Jean Nib, en acceptant de surveiller la villa de Max Pontaives et de la défendre contre toute agression, avait fait violence à son caractère. Il était l’homme du dehors, de la rue, du grand air.
En réalité, il n’avait accepté que pour un motif unique: mettre en lieu sûr la petite bouquetière que, si étrangement, il avait rencontrée à la Morgue.
Dans ses préoccupations, Marie Charmant passait avant Rose-de-Corail.
Marie Charmant, jetée tout à coup dans la vie de Jean Nib, était pour lui un sujet d’étonnement farouche, de stupeur et presque de crainte. C’est qu’il ne comprenait pas… Il ne savait pas pourquoi il s’était attaché à cette jeune fille. De ce qu’il éprouvait pour Rose-de-Corail à ce qu’il éprouvait pour Marie Charmant, il y avait une infranchissable distance. Et pourtant, Il eût pleuré de savoir Marie Charmant malheureuse.
Il ne savait pas quand cela avait commencé. Dans la nuit de la rencontre à la Morgue? Ou plus tard, dans la masure du Champ-Marie? Il ne savait pas. Il l’aimait fraternellement. Il faisait pour elle des rêves fraternels. Il concevait de l’emmener avec lui quelque part, bien loin, et de la voir heureuse avec un mari qui l’aimerait autant qu’il aimait Rose-de-Corail.
Jean Nib, c’était Edmond d’Anguerrand.
Marie Charmant, c’était Valentine d’Anguerrand.
La première idée de Jean Nib, dès qu’il eut accepté ce que lui demandait Ségalens, fut d’installer Rose-de-Corail et Marie Charmant dans la villa de Neuilly. Mais il résolut de le faire secrètement, – et cela n’était qu’un jeu pour lui.
Conduit par Ségalens le lendemain matin du fameux dîner au champagne, présenté à Max Pontaives, Jean Nib étudia la position, affirma qu’il se faisait fort de la défendre, et demanda que toute la partie des combles comprenant six chambres lui fût exclusivement réservée.
Jean Nib fut laissé libre de s’installer comme il l’entendait. Il fut convenu que ni Lise ni Magali ne seraient mises au courant de sa présence dans la villa. Seule la cuisinière chargée de le ravitailler connut ce secret.
Toutes ces dispositions prises, Pontaives fut tranquillisé. Il continua donc à coucher rue Roquépine. Cependant, il venait tous les jours à la villa, et Ségalens l’accompagnait, curieux de voir ce qu’il adviendrait de cet amour d’un sceptique millionnaire pour une pauvre fille du trottoir. Lorsqu’il voyait Max Pontaives si réservé, il se demandait en vain pourquoi, et il en était réduit à supposer que son ami ne voulait pas succéder au marquis de Perles dans les faveurs de la jolie femme…
Le soir de son arrivée dans la villa, Jean Nib attendit que tout le monde fût endormi; puis il descendit et sortit. À vingt pas de la grille, deux ombres immobiles lui apparurent.
– C’est elles! dit Jean Nib dont le cœur battit.
En effet, c’étaient Rose-de-Corail et Marie Charmant, venues au rendez-vous qu’il leur avait assigné.
– Attention! dit Jean Nib. S’agit de pas faire de potin.
– La maison est donc habitée? demanda Rose-de-Corail en se serrant contre lui.
– Oui et non. Je t’expliquerai tout â l’heure…
Tous trois pénétrèrent dans le jardin, dont Jean Nib referma la porte, puis dans la maison. Quelques minutes plus tard, ils étaient dans les combles, c’est-à-dire dans le domaine de Jean Nib. Il fit entrer les deux femmes dans une pièce qui donnait sur l’entrée de la villa.
– Ça sera là notre salle à manger, dit-il. Toi, la gosse, tu coucheras dans la chambre à côté. Regarde, et tu verras que c’est tout ce qu’y a de plus rupin.
Marie Charmant jeta en effet un regard sur la chambre voisine, et vit qu’elle était gentiment meublée.
Fidèle à la consigne qui lui avait été donnée, la cuisinière de la villa avait préparé, dans l’unique pièce où elle eût permission d’entrer, un dîner froid «comme pour quatre».
– C’est pas pour dire, fit Rose-de-Corail, mais on est mieux ici qu’au Champ-Marie. Mais t’as donc fait un héritage, mon Jean?
– Pas encore, mais ça viendra; en attendant, boulottez sans crainte, les gosses; ici, personne viendra nous relancer.
Lorsque le repas fut terminé, Rose-de-Corail demanda où ils se trouvaient.
