XLII LE RENDEZ-VOUS DES CROQUE-MORTS

Depuis quelques semaines, le Rendez-Vous des Croque-Morts était sujet à caution. La police y avait fait des rafles. Des bruits sinistres couraient sur le patron que les escarpes surveillaient étroitement, prêts à le tuer au moindre signe de trahison. Mais le chef en question avait fait savoir qu’il serait le soir au Rendez-vous des Croque-Morts, et, soit discipline, soit curiosité, rôdeurs, gens de sac et de corde, chevaux de retour s’étaient dirigés ce soir-là vers le cabaret.


C’est vers neuf heures et demie que la porte s’ouvrit tout à coup et que parut une sorte de brute colossale aux mâchoires de dogue, aux cheveux roux, au nez écrasé. Il entra en se dandinant lourdement, et s’assit à une table au milieu de la salle.


Cet homme, c’était le chef disparu qu’on attendait.


C’était Biribi…


Zidore avait blêmi en voyant entrer Biribi, et il avait glissé quelques mots à un garçon qui, aussitôt, s’était dirigé vers la porte du fond. Biribi avait suivi des yeux ce manège, et, au moment où le garçon allait sortir, il dit tranquillement:


– Ici, Coco!


Le garçon obéit et s’approcha:


– Assieds-toi là, devant moi, et ne bouge plus, continua Biribi.


– Mais, protesta Coco, il faut que je m’occupe de l’office. Qui servira?


– Si tu veux que je t’éventre, tu n’as qu’à bouger d’ici, dit Biribi.


En même temps, il sortit son couteau et, d’un violent coup, le planta devant lui dans le bois de la table.


Le garçon, pâle comme la mort, s’assit. Le patron Zidore eut le soupir d’angoisse du condamné qu’on amène au pied de l’échafaud. Mais, derrière son comptoir, il s’occupa activement à laver les verres, comme s’il n’eût rien vu, rien entendu. Biribi fit un signe à l’un des escarpes. Et cet homme, se levant aussitôt, alla s’adosser à la porte du fond… Dans l’assemblée, il y avait eu un frémissement: quelques paroles rapides s’étaient échangées.


– Ça va barder…


– J’aime mieux être dans ma peau que dans celle de Zidore…


Mais presque aussitôt, ces têtes blafardes, estompées et vaguement dessinées dans le nuage de fumée, reprirent leur physionomie d’indifférence. Seulement, les traits s’étaient tendus; au coin des prunelles flambaient de petits étincellements rouges, et les narines reniflaient la proche odeur du sang…


– Et comme ça, reprit Biribi avec un ricanement qui découvrit ses dents de loup-cervier, quoi qu’il y a de neuf dans Lantinpuche, les aminches?


– Ça boulotte toujours à peu près, dit une femme.


– À part que la rousse est plus vache que jamais, ajouta une autre.


Les hommes se taisaient…


– À preuve, reprit une troisième, que c’te pauv’ Flora et la Brune au Costaud de la Villette, et puis aussi Margot la Banhan, et des tas d’autres sont entoilées à Saint-Lago (Saint-Lazare).


– Bah! elles vont se faire du lard! ricana Biribi.


– Oui, mais quoi que vont devenir leurs hommes? dit une fille aux traits pâles et fins.


– Et toi, Biribi, d’où que tu sors, à c’t’heure? reprit une autre.


– T’es tout pâlot…


– Qu’on dirait qu’t’as pus de sang dans les veines, pauv’ chéri…


– Assez jaspiné, les femelles, dit Biribi de sa voix effroyablement paisible. Ohé, les aminches, qui c’est qui pourrait me dire ce qu’est devenu Jean Nib? J’ai deux mots à lui dire.


– Jean Nib?… On ne l’a pas revu, même qu’on le croyait entoilé avec toi…


– Et Rose-de-Corail? gronda Biribi.


Les escarpes se regardèrent. Ils entrevoyaient quelque terrible aventure. Rose-de-Corail, arrêtée par eux dans ce même cabaret, avait été conduite à la Pointe-aux -Lilas et livrée à Biribi, chargée de l’exécuter.


– Où est Jean Nib, Rose-de-Corail doit être, dit enfin l’un d’eux.


Biribi baissa la tête; un soupir pareil à un rugissement ronfla dans sa vaste poitrine.


– C’est vrai! dit-il, pensif.


– Est-ce que t’en pinces pour elle, à c’t’heure? dit narquoisement la fille aux traits délicats.


– Oui, dit Biribi en la regardant en face.


– Alors, interrogea l’un des escarpes, quoi qu’y a eu, à la Pointe-aux -Lilas?


– Minute! dit Biribi qui tressaillit, ramené à la situation présente. Où es La Veuve? Encore une que je ne peux pas lui mettre le grappin dessus, bien que ça soit pas pour les mêmes motifs.


