VII SPECTRES EN PRÉSENCE

Le front du misérable éperdu de superstitieuse épouvante, digne rejeton des races dégénérées, son front frappe le tapis, ses ongles s’incrustent dans la moquette, il grelotte, il claque des dents, il sent qu’il va mourir… mourir de peur…


Et à ce moment, un nouveau bouleversement se produit en lui… la peur des réalités visibles et tangibles, soudain, remplace la peur des irréalités fantômales… ce n’est plus la superstition qui le fait trembler, mais l’épouvante du juge, de la cour d’assises et de l’échafaud… car l’apparition jusque-là muette vient de parler… et c’est un son de voix vivante… bien vivante… trop vivante qui retentit aux oreilles de Gérard comme un coup de tonnerre…


Le baron d’Anguerrand a parlé…


– Relève-toi, Gérard…


Et d’un bond, Gérard est debout, un pétillement rouge au fond de ses yeux, les mâchoires serrées, les poings crispés… la tête pleine de visions de meurtre!…


Maintenant, il n’a plus peur!… Ce n’est pas un spectre qui est là… ce n’est que son père… Et ce père… oh!… il faut qu’il disparaisse à jamais, cette fois!…


D’un geste aussi tranquille qu’était calme sa voix, le père tire un revolver de sa poche: il a compris l’attitude de son fils!…


Rudement, Gérard incline la tête comme pour dire:


– C’est bien! Tu es armé, je ne le suis pas. Je ne tenterai rien… en ce moment, du moins!


Et c’est la même pensée, sans doute, qui illumine l’esprit d’Adeline comme un de ces éclairs livides qu’on voit au fond des ténèbres par les nuits d’orage, car elle vient de sourire d’un sourire aigu de tigresse à l’affût…


Le regard du baron d’Anguerrand va de l’un à l’autre, lentement. Et il ajoute:


– Entre, Gérard… entre dans mon cabinet… Tu vois, je t’y attendais…


Gérard hésite; il jette dans le cabinet le regard rapide et sûr du malfaiteur habitué à flairer le piège, à éviter l’arrestation.


Rauque et rude, formidable soudain, le baron répète:


– Entre donc, quand je t’en donne l’ordre!…


Le fils se raidit, se hérisse, prêt à la résistance suprême… à l’attaque, peut-être! Mais la voix du père le dompte… ou la vue du revolver… et, frémissant l’échine basse, il se glisse dans le cabinet.


– Entre aussi, toi! gronde le baron tourné vers Sapho, dans un accent d’intraduisible mépris.


Rassérénée, la tête droite, son regard d’acier planté dans les yeux de son ancien amant, superbe d’insolence et d’harmonie dans les plis de sa toilette d’épousée, Adeline obéit…


Le baron ferme la porte…


Il se dirige vers un fauteuil où il prend place, son revolver près de lui, sur la table, à portée de sa main.


Une minute s’écoule, pleine d’un tragique silence: on n’entend que le râle de la respiration oppressée de Gérard, une sorte de sifflement aigu et imperceptible qui est la respiration d’Adeline, et le froissement doux de quelques papiers que le baron compulse avec le même calme que s’il se trouvait dans l’étude d’un notaire…


Gérard comprend que, coûte que coûte, il doit dire quelque chose, essayer une tentative désespérée pour se disculper…


– Mon père, prononce-t-il avec une sorte d’humilité, laissez-moi vous adresser une prière… une supplication… Quoi que vous ayez à me reprocher… par pitié, n’oubliez pas que la femme qui est ici… porte mon nom… Elle est mon épouse devant Dieu et les hommes.


Le baron redresse la tête d’un air de surprise et contemple son fils avec une âpre curiosité… Et il répond:


– Quelle femme?… Celle-ci?… La maîtresse que tu as volée à ton père?… Sois tranquille, je ne viens pas te la redemander… Et quant au nom dont tu parles, quel nom?… Voyons… Est-ce Charlot, impliqué dans une affaire d’assassinat?… Oh! un autre assassinat que le mien!… Est-ce Lilliers, poursuivi pour vol avec effraction?… Allons, Gérard, tu te vantes quand tu parles de nom: tu ne t’appelles ni Anguerrand, ni même Lilliers ou Charlot… tu t’appelles simplement: l’assassin…


Gérard plie les épaules comme un lutteur; un funeste sourire crispe ses lèvres; il fait un pas rapide; la riposte va jaillir de sa gorge, et Adeline, de son regard de lave, le pousse, le précipite aux pensées de meurtre…


– Quant à l’épousée dont tu parles, continue le baron en armant paisiblement son revolver, voyons qui donc est-elle, ton épouse devant Dieu et les hommes?… Au fait, je voudrais bien savoir qui va s’appeler Mme Georges Meyranes!… Est-ce Sapho?… Est-ce Lise?


