De temps à autre, Adeline interrompait sa lecture pour jeter un regard sur Gérard. Mais lui, alors, comme gêné par l’ardente tendresse qu’il lisait dans ce regard noir, murmurait:
– Continuez, ma chère, vous lisez admirablement.
– Vous êtes bien? disait Adeline.
– Aussi bien que possible, chère amie…
– Vous ne souffrez pas?… plus du tout?…
– C’est fini je vous assure. Je me sens aussi fort qu’avant d’avoir reçu le coup de couteau de ce sauvage…
Alors, avec un soupir, Adeline reprenait sa lecture des journaux.
Gérard, les yeux à demi fermés, évoquait l’image de Lise…
Sa blessure était cicatrisée. Comme il le disait lui-même, il se sentait aussi fort qu’avant d’avoir reçu le coup de couteau de Jean Nib. Depuis deux jours, Gérard guéri, Gérard, après ce long tête-à-tête avec Adeline, se demandait ce qu’il allait faire maintenant…
Ce soir-là, au moment où Adeline finissait un journal et allait en prendre un autre, Gérard se leva du canapé où il était à demi couché, et se mît à se promener lentement. Adeline lisait les échos mondains, mariages, fêtes, décès… Gérard la vit pâlir.
– Qu’y a-t-il? Vous sentez-vous mal? demanda Gérard en se rapprochant avec un empressement et une émotion qui firent battre le cœur d’Adeline.
C’est l’étonnement, fit-elle, rassurez-vous… c’est ce que je viens de voir aux faits divers…
– Et qu’avez-vous vu? fit Gérard qui pâlit à son tour. Est-ce que la police…
– Non, non… de Perles est mort, voilà tout.
– Tiens! ce pauvre marquis dit Gérard aussitôt rassuré. Je dois dire que, lorsque j’ai vu sa blessure, je n’ai jamais pensé qu’il en reviendrait. Ce Ségalens lui avait fourni un maître coup d’épée.
Au nom de Ségalens jeté ainsi tout à coup, un flot de sang empourpra le visage d’Adeline, et son regard jeta un éclair de haine. Mais le moment n’était pas venu pour elle de s’occuper du mortel affront que lui avait fait Ségalens en dédaignant de venir à un rendez-vous qu’il avait paru accepter avec tant d’ardeur.
– Eh bien! vous vous trompez, fit-elle, Robert de Perles n’est pas mort de sa blessure.
– Un accident?… la fièvre?…
– Il est mort assassiné! dit Adeline qui avidement parcourait le fait divers.
Gérard frémit. Son visage se décomposa…
Il prit le journal des mains d’Adeline, qui parut se plonger alors dans une profonde méditation et il lut en effet ces lignes:
LE DRAME DE NEUILLY
«On n’a pas oublié le duel retentissant au cours duquel M. le marquis Robert de Perles fut atteint d’une blessure qui inquiéta fort ses nombreux amis. On ne saurait avoir oublié non plus que la villa du marquis, située à Neuilly, a été récemment l’objet d’une tentative de cambriolage heureusement déjouée par la vigilance de la police dont l’éloge n’est plus à faire.
«Il était dit que la fatalité s’acharnerait sur le jeune gentilhomme que Tout-Paris aimait et estimait. Il était dit que sa charmante villa serait le «théâtre d’un drame qui, malheureusement, devait avoir le dénouement le plus tragique. M. le Marquis Robert de Perles a été assassiné.
«Depuis quelques jours, M. de Perles pouvait se lever. Il avait résolu de reprendre son existence ordinaire en son hôtel de la rue de l’Université, si connu, si admiré de la haute société parisienne. Le personnel domestique installé à la villa était donc parti pour tout remettre en bon ordre dans l’hôtel… Le marquis n’avait gardé prés de lui que son dévoué valet de chambre, une fille de service et une cuisinière. Ces deux dernières logeaient dans les combles de la villa et n’ont rien entendu, n’ont pu donner aucun renseignement. Le valet de chambre couchait dans une pièce attenante à la chambre à coucher du marquis. Malheureusement, M. de Perles eut, avant-hier, la funeste idée d’envoyer cet homme à Paris, avec diverses commissions, en lui disant de ne revenir que le lendemain, c’est-à-dire hier matin, voulant que tous ses ordres fussent exécutés, et ces ordres devant entraîner un temps considérable. En effet, des premiers interrogatoires, il résulte que le valet de chambre ne put terminer ses commissions que fort avant dans la nuit et qu’il a couché rue de l’Université. Les premiers soupçons qui s’étaient égarés sur lui sont donc détruits par cet alibi.