– La Veuve?… J’y ai porté un baluchon, voilà huit jours. Elle m’a répondu qu’elle fermait boutique et qu’elle se retirait à la campagne. Y a plus à compter sur elle.


– Bah! c’est pas les recéleurs qui manquent… À la campagne, qu’elle a dit?… Bon! réfléchit Biribi, je sais maintenant où la trouver…


Les parties de cartes recommencèrent tout à coup ou eurent l’air de recommencer: au loin, dans la nuit, venait de retentir le coup de sifflet d’une des sentinelles. Ce coup de sifflet, Zidore l’écouta avec le ravissement de joie furieuse du condamné qui entrevoit la possibilité d’une délivrance.


– On verra bien! gronda Biribi en écoutant.


Au bout d’un instant, un deuxième coup de sifflet déchira la nuit. Zidore devint livide et étouffa un gémissement. Biribi soupira, soulagé. Les cartes furent abandonnées les têtes se tournèrent vers Biribi, empreintes d’une sauvage curiosité: le premier coup de sifflet signifiait: «Attention! on vient!…» Le deuxième voulait dire: «N’ayez pas peur: ce n’est pas la rousse!…»


– D’où que je sors? reprit alors Biribi. Je sors de tirer vingt-trois jours d’hôpital, voilà tout. De quoi attraper vingt-trois fois la crève! Mais ça ne fait rien, on a encore du biceps et du sang dans les veines.


«Maintenant, les aminches, quant à celui qui m’a décousu la peau, c’est une affaire entre lui et moi. Jean Nib ne la portera pas en Paradis, celle-là!


Au nom de Jean Nib, un silence inquiet se fit parmi la bande. C’était là le nom d’un chef redoutable; il n’était pas un de ces bandits qui ne tremblât à l’idée de l’avoir pour ennemi. D’ailleurs, leur admiration pour Biribi, qui ne craignait pas de jeter tout haut un défi à un tel adversaire, s’en accrut encore…»


Ah! ça! fit l’un des escarpes, c’est donc lui qui t’a suriné?


– Oui, dit Biribi d’une voix sombre. Ça s’est passé à la Pointe-aux -Lilas. Juste au moment où j’allais régler son compte à Rose-de-Corail, il est tombé sur moi. Je n’y ai vu que du feu. Le temps de dire ouf, j’avais son lingue dans les côtes. Mais ça, c’est une affaire entre lui et moi, que je dis! Jean Nib était dans son droit, comme je serai dans le mien quand je le sonnerai… Seulement, il y a une chose que je voudrais bien savoir: quel est celui d’entre vous qui a mis Jean Nib à mes trousses et mangé le morceau?… Personne ne dit rien?… Une, deux, trois, adjugé à Zidore!


L’homme ainsi interpellé tourna vers Biribi des yeux agrandis par la peur et montra un visage couleur de cendre, aux traits tirés comme par une longue maladie, au nez pincé, un rire de folie aux lèvres convulsées. Pourtant, le patron du cabaret essaya une vague défense, tenta une diversion, et, d’une voix chevrotante, bégaya:


– Allons, les enfants, faut renouveler les consommes… Coco, sers donc, remue-toi, fainéant!


– Arrive ici! dit Biribi avec son effroyable tranquillité.


Zidore jeta un suprême regard sur la porte de la route; puis, ce regard atone de condamné, il le ramena à la porte du terrain vague, comme s’il eût espéré quelque miraculeuse intervention.


– Faudra-t-il que je vienne te chercher? hurla Biribi.


Un silence terrible pesa sur l’assemblée des escarpes. Zidore s’avança en titubant et se laissa tomber sur un banc en face du monstrueux bandit.


Biribi saisit le manche de son couteau planté devant lui, dans le bois de la table. Le poing appuyé ainsi au-dessus de la lame d’acier, il se dressa, et, d’une voix rapide, rauque, haletante de fureur, prononça:


– Escarpes, grinches, amis de la grande pègre, nous allons juger cet homme…


Les lèvres de Zidore tremblotaient. Peut-être voulait-il parler et n’y arrivait-il pas. Les lèvres de Biribi se retroussaient dans un ricanement féroce.


– Comme ça, dit l’accusateur, tu te figures que nous avons choisi ta sale baraque à seule fin que tu te déguises en mouche? Réponds un peu, sacré pestard? Et tu sais, faut pas nous la faire à la chiâlerie. Si t’as quelque chose à dégoiser, à toi le crachoir!…


– J’ai pas mouchardé, balbutia Zidore. Voyons, mon vieux, tu voudrais pas que j’aie fait de la peine à un copain. T’as toujours été un aminche, un frangin. Quand la rousse te refile, n’est-ce pas chez Zidore que tu trouves un perchoir pour la dépister? Voyons, parle!


