Lorsque Ségalens eut monté les marches du perron de l’hôtel d’Anguerrand, lorsqu’il pénétra dans le grand salon du baron Gérard, lorsqu’il vit cette cohue élégante, ces épaules nues où scintillaient les regards pervers des diamants, lorsqu’il eut embrassé d’un coup d’œil les lignes sévères des hautes tapisseries, les massifs de plantes rares, les bouquets d’électricité, la foule des visages armés des mêmes sourires, il demeura un instant frappé d’admiration.
Et, déguisant soigneusement ses émotions et ses admirations, Ségalens avisa un jeune homme en frac qui passait prés de lui.
Monsieur, dit-il, je suis étranger à la brillante société que je vois ici; je suis venu avec une lettre d’invitation qui a été adressée au directeur de l’Informateur, et qu’il m’a remise…
– Ah! bon… Vous venez pour une interview, alors?
– Un écho, simplement. Voudriez-vous avoir la complaisance de m’indiquer Mme la baronne d’Anguerrand?…
– Comment! Vous ne connaissez pas la belle Sapho? Mais tout le monde la… connaît! D’où tombez-vous, mon cher monsieur?… de la lune?…
– De bien plus loin: de Tarbes! fit froidement Ségalens.
– Très bien! fit le jeune homme en riant. Monsieur, ajouta-t-il, je m’appelle Max Pontaives. Qui aurai-je l’honneur de présenter à la baronne d’Anguerrand?
– Anatole Ségalens! répondit le Tarbais en se redressant.
Venez donc, cher monsieur…
Les deux jeunes gens s’avancèrent vers la baronne Adeline.
– Madame, dit Max Pontaives, voulez-vous me permettre de vous présenter M. Anatole Ségalens l’un des plus fins reporters de l’Informateur?
– Madame la baronne, mon directeur m’a envoyé prendre quelques notes sur la belle fête dont vous éblouissez Paris. Et cela, madame, me sera une tâche aisée, malgré tant de magnificence… mais pourrais-je traduire l’impression de charme et de respect que me produit la maîtresse de cet hôtel.
– Mon cher Max, dit Adeline de sa voix où frissonnaient des caresses, présenté par vous, monsieur est de mes amis. Aussi vais-je tout de suite abuser de lui en le priant de m’offrir son bras pour me conduire à mon fauteuil…
Pontaives salua et fit deux pas en arrière, laissant le champ libre à Ségalens, qui le remercia d’un balbutiement du regard, et en même temps, présenta son bras à la baronne d’Anguerrand.
De la place où ils se trouvaient jusqu’au fauteuil de la baronne, il y avait peut-être dix pas. C’est dans l’espace de ces dix pas qu’eut lieu cet entretien presque terrible par la soudaineté, l’explosion des passions qui s’y manifestaient:
– Que pensez-vous de moi? demanda Sapho, la voix un peu rêche, comme si elle eût eu la gorge en feu.
– Je pense, dit Ségalens, affolé – ne sachant plus ce qu’il proférait, incapable d’arrêter des paroles qu’il eût voulu rattraper à peine sorties – je pense que si vous continuez à me regarder ainsi, vous allez me rendre fou. Je pense que ma folie, madame, dût-elle me perdre à vos yeux, est une sensation à mourir de souffrance et de plaisir…
J’ai à Paris une vaste influence. Vous n’êtes qu’un pauvre journaliste. Je ferai de vous quelqu’un, si vous avez foi en moi… si vous vous donnez tout entier, sans restriction, avec la fidélité d’un chien et la force d’un lion. Voulez-vous?…
– Je vous adore, balbutia Ségalens. Prenez ma vie et faites-en ce que vous voudrez!
– Demain, à trois heures, présentez-vous ici, acheva Sapho dans un murmure imperceptible.
Et en même temps elle prenait place dans son fauteuil, tandis que Ségalens se rendit au fumoir.
Comme Ségalens, tout rêveur et encore pâle de la stupéfiante aventure qui lui arrivait, plongeait une main distraite dans une boîte de cigarettes, une voix railleuse murmura à son oreille:
– Eh bien, que dites-vous de la petite fête?
Ségalens se retourna et reconnut la physionomie fine, sceptique et souriante de Max Pontaives.