Gérard s’arrête, foudroyé.


Lise!… Son mariage avec Lise!… Son père sait cela, comme il sait le reste!… Qui le lui a dit?… Comment?…


Pantelant, une sueur d’agonie au front, tandis qu’Adeline, au nom de Lise, frissonne de haine, il tente d’écarter de son esprit la radieuse et pure image qui vient de s’y dresser, si douce… si triste…


Allons! reprend rudement le baron, pas de mots inutiles… Nous devons ici même, en cette heure même, régler notre situation… Écoutez-moi donc, tous deux… et surtout, pas un pas vers moi! pas un geste!


Son doigt touche le revolver. Gérard et Adeline, du même signe frémissant, répondent qu’ils ont compris. Et pourtant, ce préliminaire les rassure. Le baron parle de «régler la situation». Il ne vient donc pas en vengeur prêt à tuer!… C’est donc un répit dans cette lutte où ils se trouvent comme transportés hors de toute humanité… C’est donc une éclaircie dans le formidable orage qui vient de s’abattre sur eux…


Ils écoutent, guettent, surveillent, rassemblent leurs idées et leurs forces… car ils sont d’accord… il ne faut pas que le père sorte vivant de ce cabinet!… Car le père… ce sont les vingt millions!…


Voici, reprend le baron, mon acte de décès. Mort je suis, mort je resterai pour tous… puisque vous m’avez tué… Tué… oui! Seulement, vous m’avez mal tué, voilà tout… Lorsque vous m’avez précipité, si vous aviez mieux regardé, vous eussiez vu ce que j’ai vu, moi, en tombant: un rien… une simple voile blanche, une goélette qui passait, rasant les rochers… Difficile à voir dans la nuit, j’en conviens, mais vous eussiez dû la voir! Moi, je l’ai vue, et ce rien a suffi… J’eusse donc pu dès le lendemain me montrer à vous. Mais je voulais savoir, et maintenant je sais! Je voulais choisir mon heure, et mon heure est venue!… Donc, je suis mort, moi! Et moi mort, vous avez dû lire les papiers que je laissais, et où j’expliquais pourquoi et comment la fortune de Valentine et d’Edmond devait vous être sacrée… Vous les avez lus?…


Adeline, d’un signe hautain et bref, Gérard, d’un signe ironique et menaçant, affirment qu’ils ont lu… qu’ils savent l’histoire du baron.


– Bien! reprend-il. Maintenant, écoutez. Voici des actes que j’ai fait préparer: ils constituent Valentine et Edmond vos légataires universels après votre décès. Ces actes, vous allez les signer…


Notre décès?… balbutie Gérard, dont le front s’inonde d’une sueur froide.


– Notre mort… répète Adeline, qui, malgré sa toute-puissance sur elle-même, frissonne d’un long frisson glacé.


Le baron se lève, saisit son revolver et, d’une voix terrible de simplicité, prononce:


– Signez, ou je vous abats tous deux comme des chiens enragés…


Adeline et Gérard échangent un coup d’œil. Cela leur suffit… ils se comprennent!


Sans hésitation apparente, d’une main ferme, ils ont signé!


Ils gagnent ainsi dix minutes, cinq minutes, pendant lesquelles ils trouveront sûrement l’occasion de sauter à la gorge du baron, de lui arracher son arme et de l’étrangler!…


Hubert d’Anguerrand repousse sur la table les papiers qui viennent d’être signés, et continue:


– Voici maintenant un acte où vous déclarez tous deux que, vous jugeant criminels et indignes de vivre, vous vous donnez volontairement la mort… Signez!…


Un regard de Gérard sur son père, plus rapide que la foudre… Non! la seconde n’est pas favorable… le père est sur ses gardes, le doigt sur la gâchette du revolver.