– Dans une maison amie, répondit Jean Nib. Pour le quart d’heure, écoutez bien, les gosses: défense de faire du potin, de causer trop fort; enfin, faut pas être entendu par les gens qui demeurent en bas…
– Il y a donc des gens en bas? s’écria Marie Charmant effrayée.
– Sûr! mais c’est des aminches, qu’on te dit! Ainsi, vous pouvez roupiller sur les deux oreilles; le jour, faut pas vous montrer aux fenêtres; maintenant, allez pioncer chacune dans votre dodo. Moi, je veille. Je dormirai le jour. Mais, la nuit, faut que je sois d’attaque.
C’est ainsi que Rose-de-Corail et Marie Charmant se trouvèrent installées dans la villa, dont les étages inférieurs étaient occupés par Lise et Magali.
* * * * *
Quelques jours se passèrent. Marie Charmant et Rose-de-Corail s’étaient accoutumées à ce nouveau genre d’existence. Jean Nib se reposait quelques heures dans la journée et, la nuit, montait une garde consciencieuse.
Un matin, une voiture s’arrêta devant la grille. Ce matin-là, c’était celui qui suivait la nuit où Charlot avait dévalisé le prince d’Olsteinburg.
De cette voiture descendirent deux hommes qui étaient Max Pontaives et Gérard d’Anguerrand.
Gérard d’Anguerrand avait été trouver Max Pontaives rue Roquépine, et lui avait dit:
– Cher ami, je viens vous remercier de l’hospitalité que vous avez bien voulu donner à la comtesse de Pierfort…
La comtesse de Pierfort? fit Pontaives stupéfait.
– Cette jeune fille que vous avez accueillie dans votre villa de Neuilly avec une bonne grâce que je n’oublierai jamais. C’est la comtesse de Pierfort… une parente à moi…
Max de Pontaives eut un sourire.
– Vous pouvez me croire, reprit Gérard; il y a sous toutes ces apparences une histoire que je vous raconterai quelque jour… quand je reviendrai à Paris, ajouta-t-il avec un soupir.
– Vous nous quittez donc?
– Je vais m’enterrer à Prospoder pour quelque temps, et puis je voyagerai sans doute. L’essentiel est que mon parent, le comte de Pierfort, est à Paris, et que me voilà délivré, de la périlleuse tutelle que j’avais assumée, et que, du même coup, vous voici délivré aussi. Vous verrez Pierfort. C’est un garçon charmant… il me ressemble un peu… au physique, pas au moral! Je lui ai dit l’obligation qu’il a contractée vis-à-vis de vous, et il viendra vous remercier.
– Mais, mon cher baron, je suis tout remercié par le plaisir que j’ai eu à vous rendre ce léger service, à vous et à la comtesse… Hum!… Ainsi, vous l’aviez en garde?…
– Le mari lui-même vous le dira et vous racontera par suite de quelles circonstances, tandis qu’il était retenu en Normandie, la comtesse a dû se cacher quelques jours à Paris. Seulement, cher ami, je vous demanderai un dernier service. Vous êtes relevé de votre serment de discrétion, puisque moi-même je raconte le fond de l’affaire; mais vous seriez vraiment gentil d’ébruiter le moins possible cette histoire, où le bon renom de la comtesse pourrait se trouver en jeu…
– Vous aviez déjà ma parole vous l’avez plus que jamais.
– Vous êtes un vrai gentilhomme… À propos, voici les cent louis que vous avez eu l’obligeance de me prêter le jour où je me trouvai réduit par de ridicules circonstances au rôle de mendiant… M’accompagnez-vous à votre villa?
– Comment donc! avec le plus grand plaisir!… Mais, dites-moi, est-ce que votre parent le comte de Pierfort vient avec nous?
– Non Il arrive tout à l’heure à midi, et se rendra tout droit à son hôtel de l’avenue de Villiers. Je tiens beaucoup à ce qu’en arrivant il trouve sa femme tout installée et l’attendant…
– Je comprends…
– Non, vous ne comprenez pas, mon cher, fit Gérard avec un étrange sourire. Il n’y a rien de tout ce que vous pouvez supposer en ce moment… Plus tard, vous saurez…
Les deux hommes montèrent en voiture et, un quart d’heure plus tard, arrivèrent à la villa.
Lorsque Gérard se retrouva en présence de Lise, il éprouva un tremblement de joie profonde. Dans ces quelques journées où, avec l’audace forcenée d’une sorte de désespoir, il avait risqué tout pour se procurer de l’argent, il avait vécu dans une morne terreur, avec cette intime conviction qu’il ne retrouverait plus Lise…
Elle était là!…
– Lise, dit Gérard en tremblant, êtes-vous prête à me suivre? L’abri momentané que vous avez trouvé ici ne peut plus vous convenir.