– D’abord, merci, fit-il, pour m’avoir repêché dans ce flot où je me serais noyé sans vous.
– Vous me plaisez, voilà tout, dit Max Pontaives et puis, cela m’amuse. Et la belle Adeline, qu’en dites-vous?…
– La baronne! murmura Ségalens en frissonnant.
Elle est bien belle!…
– Oui. C’est une honnête dame selon Brantôme, qui manque vraiment à notre époque.
Ségalens pâlit, mais, gardant son sang-froid:
– Je soupçonne Brantôme, dit-il, d’avoir été un fat.
– C’est qu’apparemment vous l’avez mal lu, dit quelqu’un derrière lui d’une voix sèche.
– Attention! souffla Pontaives à Ségalens. Voici la mauvaise affaire qui vient!… Celui qui vous parle vous a vu donner le bras à la baronne, et… dame!…
Se retournant en même temps, le jeune homme dit en souriant:
– Bon! voilà Robert qui prend feu pour son auteur favori…
Et il se hâta d’ajouter:
– Mon cher ami, monsieur Anatole Ségalens, une fine plume. Cher monsieur Ségalens, le marquis Robert de Perles, une fine lame.
Robert de Perles et Anatole Ségalens, une seconde, se regardèrent.
Yeux bleus d’acier, les traits réguliers, la bouche dure, très élégant, Robert de Perles s’était incliné froidement, et, avec une suprême impertinence:
– Alors, vous disiez, monsieur… Anatole Ségalens?
– Je disais, monsieur… le marquis Robert de Perles, que le sire de Brantôme était un triste sire, une façon d’écouteur aux portes, une manière d’espion comme tous ces faiseurs de mémoires qui ont écrit pour les rats de bibliothèque; je disais enfin que, si j’eusse vécu de son temps et que j’eusse été le mari, le frère ou l’amant de l’une de ces honnêtes dames dont il compte rageusement les sourires, je l’eusse bâtonné!…
– Bravo! dit une voix.
Le marquis de Perles, qui allait répondre, devint très pâle et demeura immobile, les yeux tournés vers celui qui venait d’entrer au fumoir; et on eût dit que toute la haine qui, dans son regard, menaçait Ségalens, convergeait maintenant sur le nouveau venu…
Et ce nouveau venu, c’était le baron Gérard d’Anguerrand… le maître de la maison!
Il passa, rapide, souple, souriant, charmeur.
Lorsqu’il s’éloigna, Robert de Perles eut un soupir et passa sa main sur son front moite. Il oubliait peut-être Ségalens. À ce moment, deux ou trois jeunes gens qui l’entouraient s’écrièrent en riant:
– Robert lâche Magali pour Brantôme!… Robert! tu nous as commencé l’histoire de Magali… Il nous faut la fin! Vive Magali!… Conspuez Brantôme!…
– Magali! songea Ségalens en tressaillant. Le nom de ma voisine du troisième!… Est-ce qu’il s’agirait de la pauvre petite couturière?…
– Eh messieurs, reprenait le marquis de Perles, la fin est banale. La fin, c’est la fin, pareille à toutes les fins. F, i, ni… fini… Je me suis lassé un beau matin de chanter le duo de Magali.
Et qu’est-elle devenue, votre Magali? demanda Max Pontaives.
– Ma foi, mon cher, si vous tenez à le savoir, je vous préviens que c’est loin, très loin. Mais surtout, si vous y allez, ne me renseignez pas, je vous prie…
– Je vais vous renseigner tout de suite, moi! dit Ségalens avec une sorte de rudesse.
Max Pontaives eut un geste désolé et murmura en lui-même: «C’était inévitable! Pauvre garçon! Il ne sait pas à qui il se heurte!… Je l’ai pourtant prévenu que Robert était une lame dangereuse…»
Robert de Perles avait instantanément perdu son air provocateur et pris une attitude d’une excessive politesse.
– Renseignez-moi donc, fit-il, je ne demande pas mieux. Voyons… qu’est devenue ma petite Magali?
– Elle meurt de faim, dit Ségalens. Toute la maison de la rue Letort… où j’ai eu l’occasion de faire quelques visites, connaît son histoire simple et navrante… banale, comme vous disiez.
– Trémolo à l’orchestre! dit Robert de Perles en riant du bout des dents.
