Michel Zévaco
Fleurs de Paris

I QUI FRAPPE?

«… Et pour finir d’un mot, mademoiselle Lise… – pardon: madame à présent! – aussi vrai que vous êtes la perle du quartier… du bonheur! on vous en souhaite plein le cœur, plein la vie!»


Alors, autour de la mariée, c’est un cliquetis cristallin de coupes entre-choquées, une confusion de vœux attendris, de bons rires mouillés de pleurs, une explosion de sympathie charmée.


Et elle, une blonde aux yeux bleus, elle, si fièrement heureuse et si précieusement jolie que c’est une bénédiction, vraiment, d’admirer tant de grâce et de bonheur unis sur un même visage humain, souriante, balbutiante, c’est vers lui… vers son Georges… vers l’époux bien-aimé, qu’elle tourne son regard noyé de tendresse.


Lui! vingt-six ans, très élégant, d’une distinction de parole et de geste qui intimide ce milieu de petite bourgeoisie, un front audacieux, des prunelles d’une vertigineuse douceur, une sourde inquiétude sous le masque d’insouciance… une de ces physionomies tourmentées, trop belles, qui affolent l’imagination féminine.


Autour de la nappe familiale, ils sont douze, pas plus: la mariée, Lise; le marié, Georges Meyranes; témoins et invités, – ouvriers aisés du voisinage; – les demoiselles d’honneur: deux Watteau populaires en percale rose, et enfin, la veuve Frémont, figure de claire bonté, sous la riche coiffe angevine, admirable rayonnement d’affection passionnée lorsqu’elle contemple celle qu’elle nomme son enfant, sa fille, sa Lisette…


– Maintenant, reprend le témoin qui vient de parler – un métallurgiste de l’usine Cail – à la bonne franquette! Il n’y a pas de noce sans chanson; il faut que chacun dise la sienne!


– Honneurs aux dames, alors! proclame un autre – un électricien du «Bon Marché» – et que la mariée commence!


– Moi, je demande C’est un oiseau qui vient de France! crie un invité.


Par la fenêtre ouverte, un beau soleil de mai jette ses flots de gaîté dans la coquette salle à manger. Du boulevard des Invalides, monte l’allégresse d’une ronde enfantine. Les cloches de Saint-François-Xavier carillonnent quelque cérémonie. Là-bas, dans l’avenue de Villars, la musique d’un régiment qui passe lance les éclats sonores de ses cuivres…


Et ce sont les joies plébéiennes éparses dans l’air de cette splendide après-midi, qui viennent s’associer à la joie intime qui vibre en ce troisième étage de la rue de Babylone.


Et c’est la lointaine fanfare, ce sont les cloches voisines, c’est le soleil, c’est Paris qui entrent et murmurent à la mariée:


– Comme elle est jolie!… Ah! puissent s’accomplir les vœux des braves gens qui l’entourent!


Heureuse?… Elle l’est au delà de tous les souhaits. Elle vit le cher rêve de son cœur. Cette heure adorable réalise toute son espérance. Elle s’appelle maintenant Mme Meyranes. Et elle répète ce nom, tout bas, dans une extase ravie… Georges est à elle!


Lui, tandis que les verres se choquent, moussent et rient…, lui, debout, fixe un point au dehors…


Et ce n’est pas sur les deux larges avenues venant se croiser à cet angle que tombe la foudre de son regard un instant illuminé d’un éclair sauvage… ni sur l’église où se sont, il y a trois heures à peine, échangées les alliances…


C’est, de l’autre côté de la rue, presque en face de la fenêtre, sur un ce ces vieux hôtels aristocratiques et mornes qui parsèment ce quartier, – îlots du passé dans l’océan du Paris moderne, un logis solennel… une demeure déserte dont les persiennes closes voilent un deuil peut-être, dont chaque pierre sue le malheur…


L’hôtel d’Anguerrand… l’hôtel sans maître… Car où est le maître, depuis les temps où la baronne d’Anguerrand y donna sa dernière fête?… Qui sait!…


– Oui, oui, s’est écriée l’une des demoiselles d’honneur. Lise, chère Lise, une romance!


– Si maman Madeleine le veut…, dit gaîment la mariée.


– Sans doute, mon enfant… puisque c’est l’usage à Paris, répond Mme Frémont. Et puis, tu chantes si bien… d’une voix si douce…


Des yeux, Lise interroge le marié.


Et il tressaille, arraché au songe lointain qui l’emporte. Lentement, ce regard qu’il fixait, sinistre, sur l’antique hôtel abandonné, il le ramène sur l’épousée, avec une belle flamme d’amour qu’elle en demeure éblouie.


– Que chanterai-je? balbutia-t-elle pour cacher son trouble.


– Ma chère Lise, dit tendrement le marié, la vieille chanson que vous dites si gentiment, et dont parfois vous berciez ma fièvre quand j’étais malade, quand vous et votre bonne maman Madeleine m’avez ramené de la mort… oui, chantez-nous la Lisette de Béranger… puisque, aussi bien, avec tant de charme et de grâce, vous portez ce joli nom… Lisette…


– Bravo! Et silence à la ronde! crie le métallurgiste.


