A l'instigation de l'impératrice, Poléon IV décida d'organiser la réception du sacreChez Finfin, dans le quartier de l'ancienne Halle aux vins. C'est dans cet établissement que Berthe avait rencontré son Empereur alors qu'elle y travaillait en qualité de maîtresse servante. Le taulier était mort d'une cirrhose entretenue avec amour. Depuis son décès, beaucoup de picrate avait coulé sous le pont.
L'établissement repris par un sien neveu, surnommé La Sardine, crevure huileuse faisant songer aux tuberculeux d'avant les sulfamides, aurait périclité, si le nouveau propriétaire n'avait eu pour épouse une solide luronne originaire d'Europe centrale, qui ne rechignait pas à relever ses harnais et à se faire tirer « toute debout » dans l'appentis de la cour pour peu qu'on le lui demandât poliment.
Cette pratique drainant une forte clientèle masculine, les affaires marchaient très convenablement.
La nostalgie du passé avait donc conduit le couple impérial à choisir ce lieu pour y consacrer sa prodigieuse élévation sociale. On avait tapissé les murs de drapeaux tricolores et d'un poster géant représentant le descendant de l'Empereur en petit caporal.
La société, peu nombreuse mais de qualité, réunissait quelques parents, les membres d'un club bouliste auquel avait jadis appartenu Alexandre-Benoît, et une escouade de blaireaux à trogne écarlate qui se blindaient la gueule avec lui les soirs où une soif incoercible l'emparait.
Le dernier des Ramolino avait troqué sa redingote vert olive contre une sorte de tunique rouge, taillée dans le velours d'un ancien rideau de scène ayant appartenu au Caméo Casino-Ciné d'une banlieue chiatoire. Sans doute était-il moins majestueux qu'il ne l'imaginait, mais il gagnait en pittoresque ce qu'il perdait en souveraineté. Un producteur de cinéma avisé n'aurait pas hésité à engager les bijoux de sa femme au mont-de-piété pour lui signer un contrat.
De ce côté, Berthe-Joséphine se la donnait impératrice à fond-la-caisse. Elle déployait un maintien hautain, accordait des sourires parcimonieux de constipé saluant des premières selles « conformes », distribuait des tapes mutines avec un éventail (emprunté aux campagnes espagnoles).
Le beaujolais nouveau coulait d'abondance, comme d'un chéneau le trop-plein d'un orage. Les convives déjà ivres entonnaient tour à tour La peau de couille et La petite Amélie. Il y eut bien un ténorino d'origine italienne pour se risquer dans le grand air de Manon, mais on le conspua et il s'en fut bouder derrière le portemanteau de l'entrée. Alfred, le coiffeur, amant en titre de la Bérurière, organisait « la claque » de cette réunion mondaine. Au moindre fléchissement du vacarme, il brandissait son verre en clamant :
— Pour l'Empereur et l'Impératrice, hip ! hip ! hip !..
— Hourra ! complétaient les homme liges.
Voyant que le nombre de soûlés s'accroissait vertigineusement, l'inconstante Joséphine souffla à l'oreille de son homme qu'il était temps de procéder à la cérémonie du sacre.
L'imminent Empereur qui commençait lui-même à patouiller de la menteuse en convint. Choquant à plusieurs reprises son verre vide contre une bouteille pleine, il requit le silence et l'obtint.
— Les mecs, annonça-t-il, c't'ici que les éteignoires s'éteignirent, l'moment d'me faire sacrer est v'nu. Si l'dévoué personnel voudrerait bien aménager l'autel, j'y saurais un plein pot d'gré.
Aussitôt on fit droit à son désir. Les loufiats et les tauliers groupèrent quatre tables pour former une estrade. On plaça deux fauteuils côte à côte sur ce praticable. Une chaise servit d'escalier.
Galamment aidée par son monarque, Berthe se jucha et il la suivit. Dès lors, les acclamations crépitèrent, que Napoléon jugula d'un geste romain.
S'adressant à Alfred, il demanda, soucieux :
— T'as la couronne ?
— Yes, Sandre ! répondit le grand chambellan.
Il s'en fut retirer de sous le comptoir, l'impérial couvre-chef. Celui-ci n'était pas en or, ni d'aucun métal, simplement en plastique authentique représentant des lauriers dorés. Il s'en saisit avec ferveur et revint au trône.
— Le pape ! Où qu'est l'pape ? hurla soudain l'Encouronnable.
Il y eut un moment de confusion, voire de panique : Pie VII avait disparu.
Ils le retrouvèrent aux cagoinces, en train de s'expliquer avec une vieille prostate inopérable.
On avait déniché, chez un vague costumier des Puces, une sorte de soutane blanche trop longue pour lui et dans laquelle il se prenait les pinceaux en marchant car il mesurait un mètre cinquante. Une calotte de rabbin, passée au blanc d'Espagne, complétait la tenue du saint homme.
Il possédait une barbe grise où s'étaient réfugiés les reliefs du repas (il lui était difficile de s'alimenter avec une mâchoire pourvue seulement de trois molaires obstinées).
— J't'avais dit d't'raser, Marcel ! bougonna l'Illustre.
Le vieux mec hocha la tête en manière d'excuse.
— Tu t'rappelles ton tesque, z'au moins ?
— Fais-toi pas d'souci.
— Alors, go !
Le merlan présenta la couronne au papounet qui s'en saisit malassurément.