– Messieurs, soyez juges de l’histoire. Puisque M. le marquis aime les duos et les trémolos, faisons de la musique… de chambre; la musique de plein air viendra ensuite, s’il le faut!
– Ce garçon-là est fou, grommela le vieux général.
– Messieurs, reprit Ségalens sans baisser la voix, celle qu’on appelle la petite Magali fut remarquée il y a un an à peu près par un gentilhomme qui la trouva à son goût. La petite résistait. Le noble sire allait renoncer à sa poursuite, lorsqu’un jour des ouvriers vinrent exécuter des réparations dans son hôtel. L’un de ces ouvriers, messieurs, était le père de Magali…
Robert de Perles devint livide…
– Mais ceci, balbutia-t-il, n’a rien à voir avec…
– Avec vos amours, monsieur le marquis?… Aussi parlé-je d’un certain gentilhomme qui peut bien ne pas être vous… car il est impossible que vous ayez commis l’infamie que je vais dire…
– Prenez garde! gronda Robert de Perles.
– Je prends garde, et je continue! dit Ségalens. L’ouvrier en question, messieurs, je veux dire le père de Magali, était pauvre, très pauvre; peut-être avait-il la tête un peu faible… Cet homme, en travaillant, vit un petit secrétaire. La clef était sur la serrure. Il voulut ouvrir. Mais cette clef, messieurs, comme par hasard, ne fonctionnait pas. Il força, la serrure fut brisée… c’était une effraction… Le secrétaire ouvert, l’homme y vit un paquet de billets de banque: en tout dix mille francs… il les mit dans sa poche… Or, messieurs, un quart d’heure plus tard, deux agents arrêtaient l’homme!… Vous devinez, je pense que le secrétaire, la fausse clef qui devait briser la serrure, la liasse de billets, tout cela avait été préparé par le gentilhomme C’était une amorce, un traquenard, un guet-apens…
– C’est faux! bégaya le marquis de Perles en jetant autour de lui des yeux hagards.
– Ah! monsieur, prenez garde à votre tour, dit Ségalens avec son terrible sang-froid. Vous allez nous faire croire que vous connaissez ce gentleman et que vous avez de bien laides fréquentations…
– Le roman chez la portière! essaya de ricaner Robert de Perles.
– Le père de Magali arrêté, continua Ségalens; le gentilhomme s’en vint trouver la jeune fille et lui dit: «Votre père est accusé de vol avec effraction. Cela ira dans les cinq ans. Peut-être le bagne. Soyez à moi, je retire ma plainte, et me fais fort d’arrêter la poursuite…» Messieurs, Magali se donna. N’est-ce pas que le tour était bien joué?…
– Ce gentilhomme est un rude jean-foutre! grogna le vieux général qui, ayant la tête un peu dure, ne comprenait pas que, peut-être, il s’agissait de Robert lui-même.
– Messieurs, continua Ségalens, que pensez-vous maintenant que fit le gentilhomme lorsque Magali se fut donnée à lui?… Il tint parole, sans doute? Il usa de son influence pour sauver le père? Enfin, il agit, n’est-ce pas, en honnête commerçant qui, ayant reçu livraison de la marchandise, paye à l’échéance?… Eh bien! vous n’y êtes pas! Il eut peur de la vengeance de cet ouvrier. Sa déposition fut telle que le voleur fut condamné à huit ans de réclusion. Il est en centrale. Et sa fille meurt de faim!… Monsieur le marquis, réparez, si vous le pouvez. Justifiez-vous, si vous l’osez!…
Robert de Perles, la sueur au front, les yeux injectés de sang, fit deux pas vers Ségalens.
– Oseriez-vous insinuer, gronda-t-il, d’une voix que la fureur à son paroxysme faisait trembler, qu’il y a quoi que ce soit de commun entre moi et… celui dont vous parlez?
– Je ne l’insinue pas! dit Ségalens d’un accent qui faisait balle. Je l’affirme!…
Un sourire mortel glissa sur les lèvres minces du marquis de Perles.
– Monsieur, dit-il, je regrette que vous ayez prononcé un mot irréparab1e, car vous me semblez au fond un assez gentil garçon, et ce me sera un chagrin que d’être forcé de vous tuer. Voici mon adresse.
