de nous stupéfier !

* * *

Lorsque je fais retour à Saint-Cloud, accompagné de César que je ne peux guère laisser seul dans l'état où il est, ma « petite folie » joue avec Salami sur le canapé du salon.

Elle accourt pour me sauter à la nuque.

— Papa ! Papa ! Papa est rentré ! annonce-t-elle au monde immense et radieux.

Je pose sur le carrelage de l'entrée le grossier paquet que je tiens sous le bras.

— C'est pour toi !

— Ça a l'air lourd, remarque-t-elle.

— Mais fragile ! ajouté-je. Prends-en bien soin.

Elle déplie soigneusement le paquet. Pousse un cri de bonheur en voyant sortir du papier la tête reptilienne d'une tortue.

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