Et déclama :
— Alexandre-Benoît, né Ramolino par la grâce de Dieu, en vertu des pouvoirs qui m'sont confédérés, en mon nom et au nom du président de la République, je te promouve empereur des Français à part entière pour toute la durée de ta vie et au-delà.
Il voulut coiffer l'auguste tête de l'impérial attribut ; las ! sa courte taille l'en empêcha et il le fit tomber.
L'Empereur le ramassa en fulminant :
— Quand on est bon à nibe, on est bon à nibe, bordel à cul !
Rejoignant involontairement la vérité historique, il ceignit lui-même son front.
La foule laissa éclater sa liesse. Chaviré par le boucan, Sa Sainteté Marcel chut de l'estrade improvisée, se fêlant trois côtes.
Très belle manifestation, vraiment. A coup sûr, elle resterait dans les mémoires.
Ce fut au moment où Sa Majesté Napoléon IV, cédant à une demande collective, se mettait à chanter « Introduis-moi ton pouce dans le train et qu'on en finisse », que l'événement se produisit.
La porte du bistrot s'ouvrit à demi, mais personne n'entra, sinon l'aigre bise qui se mit à siffler dans l'estanco comme un arbitre de foot auquel vingt-deux joueurs font un bras d'honneur en même temps.
Alexis, le serveur cacochyme, porta ses pieds plats jusqu'au seuil, regarda, vit et, se retournant, demanda à la ronde :
— Quelqu'un pourrait-il m'aider ?
Il y eut des volontaires.
Un groupe hydrique[43] se constitua ; des hommes se baissèrent pour arracher au trottoir un être ensanglanté qu'il coltina jusqu'à une table provisoirement inoccupée.
Joséphine aux beaux harnois lâcha un cri pathétique, puis, se tournant vers son époux, murmura :
— Viens voir, Ta Majesté : c'est Pinaud !
« Et c'était bien lui, en effet », aurait écrit Alexandre Dumas ou l'un de ses façonniers.
Lui, avec l'oreille gauche à demi sectionnée, ce qui suffisait à empourprer ses effets. Lui, avec le regard d'un être apercevant la Mort embusquée derrière sa concierge.
— Que vous est-il arrivé, cher César ? roucoula la colombe bérurière en se grattant la chatte à travers la moire de ses atours.
Le blessé pria qu'on le mît sur son séant.
Et l'on.
— Y t'est arrivevé quoi est-ce ? intervint l'Empereur. T' t'es foutu la gueule par terre ?
En manière de réponse, Chère Loque se prit à pleurer.
— Mais cause, au lieu d'chialer kif un vieux gruyère au soleil ! s'emporta le patineur de la Berezina !
Lors, rassemblant ses forces, la Vieillasse proféra ces sombres mots :
— Jérémie est mort !
La nouvelle tomba sur les Bérurier comme, par fort typhon, une cheminée d'usine.
Quatre porta la main à sa poitrine mais, à cause de sa toison pectorale, ne perçut point les battements du cœur.
— Mon Dieu, balbutia-t-il, ç'avait beau être un Nègre, une nouvelle pareille te cisaille le mental ! Et d' quoive t'est-ce il est canné ?
— Deux balles dans la poitrine ! La seconde m'a sectionné l'oreille.
— Mais quand, mais comment, mais z'où ? demanda le nouveau sacré.
— Il y a moins d'une demi-heure, révéla Pinuche. Chez Yvan Dressompert.
— Et qu'est-ce vous foutiez-t-il chez c'taré en fuyance ?
— Nous étions allés perquisitionner à son domicile hier, Blanc et moi, explique la Carcasserie, et n'avions rien découvert de particulier. Ce soir, comme nous venions à ta sauterie, nous sommes passés devant chez lui. C'est alors que nous vîmes de la lumière. Aussitôt, nous stoppâmes et nous précipitâmes à son appartement.
« La porte se trouvant incomplètement fermée, nous y entrâmes. Deux types étaient occupés à fouiller. « Police ! Les mains en l'air ! » intimâmes-nous. Les individus sursautèrent. L'un d'eux sortit un pistolet muni d'un silencieux et nous tira dessus. Puis ces malfaiteurs s'enfuirent. Sonné par la balle qui m'avait atteint au temporal, je n'eus pas la force de me jeter à leurs trousses. Ma vue se brouillait, je sombrai dans une demi-inconscience.
« Enfin j'ai pu récupérer quelque peu. Blanc gisait face contre terre, immobile. Je l'ai retourné : yeux clos, visage cireux. J'ai palpé son thorax : c'était compact et déjà froid. Que faire ? San-Antonio est en Asie Mineure ! Toi, à ta sauterie. »
— Mon sacre ! corrigea le Mastard.
— Soit : ton sacre, admit volontiers le Bêlant. J'ai décidé de venir chercher de l'aide auprès de toi, afin de ne pas mettre tout de suite les autorités au courant.
L'Obèse appréhenda la situation, puis s'ébroua. Il frappa la table du poing pour réclamer le silence.
L'ayant obtenu, il parla :
'coutez-moive, tout l'monde : l' d'voir m'appelle su' le champ d'bataille, j'suis obligé d'mett' les adjas. Durant et pendant mon absence, c'est l'impératrice qu'assurera la gérance. N'lu foutez pas trop la paluche au réchaud, biscotte j'veuille une cour corrèque. D'alieurs, m'sieur Alfred veillera au grain. Slave dit, vous pouvez écluser c'qu' v'voudrerez, c'est Ma Pomme qui douille !
— Vive l'Empereur ! hurla l'assemblée d'une voix.
Et elle entonna La Marseillaise.