Un éclat de rire nerveux, éclatant, sinistre… C’est Adeline qui, la première, signe, et donne la plume à Gérard en jetant ces mots:


Notre contrat d’épousailles, mon cher!


Et Gérard signe à son tour, guettant du coin de l’œil si, en se relevant, il ne pourra pas bondir sur son père… Mais le baron s’est mis à trois pas de distance et, alors, avec une pesante tristesse, avec l’accent de ce qui est irrévocable, il prononce:


– Maintenant, vous allez mourir. Moi, je me constitue le gardien de la fortune que vous léguez. Je n’y toucherai pas, puisque, mois aussi, je suis mort… J’ai voulu vous épargner les hideurs de l’échafaud. Je veux vous épargner aussi les souffrances d’une agonie que je vous infligerais en vous abattant à coups de revolver… Voici, dans ces deux verres, un poison sûr, foudroyant… buvez!…


Les yeux hagards d’Adeline et de Gérard aperçoivent alors ce qu’ils n’avaient pas encore vu sur la table: deux verres, dont chacun contient un doigt d’un liquide clair comme du cristal de roche.


Les deux misérables tremblent convulsivement. Pas de fuite possible. Ils savent qu’au premier mouvement le terrible baron, si redoutable incarnation de la froideur et presque de l’impersonnalité du bourreau, les «abattra à coup de revolver» selon la mortelle expression. Ils savent toute supplication inutile. Pas de grâce! Pas de pitié dans ces yeux fixes!… Rien ne bat dans cette large poitrine… Ce n’est pas un homme qui leur donne l’ordre de mourir… c’est un spectre!…


Quelque chose comme un murmure confus gronde pourtant sur leurs lèvres blafardes:


– Par pitié!… Laissez-moi vivre!… oh! rien que la vie!… rien que vivre!…


– Buvez! répète le baron livide et glacial, buvez… ou je fais feu!…


Son bras se lève… Il vise!… Adeline s’écroule sur ses genoux, la figure dans les mains, préférant encore être tuée… Gérard ferme les yeux… Ils vont mourir!…


Et… tout à coup, le bras du baron retombe.


Adeline, de la terreur passe à la haine et grince des dents. Gérard jette un hurlement de joie délirante, car il a trouvé le moyen d’attendrir son père, car, à ce moment, une porte s’est ouverte…


Une jeune fille vêtue de noir s’avance, les yeux baissés, les mains jointes, belle comme l’ange du pardon… et c’est Lise… c’est celle que Gérard appelle Valentine… sa sœur!… Et Lise… la pauvre petite Lise, d’une voix de douceur infinie, murmure, en touchant le bras du baron:


Grâce pour eux… grâce pour lui!…


– Madame… mademoiselle… gronde le baron. Vous! Vous ici!…


– Moi, monsieur, répond Lise avec une sorte de monotonie concentrée, tandis que ses paupières demeurent obstinément baissées. N’est-ce pas presque un droit pour moi?… presque autant que pour madame?…


Sapho se redresse; les deux épousées, pour la première fois, prennent contact, comme deux adversaires dont l’un, sûrement, tuera l’autre…


– Le droit de la maîtresse, prononce Adeline avec un sourire funeste, ne peut être le droit de l’épouse légitime, et je pense…


– Silence! tonne Gérard dans une telle explosion que Sapho, livide, recule et se courbe.


– Monsieur, continue Lise de sa même voix très basse, comme si elle ne venait pas d’entendre ce qu’à dit Adeline, oh! monsieur, je sais, je comprends… vous êtes ici en justicier… et pourtant, je vous demande leur grâce… Qu’ils vivent!… et qu’ils sachent que s’il y a une pensée pour eux au fond de mon malheur, c’est un vœu de bonheur… le même vœu que l’on faisait pour moi le jour de mon mariage…


Madame, dit le baron avec une sourde impatience, rentrez, je vous prie!…


Car il s’irrite de l’intervention de Lise. Avoir pitié d’elle, c’est bien, – mais c’est tout!… Qu’elle ne s’avise pas de se dresser entre les condamnés et le justicier!