«Hier matin, la fille de service et la cuisinière se remirent à leur besogne comme d’habitude. Elles ne remarquèrent rien d’anormal dans la maison, ni porte fracturée, ni fenêtre forcée. Il semble résulter de là que l’assassin devait être caché dans la maison, et que, son coup fait, il est simplement parti en escaladant le mur.
«Vers dix heures du matin, la cuisinière étonnée de ne revoir ni le valet de chambre ni son maître, se décida à aller frapper à la porte de la chambre à coucher. Ne recevant aucune réponse, elle prit peur, et à tout hasard, envoya chercher le commissaire de police de Neuilly. Ce magistrat ne tarda pas à arriver. Il fit forcer la porte par un serrurier et entra.
«Un spectacle effrayant s’offrit alors aux yeux du magistrat. M. de Perles était étendu sur son lit, les couvertures rejetées, un couteau planté en pleine poitrine. Il n’y avait dans la chambre aucune trace de lutte. Aucun vol n’a suivi l’assassinat. Un médecin commandé en toute hâte ne put que constater la mort de l’infortuné gentilhomme et assura que le décès remontait à plusieurs heures.
«La police a aussitôt commencé des recherches très actives. Nous pouvons affirmer que, dès ce moment, les soupçons se concentrent sur un dangereux malfaiteur, Jean Nib, qui ne tardera pas à tomber dans les mains des agents. Ce Jean Nib est précisément l’audacieux coquin qui, arrêté au moment où il allait cambrioler la villa de Neuilly, s’est évadé pendant son transfert à la prison de la Santé…»
Il y eut un instant de silence, puis Gérard tendant le journal à Adeline, dit:
– Relisez-moi cet article où est relatée la mort de Robert de Perles…
Adeline reprit sa place et se mit à lire sans émotion. Pourtant, il avait été son amant, ce jeune homme! Mais loin d’éprouver un regret, une ombre de pitié pour cette fin tragique d’un homme qui avait eu ses caresses, elle s’en réjouissait paisiblement, comme d’une délivrance… Lorsqu’elle eut fini de lire, Gérard continua silencieusement sa promenade et Adeline s’abîma en de lointaines réflexions… Gérard l’entendit qui murmurait:
– Il n’y à que les morts qui ne parlent pas!…
– Pourquoi dites-vous cela? demanda-t-il en s’arrêtant.
– Cela?… Que disais-je donc?…
– Vous disiez il n’y a que les morts qui ne parlent pas.
– Ah?… Rien, fit Adeline sans tressaillir. Des idées qui me passaient, par la tête…
Gérard se rapprocha, se pencha sur elle, et, d’une voix sourde:
– Vous savez bien que les morts parlent quelquefois. Car celui que nous avons tué a parlé, lui, parlé et agi!…
– C’est que nous l’avons mal tué, dit Adeline avec une effroyable sérénité.
– Oui, dit Gérard d’une voix sombre. Et pourtant, il eût dû mourir. Mille autres, à sa place, se fussent tués. Il a fallu que cette misérable barque de pêcheurs bretons passât à cette minute-là et non à une autre minute. Il ne passe peut-être pas trois barques par an au pied des rochers de Prospoder!… Mais l’homme qui calcule doit toujours s’attendre à la mauvaise fortune, jamais à la bonne. L’homme qui calcule doit tout prévoir; sinon, il ne gagnera pas. Il fallait prévoir la barque, Adeline!… Et pourtant, quand je songe à la nuit terrible, je ne puis m’empêcher de vous admirer… L’idée de l’appui du balcon scié et maintenu par une simple cheville qu’il suffit d’enlever, cette idée-là est d’une profonde et ténébreuse conception… et c’est une femme, une jolie femme aux mains délicates qui conçut cela! C’est une femme qui eut la force d’âme nécessaire pour appeler la victime sur le balcon, pour l’obliger à s’appuyer, pour enlever cette cheville à cette seconde-là!… Je me souviendrai toujours, Adeline, que quand je rentrai dans la chambre, attiré par je ne sais quel magnétisme irrésistible, quand je vous vis penchée sur l’abîme, écoutant le cri de détresse que j’entendis aussi, moi… quand je vis votre visage immobile, plus terrible à contempler que le visage du ciel tourmenté de cette nuit de tempête… je vous trouvai belle, Adeline, d’une étrange beauté qui me fascinait, me faisait peur, et versait dans mes veines des torrents de feu… Jamais plus je ne vous ai vue ainsi!