Où tu voudras que j’aille, j’irai. Où tu croiras que je doive rester, je resterai.
– Venez donc… Mais, quoi que vous puissiez voir ou entendre, promettez-moi de ne pas vous étonner, de ne pas me mal juger… Lise, ô ma Lise adorée! ajouta-t-il, emporté par la passion, tu le sais, ou si tu ne le sais pas, ton cœur te le dit: tout ce que je fais, c’est pour ton bonheur… S’il y a des choses qui te paraissent mystérieuses, si tu entends qu’on me donne un autre nom que celui que je porte, si je t’apparais sous des traits que tu ne me connais pas, aie confiance, quand même, toujours… me le promets-tu?…
– Hélas! fit-elle, en soupirant, ramenée à la réalité par ces paroles; je sais, je vois, mon Georges adoré, que tu es obligé de te cacher. Mais fusses-tu maudit par le reste du monde, en moi tu ne trouveras que consolation et dévouement. Confiance! murmura-t-elle comme se parlant à elle-même, toujours… Qui sait de quelles régénérations mon amour est capable!
Tremblante à la fois de bonheur et d’angoisse, elle dit adieu à Magali et suivit Gérard d’Anguerrand.
Max Pontaives les accompagna jusqu’à la voiture et revint trouver Magali.
– Mademoiselle, dit-il à Magali, peut-être allez-vous vous ennuyer maintenant; vous allez vous trouver bien seule ici…
– Je ne m’y ennuierai pas plus que par le passé. Si je restais ici, je n’y serais pas plus seule que ces jours derniers.
– Est-ce que la personne qui sort d’ici vous aurait tenue à l’écart? fit Pontaives en fronçant les sourcils.
– Elle!… La chère demoiselle!… oh! non… elle a tout tenté, au contraire, pour se rapprocher de moi… C’est moi qui la fuyais… Ne m’interrogez pas… je n’osais pas, voilà tout… Vous savez, monsieur, le métier que je fais. Mais, pour faire ce métier, tout sentiment n’est pas aboli dans mon cœur… Peut-être suis-je bien novice encore… Peut-être, plus tard, dans quelques années ou quelques mois, n’y ferai-je plus attention… Mais, maintenant, il me semblerait que j’aurais commis une mauvaise action en me rapprochant de cette belle et pure demoiselle… Non, non, ajouta-t-elle nerveusement, pas de contact entre les honnêtes gens… et nous! Au surplus, tout cela est inutile, car mon intention était de quitter aujourd’hui même cette maison…
– Vous y êtes donc bien mal? fit Pontaives d’un ton de reproche ému.
– J’y suis cent fois mieux que je n’en vaux la peine. Épargnez-moi la nécessité de vous rabâcher les phrases par lesquelles on se quitte… et de vous dire que je craindrais d’abuser, ou autre chose pareille. Vous êtes un galant homme, monsieur Pontaives, un homme de cœur. Jamais, vous entendez, jamais je n’oublierai que vous vous êtes dispensé de m’adresser un seul mot d’amour… alors que vous en auriez eu le droit. Vous m’avez traitée en honnête fille, et cela, voyez-vous, ne sortira jamais de ma mémoire…
– Merci, mademoiselle, mais, vraiment, vous me faites trop d’honneur pour bien peu de mérite, si mérite il y a. Causons donc en camarades…
– Oui, oui, en camarades!
– Dites-moi franchement pourquoi vous voulez partir d’ici, reprit-il en lui prenant la main.
Magali retira cette main. Son sein s’oppressa. Elle ouvrit la bouche comme si elle allait avouer quelque secret. Mais elle secoua sa tête:
– Non, non! songea-t-elle, je ne dois plus aimer!… Aimer! je sais trop ce qu’il m’en a coûté. Et puis, que suis-je à cette heure?… Et si, au lieu d’être Magali, j’étais simplement l’ouvrière Juliette, m’aimerait-il, lui?… Adieu, adieu à l’amour! Je n’ai plus le droit d’être à un seul, puisque je me suis donnée à tous… Et puis… si je l’aimais… si je le lui disais… et qu’il apprenne de qui je suis la fille!…
– Eh bien? reprit Pontaives. C’est donc bien grave?
– Au contraire, fit-elle en frissonnant. La cause qui m’obligeait à me cacher n’existe plus. Je rentre donc simplement dans Paris. Seulement, ce ne sera pas dans mon appartement de la rue du Helder…
– Où vous serez, me permettrez-vous de venir vous voir?…
– De grand cœur… à la condition que nous demeurions camarades… Tenez, monsieur Pontaives, cela va peut-être vous sembler étrange et fou, et bien orgueilleux de la part d’une noceuse comme moi. Mais il me semble que si jamais l’idée vous venait de voir en moi autre chose qu’une camarade, j’en aurais un chagrin atroce… Promettez-moi donc, si vous venez chez moi, d’oublier sur le seuil que vous entrez chez Magali…
– Je vous le promets, dit Pontaives faiblement.