Rentrez! commanda-t-il rudement. Je le veux!…


«Je vous en prie, mon enfant, reprend-il plus doucement. Lorsque, dans l’église, je vous ai prise mourante dans mes bras, lorsque j’ai compris que vous aussi vous étiez une victime de ce misérable, lorsque, au récit de votre infortune, je vous ai vue si pitoyable et si innocente, j’ai juré que vous seriez vengée du même coup que moi-même…


«Allons rentrez, ma pauvre petite… rentrez dans cette chambre qui fut celle de ma fille Valentine… un ange comme vous… rentrez, car vos yeux ne doivent pas voir ce qui va se passer ici… car voici l’heure du châtiment… fussiez-vous envoyée de Dieu, vous ne sauveriez pas ces deux démons!…


– Monsieur… balbutie Lise dont la tête s’égare, dont l’être tout entier frissonne à la pensée qu’elle est impuissante à sauver celui qu’elle adore… quand même… malgré tout!…


– Mademoiselle, prononce Adeline avec son terrible sourire, tient à assister à l’agonie de mon mari: c’est une revanche comme une autre!


– C’est assez! gronde le baron d’Anguerrand. J’ai voulu vous épargner un spectacle hideux. Vous persistez à rester?… C’est bon! L’exécution aura lieu devant vous…


«Allons, vous autres! continue le baron, décidez-vous!… Prenez-vous le poison?… Choisissez-vous le revolver?… Buvez! Buvez donc!… Non?… Eh bien!…


Le revolver se lève et se braque sur Gérard… Lise défaille… Adeline, reprise de toute sa terreur, comprend qu’elle va mourir… que c’est la fin… Le baron va presser sur la détente…


À ce moment, Gérard prononce d’une voix très calme:


– Mon père, je vous demande une minute de vie…


– Lâche! Tu as peur!


– Non. J’ai un secret à vous révéler… important non pour moi qui vais mourir, mais pour vous qui allez vivre!…


– Parle!…


Mon père, loin de moi la pensée de vous disputer ma misérable vie… Je suis prêt à vider la coupe de poison que vous avez préparée pour ma nuit de noces…


Car je suis las… bien las… comme le jour où, devant la porte de cet hôtel…


Gérard jette un regard sur Lise… un brusque sanglot l’étreint à la gorge, un vrai sanglot, sincère, lamentable comme son amour… et Lise, avec la sublime divination de l’amour, comprend ce sanglot… Elle palpite, secouée jusqu’au fond de son être, et murmure en elle-même:


– Et pourtant… c’est moi qu’il aime!…


– Veuillez m’écouter, baron d’Anguerrand, reprend Gérard, et vous aussi, Adeline!… et vous aussi… Lise… car le secret que je ne veux pas emporter avec moi vous intéresse tous trois… Il éclaire ce qu’il y a de fatal dans ma vie depuis huit mois… il prouve peut-être que nous sommes ici non pas des coupables et des justiciers en présence, mais simplement des malheureux digne de compassion… Mon père, vous me saviez capable de crime, mais aussi, capable d’amour. Dans la fascination insensée que l’or exerce sur moi, vous saviez que mon cœur peut contenir des dévouements étranges. Sachant cela, sachant que j’adorais cette enfant… vous êtes-vous demandé pourquoi je n’ai rien tenté pour la revoir?… Adeline, vous saviez qu’en vous épousant, en vous donnant mon vrai nom, j’obéissais seulement au pacte qui nous lie… vous saviez que je ne vous aimais pas… que j’en aimais une autre… Vous êtes-vous demandé pourquoi, si facilement, j’ai renoncé à cette autre?… Lise! ô Lise! vous que j’ai tant aimée, hélas! vous qui avez sûrement compris la puissance et la sincérité de ma passion, vous qui avez reçu la lettre où je vous jurais ardemment mon retour… vous êtes-vous demandé pourquoi je ne suis pas revenu à vous?… Écoutez, baron d’Anguerrand! Écoutez, Adeline! Écoutez Lise!… Si je n’ai pas, avec la puissance de l’or conquis au prix d’un parricide, exécuté ma volonté… si je n’ai pas régularisé le faux mariage que les circonstances m’avaient imposé… si je n’ai pas fui… ou tué Adeline de Damart pour revenir à celle que j’adorais, c’est qu’il y a en moi un levain d’honnêteté qui se révolte contre l’inceste!…