Lise, toute pâle du souvenir que son Georges vient d’évoquer, se lève.


À ce moment, on frappe à la porte.


On ne sonne pas: on frappe. Trois coups secs et brefs.


Lise, un instant, a suivi du regard maman Madeleine qui s’est levée pour aller ouvrir; puis ses yeux de lumière et d’amour, par un mouvement aussi naturel que celui de l’aiguille aimantée, reviennent à l’adoré, à l’époux, à Georges…


Et elle demeure figée, glacée, éperdue d’angoisse…


Et l’atroce sensation l’envahit que ce qui frappe… c’est… le malheur!


Car ce qu’elle voit l’épouvante… Ce qu’elle voit, c’est le visage à peine reconnaissable du marié… ce visage livide que l’horreur contracte, où la peur et l’audace se fondent en une effroyable expression d’attente mortelle…


Pourquoi? oh! pourquoi avec une si terrible physionomie son bien-aimé se tourne-t-il vers la porte, simplement parce que quelqu’un vient de frapper… frapper trois coups secs et brefs?…


Avec l’incalculable rapidité de la pensée, dans la seconde qui précède la catastrophe ou la mort, Lise, d’un trait, parcourt sa vie.


Qui est-elle? Une enfant trouvée.


Revenant d’Angers aux Ponts-de-Cé, une nuit de Noël, Frémont le métayer et sa femme Madeleine l’ont ramassée sur la route, dans la neige, à demi-morte de faim et de froid.


C’est tout ce qu’elle sait de son enfance.


Les gens, là-bas, l’appelaient la bâtarde, et la faisaient pleurer de leurs ricanements.


Pourtant, c’est une radieuse vision jusqu’à sa quinzième année, tant les vieux l’ont aimée.


L’enfant trouvée, recueillie, adoptée, est devenue l’ange de ce foyer désert, la passion, la joie, la gloire de Frémont.


Puis, un immense chagrin: la mort du métayer.


Puis le départ à Paris: maman Madeleine a réalisé ses économies, une soixantaine de mille francs… et adieu aux Ponts-de-Cé où elle est née, où elle a vécu sa longue vie, où dorment son homme et ses anciens: tout plutôt que de voir une larme de honte dans les chers yeux de la petite!


Puis l’installation modeste et coquette, et ces deux années qui viennent de s’écouler en ce quartier de Paris où personne ne songe à lui reprocher de n’avoir pas de nom, où tout le voisinage s’est mis à raffoler d’elle, si gentille, si avenante et gracieuse, si Parisienne d’instinct.


Puis, le grand événement… la minute décisive, inoubliable, où son cœur est né à l’amour.


Voici: un soir de février dernier, comme Lise et madame Madeleine rentraient d’une promenade aux Invalides, là, tout à coup, dans leur rue, presque en face de chez elles, devant la porte d’un vieil hôtel, un drame du pavé parisien: sous leurs yeux, un éclair dans l’ombre, un coup de revolver!… et un homme qui tombe en travers du trottoir, la poitrine sanglante, serrant encore dans sa main crispée l’arme avec laquelle il a voulu se tuer…


Lise, bravement, s’est penchée, a soutenu de ses deux mains cette tête pâle, si jeune, si belle…


Alors, une seconde, les paupières de l’inconnu se sont ouvertes, et ses yeux, ses beaux yeux bruns d’une si magnifique douceur, l’ont fixée… Lise a tressailli: son cœur s’est mis à battre de pitié… car quel autre sentiment que la pitié, une pitié infinie, a pu la bouleverser ainsi au point de la faire presque défaillir, quel autre sentiment que la pitié a voilé de larmes l’aurore bleue de son regard, et lui arrache ce cri frémissant:


– Il faut le sauver! Oh! maman Madeleine, sauvons-le!


Comment Mme Frémont a-t-elle pu céder? Comment le blessé a-t-il été transporté dans la maison avant même que des agents soient intervenus? Comment s’est-il trouvé installé à leur troisième, dans la grande chambre?…


Et après, pendant la longue bataille contre la mort, que s’est-il passé dans l’âme de Lise?…


Elle ne sait plus. Plus rien qu’une chose: c’est qu’au bout d’un mois, lorsque le docteur a déclaré que le danger est parti, elle s’est jetée dans les bras de la bonne vieille, et longtemps a pleuré des larmes délicieuses.


Alors, la convalescence… l’inconnu se révèle… elles savent son nom, son histoire… et d’ailleurs, grâce à un hasard qu’il explique très naturellement par sa volonté de mourir, il possède tous ses papiers: acte de naissance, certificats, livret militaire, actes de décès de son père et de sa mère…


En termes touchants, de sa parole chaude, caressante, débordante de reconnaissance, mille fois il redit les causes de son désespoir: la brillante éducation qui l’a déclassé, car ses parents sont morts pauvres après d’être saignés pour payer ses études; l’impossibilité, au sortir du régiment, de trouver une situation digne de lui; la certitude de végéter; et enfin, après les dernières et inutiles démarches, le découragement suprême, la peur de la vie.