Adeline tressaillait d’orgueil, frémissait d’une de ces joies infernales que Dante prête parfois à ses damnés, et vibrait d’une passion que chaque parole de Gérard soulevait plus violente, comme chaque souffle des vents du large soulève plus haut la vague qui se gonfle, monte, gronde et se déchaîne…
Jamais Gérard ne lui avait parlé ainsi!
Jamais elle ne l’avait senti si prés d’elle!
– Ô mon Gérard, balbutia-t-elle enivrée, pâlissante, pour toi, pour te conquérir, pour être toute à toi, et t’avoir à moi seule, corps et âme, que ne serais-je pas capable de faire! Gérard, tu as été injuste pour moi… Si tu me connaissais, si tu savais ce qu’il y a d’amour dans ce cœur et dans ce corps, tu te jugerais au-dessus de tous les hommes car jamais homme n’a été aimé comme tu l’es…
Elle s’était levée et l’avait saisi dans ses bras…
– Oui, dit-il, d’une voix que la passion faisait haleter, je sais que tu m’aimes, Adeline… Je suis fier de ton amour, fier surtout de ta fidélité, à l’épreuve même de mon dédain apparent…
– Fidèle! bégaya Adeline. Oh! quelle femme fut jamais plus fidèle que moi!…
– Je le sais! Je sais que tu as été courtisée par tout ce que Paris compte de gentilshommes brillants… et qu’aucune séduction n’a eu prise sur toi…, oui, je le sais!…
– Gérard, tu m’enivres, tu m’exaltes! Serait-il possible qu’enfin je t’aie vaincu!… dis! oh! dis, mon bien-aimé, est-ce que la joie suprême de ton baiser m’est enfin réservée!…
Souple, ardente, vraiment belle de sa passion comme quelque beau marbre impudique de Canova qui s’animerait sous le souffle embrasé de l’amour, elle l’enlaçait, ses lèvres cherchaient ses lèvres… Gérard s’abandonnait… Tout à coup ses yeux tombèrent sur, la lettre fermée, sur l’enveloppe trouée par le couteau de Jean Nib, sur le papier blessé, taché de gouttes brunies… et il murmura ces paroles étranges:
– Il n’y a que les morts qui ne parlent pas!…
– Que voulez-vous dire, haleta Adeline, saisie d’une vague épouvante, comme si elle eût redouté que le cerveau de Gérard ne se fût détraqué.
– C’est vous qui disiez cela tout à l’heure, Adeline!… Et, sans doute, vous songiez à Anguerrand…
– Oui, oui, c’est cela… Je songeais à ton père… Mais toi, à qui… à quoi songes-tu en répétant ces paroles?
Gérard, sans répondre, ramassa le journal qui relatait la mort du marquis de Perles, et, simplement. il dit:
– Robert de Perles est mort…
Adeline eut un effroyable sursaut du cœur. Elle devint livide. Plus rudement, elle reprit Gérard dans ses bras.