– Eh bien! puisqu’il en est ainsi, accompagnez-moi jusqu’à Paris, voulez-vous?
– À vos ordres, ma chère camarade. Nous prendrons un vulgaire taxi. Et si vous ne redoutez pas de vous ennuyer en ma société, vous me permettrez de vous offrir à déjeuner; puis je vous déposerai où vous voudrez…
– Ce sera charmant! s’écria Magali en battant des mains.
– Veuillez donc vous apprêter pendant que je donne quelques ordres ici. Dans cinq minutes, je suis à vous.
Pontaives monta au second étage et fit entendre le signal qui avait été convenu avec Jean Nib, au cas où il aurait besoin de communiquer avec lui. Quelques instants plus tard, Jean Nib apparaissait.
– Mon brave, dit Max Pontaives, voici votre mission terminée, heureusement sans qu’aucune attaque se soit produite.
– Bon! fit Jean Nib. Alors, y a plus de danger?
– Plus de danger, ici, pour la raison bien simple que les deux dames qui se trouvaient menacées s’en vont. L’une est déjà partie. L’autre va partir dans un instant. Demain matin, il n’y aura plus personne dans la villa, car je compte licencier les domestiques… Il me reste à vous remercier…
– Pas la peine, fit Jean Nib. Si ça n’est pas rageant! ajouta-t-il, comme ça, tout de suite, en plein jour? Oùs que je vais gîter les deux mômes? Elles étaient si bien, ici, et si tranquilles!…
– Mais si, reprenait Pontaives, c’est la peine de vous remercier! Et comme les remerciements en paroles sont une denrée vraiment trop facile et courante, permettez-moi de vous offrir ceci.
Et il tendit un billet de mille francs.
– Un carré! s’écria Jean Nib. Vous êtes un type, vous! mais vous pouvez rengainer ça. Tout ça, voyez-vous, c’est une affaire entre moi et votre copain… M. Ségalens.
– Vous refusez? dit Pontaives avec stupeur.
– Ça oui! Mais puisque vous dites que vous voulez me remercier, je vais vous en indiquer l’art et la manière. Renvoyez vos larbins, si vous voulez. Au contraire, ça n’en vaudra que mieux. Et laissez-moi ici quelques jours encore… Mais… fit-il tout à coup, comme frappé d’une idée subite.
– Quoi donc?
Jean Nib se redressa, serra les poings et jeta un regard de côté sur Pontaives.
– Peut-être bien, dit-il d’une voix rauque, que ça va vous mettre en défiance, ce que je vous dis là… On ne laisse pas un type comme moi seul dans une maison où il y a de l’argenterie… C’est ça que vous pensez, hein?… dites-le, puisque vous le pensez!…
– Mon cher monsieur, dit Pontaives en remettant son billet de mille francs dans sa poche, mon ami Ségalens m’a dit que s’il avait un trésor à mettre en sûreté, c’est à vous qu’il le confierait… or, j’ai confiance, moi, en Ségalens, comme en moi-même…
– Il vous a dit ça, M. Ségalens?… gronda Jean Nib en tressaillant.
– Et ne m’eut-il rien dit que je n’en serais pas moins votre obligé. Demeurez donc ici tant que cela vous conviendra, ou aussi longtemps que votre sécurité personnelle l’exigera. Je vous ai dit que, demain matin, il n’y aurait plus personne dans la villa. Je me suis trompé, dans une heure, le temps de faire leurs paquets, les domestiques seront partis. Adieu donc, et merci!…
Sur ces mots, Max Pontaives se retira, tandis que Jean Nib demeurait à la même place, tout pensif.
Au bout de quelques minutes, il remonta dans les combles et se posta derrière le rideau de la fenêtre, dans la pièce qui servait de salle à manger pour lui, Rose-de-Corail et Marie Charmant.
Bientôt, il vit sortir Max Pontaives donnant le bras à Magali.
Une heure plus tard, comme l’avait dit le maître de la maison, les deux femmes qui avaient fait le service quittèrent à leur tour la villa, après avoir refermé les portes, les fenêtres et la grille. Alors, Jean Nib se tourna vers Rose-de-Corail, et dit:
– Ça, c’est épatant, par exemple!…
– Quoi?…
– Bien!… Des idées qui me passent par le ciboulot!…