Ah! s’il avait seulement un peu d’argent… si peu… rien que cinquante mille francs… il rebondirait, ferait fortune en quelques années… – car il connaît à fond la banque, et donne à maman Madeleine des conseils d’une évidente sagesse pour ses économies qu’elle n’a su encore comment placer… – oui, avec cette faible somme, avec ce pauvre levier, il soulèverait la rude pierre de misère sous laquelle il étouffe… sous laquelle il succombera!…


Et un matin d’avril, Georges Meyranes, d’une voix tremblante, a fait ses adieux… Il va partir… loin… en Amérique, peut-être… jamais, oh! jamais, il n’oubliera l’ange qui s’est penché sur lui…


Lise n’a rien dit… Seulement, elle pâli, ses sourcils se sont contractés, son sein a palpité, sa main glacée a saisi convulsivement une main de maman Madeleine; elle l’a entraînée dans sa chambre, et là, dans la détresse de son pauvre petit cœur qui n’est plus à elle, a murmuré:


– Mère, votre enfant va mourir… S’il part, je meurs!…


Et il n’est pas parti!…


Oh! la ravissante, l’ineffable minute que celle où la vieille a crié:


– Mais vous ne voyez donc pas qu’elle vous aime! Et toi, tu ne vois donc pas qu’il t’adore!…


Et la divine extase, la radieuse ivresse de cette seconde où son Georges, pâle et chancelant, s’est avancé à pas rapides, s’est abattu à genoux et a couvert ses mains de baisers, tandis que maman Madeleine, s’essuyant les yeux, disait:


– Soyez heureux, mes enfants!… Tout mon espoir, ma Lisette chérie, était de faire ton bonheur avant de mourir… Monsieur Georges, il vous faut cinquante mille francs… ils sont là, dans cette commode… cinquante beaux billets neufs… la dot de Lisette… Allons! ne dites pas non… seulement, vous ne me quitterez pas… vous me ferez un coin dans votre bonheur…


Ah! ça, c’est juré, par exemple!…


Loyalement, d’ailleurs, M. Georges a été prévenu que Lise n’est qu’une enfant trouvée…


Mais qu’importe à Georges!…


Le mariage est décidé…


Enfin, dans la pleine lumière de mai, lumière de pure félicité, lumière d’amour, le grand jour s’est levé ce matin!…


Dans cette évocation enchantée, une ombre, un sourd malaise…


À l’église, elle a senti peser sur elle un de ces regards qui forcent à se retourner… Une femme!… Quelle folie!… Est-ce que cette femme vêtue de noir, suprêmement élégante, n’a pas aussi regardé son Georges?… Illusion!… Est-ce qu’il n’a pas affreusement pâli sous ce regard?…


Une ombre… rien qu’une ombre… évanouie déjà!


Car ils sont l’un à l’autre, à jamais! Les voici rentrés dans le clair appartement qu’ils ont passé un mois à faire plus coquet et qui sera le nid de leur amour. Maman Madeleine, gaîment, a fourré tout de suite dans la poche de Georges les cinquante beaux billets neufs pour qu’il les garde sur lui pendant le repas de noces… car c’est un talisman de richesse, un présage de fortune…


Et voici la table étincelante, avec ce rayon de soleil qui se joue parmi les verres et les couverts…


Pourquoi? oh oui! pourquoi tremble-t-elle ainsi tandis que Maman Madeleine, paisiblement, va ouvrir?…


Pourquoi l’ombre de tout à l’heure brusquement, s’est-elle appesantie sur son bonheur?… Pourquoi! oh! pourquoi lui, son Georges, son mari, son bien-aimé, tourne-t-il ce visage d’épouvante et de menace vers la porte où simplement quelqu’un vient de frapper trois coups… trois coups secs et brefs?…


Par ancienne précaution de paysanne qui se garde contre les chemineaux en la ferme isolée, Mme Frémont a demandé:


– Qui frappe?


Et alors les plaisanteries se figent sur les lèvres des invités; la terreur plane sur la noce; la mariée debout, prête à chanter, sent sur sa nuque le souffle glacé des craintes mystérieuses, et le marié, avec un soupir d’épouvante, lentement, se lève… car, sur le palier, une voix basse, polie, impérieuse, a répondu:


– Au nom de la Loi!…


D’une main qui grelotte, la vieille Angevine a ouvert…


Un homme est là, correct, impassible; de ses yeux clignotants il fouille déjà l’appartement; derrière lui, deux colosses trapus à têtes de dogues.


Dans la salle à manger, une immobilité de stupeur, un silence de mort.


Et l’homme, lissant du doigt sa moustache grise, très simplement, prononce:


– Madame, je suis chef de la Sûreté. Vous cachez ici un malfaiteur…


Le chef a fait trois pas rapides; légèrement, il touche le marié livide… il achève:


– Et ce malfaiteur, le voici! Agents, arrêtez cet homme!

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