– Cela est insensé, gronda-t-elle. Je t’aime Gérard… Je me donne à toi tout entière… Je t’offre mon âme, ma chair… Gérard! Gérard!… ne m’aimeras-tu jamais?…
– Je t’aime! murmura Gérard éperdu, fasciné, tandis qu’Adeline poussait un cri de joie triomphale qui ressemblait à un gémissement de damné… Je t’aime et je suis à toi!… mais écoute… C’est une folie…
– Quoi?… Parle!… Tu me fais mourir!…
– Cette lettre… cette enveloppe qui m’a sauvé la vie…
– Eh bien!… cette lettre…, une invitation quelconque… tu l’as dit cent fois…
– Non! Je me souviens, à présent! Je me souviens parce que de Perles est mort!… Je me souviens parce que je viens de lire que de Perles a été assassiné… Cette lettre… elle m’a été remise par son valet de chambre sur le terrain du duel deux minutes après qu’il fut tombé, blessé… mort, croyait-on… tué… par le coup d’épée de Ségalens…
Adeline n’eut pas la force de prononcer un mot. Elle sentait ses genoux se dérober sous elle. Elle grelottait. Un désespoir atroce, infini, descendait sur son âme.
– C’est une folie, te dis-je! reprit Gérard. Mais maintenant que de Perles est mort, il faut que j’ouvre cette lettre!…
Il saisit la lettre, et avec une sorte d’avidité déchira l’enveloppe.
Gérard avait lu. Il riait, en effet. Sa physionomie n’était pas changée. Il se tourna vers Adeline:
– Les morts parlent quelquefois. Tenez. Lisez.
Il tendit la lettre du bout des doigts…
Adeline lut:
«Monsieur,
«Il est juste que vous sachiez, vous et pas d’autres, pourquoi je me suis battu, pourquoi j’ai été touché et pourquoi je suis mort: j’aime la femme qui porte votre nom, et je n’ai pu supporter que de mes bras elle passât à ceux de mon rival et adversaire.
«MARQUIS DE PERLES.»
Adeline laissa tomber la lettre de ses mains et demeura immobile, les yeux baissés, toute droite, toute raide, la figure amincie et comme vieillie, emportée sur les ailes de quelque songerie effroyable.
Elle releva les yeux et vit que Gérard n’était plus dans le petit salon. Un soupir souleva son sein. Elle était affreusement pâle; une sorte de tic nerveux plissait ses lèvres et faisait battre ses paupières d’instant en instant…
Soudain, Gérard reparut. Il était habillé, le chapeau sur la tête, prêt à sortir. Il vint à Adeline, et, sans colère, prononça:
– Puisque vous vous êtes donnée à ce de Perles et à ce Ségalens, il n’y a aucune raison de penser que vous n’avez pas été la maîtresse de tous ceux qu’on vous donnait pour amants. Je ne vous en veux pas, je ne peux pas vous en vouloir. Simplement, notre association est rompue. Je m’en vais… Vous auriez dû ménager mon orgueil, Adeline. En vous donnant le titre de baronne d’Anguerrand, je pensais que vous m’aideriez à faire de mon nom quelque chose de grand et de redoutable dans la vie parisienne. Vous en avez fait quelque chose de ridicule. Je ne veux pas être ridicule. Je vais être obligé de me créer une identité nouvelle, un nom nouveau, de devenir un personnage nouveau, afin que personne ne puisse sourire quand je passe. Vous comprenez que vous avez fait quelque chose d’irrémédiable, n’est-ce pas? Je vous laisse le nom et le titre de baronne d’Anguerrand. Il vous est loisible d’en faire ce que vous voudrez; cela ne me regarde plus. Adeline, Adeline. Si je vous entraînais avec moi dans ma personnalité nouvelle, vous ne seriez sans doute pas capable de garantir cette personnalité contre les atteintes du ridicule. Ridicule? Moi? Allons donc! J’ai cru que vous étiez une femme exceptionnelle, capable de monter plus haut que le crime. Vous êtes simplement une femme nerveuse. Vous en êtes encore à l’adultère, et je ne me sens pas le courage d’entreprendre votre éducation. Nous nous séparons donc, notre association se trouvant dissoute. Je vous quitte sans joie et sans chagrin. Adieu, Adeline…
Il avait parlé vraiment sans joie et sans chagrin, sans mépris, sans colère.
Une association dissoute, voilà tout.
Adeline le vit qui s’en allait paisiblement.
Et lorsqu’elle eut entendu se refermer lourdement la porte de la rue, elle tomba à la renverse, de tout son long, sans une plainte, sans un soupir…