Un triple cri terrible, effrayant, jaillit de trois bouches et réveille de sourds échos dans l’hôtel. Adeline étouffe le rugissement de sa haine décuplée. Lise s’abat à genoux, le visage dans les deux mains. Le baron, d’un regard vacillant, interroge son fils…


– La chose affreuse, qui me confond de stupeur et d’horreur quand j’y songe, c’est vous, mon père, qui me l’avez apprise! poursuit Gérard dans un râle rapide. Là-bas, dans le manoir de Prospoder, au moment où je levais le couteau… vous avez dit… oh! vous avez dit que la dernière trace de Valentine… de ma sœur… vous l’avez perdue… une nuit de Noël… sur la route d’Angers, aux Ponts-de-Cé!…


– Eh bien? hurle le baron d’Anguerrand qui, jetant son revolver, fou d’espoir, saisit son fils par le bras.


– Eh bien! tonne Gérard. Regardez et écoutez, mon père!… Écoutez ce gémissement de honte et de douleur éperdues sur les lèvres de Lise! Regardez cette infortunée qui a compris, elle… et que la vérité foudroie!… Demandez-lui son nom! Demandez à celle que j’ai adorée, demandez à l’enfant trouvée quand, où, comment elle fut ramassée dans la neige, bleue de froid, mourante de faim, par des métayers qui, une nuit de Noël, revenaient d’Angers aux Ponts-de-Cé!…


D’un bond, le baron d’Anguerrand est sur Lise… Avec une sorte de violence il la relève, écarte ses deux mains, la contemple.


– Oh! bégaie Lise, laissez-moi mourir!… je veux mourir!…


Quelques secondes d’un silence tragique: le père scrute, analyse, détaille le visage de la jeune fille.


– Mon enfant… par grâce… par pitié… il faut me répondre… me parler… Voyons, ne perdons pas la tête… faites appel à toutes vos forces… Voyons… dites… vous êtes une enfant trouvée?…


Lise, d’un signe de tête désespéré, fait signe que oui…


– Quand avez-vous été trouvée?… oh!… rappelez-vous!… un effort!…


– Il y a… quatorze ans… balbutie Lise dans un désespoir sans nom…


– Votre âge?… Votre âge d’alors?…


– Environ… trois ans… m’a-t-on dit…


– Et vous avez été trouvée la nuit de Noël?… reprend le baron prêt à défaillir lui-même. La nuit de Noël?… Sur la route d’Angers aux Ponts-de-Cé?…


– Oui! répond Lise dans un souffle d’agonie.


Le baron d’Anguerrand a jeté un cri déchirant:


– Valentine!…


Lise demeure immobile, blanche comme les iris blancs.


– Valentine! répète le baron d’un accent de poignante incertitude.


Lise n’a pas un geste, pas un regard…


– Tu es ma fille… Valentine… oh! tu es ma fille!…


Et dans un soupir de mortelle angoisse, de renoncement à la vie, de désespérance en toutes choses, puisqu’elle n’a pas le droit d’aimer celui qu’elle adore, de l’aimer d’amour… car il est son frère… Lise, tout bas, répond:


– Mourir!… oh! laissez-moi mourir!…


– Valentine!… crie le baron dans une clameur où se heurtent les puissances de la joie et de la crainte…


Cette fois, il tend ses bras… et, secoué de sanglots, le visage inondé par les larmes qui jaillissent enfin, éperdu, il saisit sa fille…


Sa fille!…


Car c’est bien son enfant, n’est-ce pas?


Tout le prouve: l’âge, le lieu, les circonstances où elle fut trouvée!…


C’est sa fille, évidemment!…


Lise, c’est Valentine: il en est sûr!


Il la saisit donc, et, tout frémissant de ce bonheur qui l’atteint au cœur, l’âme bouleversée, il l’emporte dans la pièce voisine.


– Nous sommes sauvés! gronde Gérard en saisissant la main d’Adeline.


– Oui! riposte Sapho dans un sifflement de vipère. Sauvés… si nous sauvons les vingt millions!…


Et le regard que, par la porte restée ouverte, elle darde sur le baron et sur Lise contient une double condamnation à mort.

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