Ségalens prit le bristol armorié que lui tendait le marquis, et offrant à son tour une des fameuses cartes qui portaient l’adresse aristocratique ou jugée telle par lui:
– Monsieur, répondit-il, soyez sûr que je vous éviterai ce chagrin-là. Et je serai même assez gentil garçon pour vous éviter jusqu’à la peine moindre de me toucher…
Là-dessus, il salua et sortit, suivi de Max Pontaives.
Robert de Perles le regarda s’éloigner. Et brusquement, il lui sembla qu’une sourde douleur le poignait au cœur: il venait de voir la baronne d’Anguerrand qui, elle aussi, suivait le jeune homme d’un regard de flamme. Il vit que Ségalens se retournait vers elle. Il vit que leurs yeux échangeaient une étreinte, une promesse. Et alors, il murmura:
– Oui, je te tuerai, misérable fat… Ton insulte ne saurait m’atteindre, et je te la pardonne. Mais ce que je ne te pardonne pas, c’est de m’enlever Sapho!…
* * * * *
Ségalens, après avoir prié Max Pontaives de l’assister et même de lui trouver un second témoin, ne connaissant personne à Paris, rentra rue Letort, l’âme bouleversée, l’esprit enfiévré.
Le dernier regard qu’Adeline lui avait jeté à l’instant de son départ semblait lui avoir crié:
– Souviens-toi que tu m’as donné ta vie pour en faire ce que je voudrais; souviens-toi que demain, à trois heures, je t’attends ici!…
Enfermé dans sa chambre, Ségalens s’efforçait d’écarter de son esprit le souvenir de cette femme et de la scène inouïe, vraisemblable et affreusement vraie qui s’était passée entre elle et lui. Il s’ingéniait à ne songer qu’à ce duel qui, au fond, le préoccupait à peine.
Il s’était assis à sa petite table de travail, et, la tête dans les mains, il songeait… Ses yeux erraient sur les objets familiers qui encombraient cette table: ses livres aimés, des feuillets sur l’un desquels s’étalaient les deux premiers vers d’un sonnet.
À MARIE CHARMANT
À minuit, quand tout dort, mon amour sur la terre
Et les astres du ciel veillent seuls en tremblant;
Si j’ose alors…
– Marie Charmant! murmura-t-il.
Doucement, il ferma les paupières, comme pour mieux évoquer l’image de la jolie bouquetière; et alors, il frissonna… car ce fut l’image de l’autre, de la baronne, de Sapho, qui se présenta à son esprit!…
– Cette femme, dit-il à haute voix, cette courtisane somptueuse qui m’a affolé une minute… je dois l’aller voir demain… Qui est-elle?… Pourquoi son regard m’a-t-il ainsi enfiévré?… Oh! que m’importe, après tout! Quelle fasse, qu’elle dise ce qu’elle voudra!… Je n’irai pas!… Jamais, jamais plus, de ma propre volonté, je ne reverrai cette femme!…
Un apaisement soudain, une fraîcheur exquise descendirent dans son âme. Ses yeux se mouillèrent de larmes. À travers cette buée tiède, comme il regardait autour de lui, il vit son habit qu’il avait soigneusement placé sur le dossier d’une chaise – et, à la boutonnière de cet habit, le gardénia un peu flétri… l’aumône de Marie Charmant.
Il le détacha et le porta à ses lèvres, longuement.
– Pauvre fleur à demi-fanée, murmura-t-il, vous savez que je l’aime… Vous le savez que cette folie, qui, ce soir s’est abattue sur moi n’a bouleversé que la surface de mon cœur, sans déraciner la fleur d’amour que j’y cultive… Ô Marie! ô chère inconnue, ô vous qui, peut-être, ne m’aimerez jamais et que j’adore, recevez mon serment de fidélité… J’ai dit à l’autre «Prenez ma vie!…» Je mentais, car ma vie est à vous, Marie, et pour la reprendre, il me faudrait piétiner moi-même mon cœur.
Ayant ainsi exprimé son amour avec la naïveté alambiquée des amoureux qui ne sont pas satisfaits tant qu’ils n’ont pas épilogué, Ségalens déposa un dernier et fervent baiser sur le gardénia, le plaça précieusement entre les feuillets d’un volume, essuya ses yeux, brossa avec une sorte de vénération sa toilette de soirée, et s’endormit en murmurant le nom de Marie Charmant.