– Ça, y a pas à dire le contraire. Tu m’as fait l’œil, et tu m’as plus d’une fois tiré des griffes de la rousse. Mais c’est pas de ça qu’il s’agit. Je mettrais ma tête à couper que si tu m’as jamais vendu, c’est pas l’envie qui t’en manquait. T’avais l’taf, voilà tout. Mais basta la-dessus. On te demande, oui ou non, si tu n’as pas indiqué à Jean Nib qu’on avait empaumé sa gonzesse pour y régler son compte à la Pointe-aux -Lilas. Dégoise!


– J’y ai rien dit! cria Zidore en levant la main. Quand je devrais le gueuler sous le couteau, j’y ai rien dit!


Et le malheureux se prit à pleurer à chaudes larmes.


– Dégoise, Coco! dit Biribi avec sa tranquillité sinistre.


Blême, effaré, tremblant, le garçon, recroquevillé sur lui-même, la tête basse, les jambes sous le banc, murmura:


– Vous y avez dit, patron. J’ai tout entendu…


– Tu mens! hurla Zidore dont les cheveux se hérissaient. Tu mens comme un sale roussin. J’y ai rien dit! La tête sous le couteau, vrai de vrai, j’y ai rien dit! j’y ai rien dit!…


Biribi se tourna vers deux escarpes placés à gauche de Zidore.


– Dévidez! fit-il. À toi, la Tête-de -Veau.


Zidore se mit à trembler et essuya son front couvert de sueur froide: ces deux bandits étaient dans le cabaret le soir où Jean Nib y était venu, à la recherche de Rose-de-Corail.


– Tu y as si bien dit, affirma Tête-de-Veau, tu y as si bien dit que j’t’ai vu à genoux devant Jean Nib, et que je l’ai vu, lui, sauter par-dessus la palissade comme s’il avait eu trente-six mouches derrière lui: il filait à la Pointe-aux -Lilas, tiens!


Zidore poussa un faible gémissement. Il se sentait perdu: tous les témoins étaient à charge.


– À toi, le Rouquin! reprit Biribi.


– Dame! fit le Rouquin, quéqu’tu veux, mon pauv’ Zidore! On peut pas dire que tu y as rien dit puisque tu y as dit! À preuve que la Tête-de -Veau et moi, nous avons pris un mêlé-cass et que j’ai dit à la Tête-de -Veau: «Va y avoir du pet à la Pointe-aux -Lilas, mais si jamais Biribi sait que Zidore a mangé le morceau, ah! malheur!…»


– C’est bon! fit Biribi. Y a pas d’erreur.


Et Biribi, les lèvres troussées par son ricanement, les yeux sanglants, abattit sa poigne énorme sur le cou du pauvre diable.


– Marche! gronda-t-il.


Et, dans cette seconde, rien n’eût pu l’empêcher de tuer. Il eût tué pour le plaisir de tuer. Il devenait la personnification de la hideur excessive; les rares et amorphes sentiments humains qui pouvaient ramper à l’état de larves dans ce cerveau s’évanouissaient:


il n’était plus que la brute, l’anthropoïde rué sur une proie, le gorille énorme éprouvant la joie ténébreuse de la destruction…


Il poussait Zidore devant lui, vers la porte du fond, et les escarpes trépignaient, leurs femelles se penchaient pour mieux voir la tête livide et déjà cadavérique de l’infortuné qui, dans l’effondrement de toutes ses forces, n’avait plus qu’une plainte ininterrompue:


– Miséricorde!… mes amis… non… c’est pas possible… miséricorde…


Il disparut dans le terrain vague, Biribi derrière lui. Une seconde encore, on entendit ses grognements plaintifs, puis un grand cri, puis quelques râles brefs puis plus rien…


Biribi reparut…


Son mufle se tendait comme s’il eût cherché une nouvelle victime, ses narines reniflaient; il était épouvantable, ramassé, grondant quelque chose qui devait être un rire de satisfaction, le couteau rouge au poing, Si épouvantable qu’un silence tragique s’abattit soudain sur la bande.


À ce moment, le sifflet de la sentinelle déchira la nuit.


– La rousse!… La rousse!…


Il y eut une rapide dislocation de cette troupe fantastique, des jurons, une ruée d’ombres aux apparences chimériques, un grand souffle de terreur qui balayait la salle, et puis, au dehors, dans la nuit, sous la pluie battante, des glissements confus de choses fuyantes…


Biribi était demeuré à la même place, son couteau au poing. Il ricana:


– Ce n’est pas la rousse. C’est un pante. Tas de lâches! Ils n’ont même pas reconnu le sifflet…


Il essuya tranquillement son couteau, le ferma, le mit dans sa poche, et alors, il s’aperçut que trois ou quatre des escarpes étaient restés dans la salle, le Rouquin, Tête-de-Veau… sans compter le garçon, Coco, à demi-mort de terreur. Biribi le secoua:


– Un litre de raide, gronda-t-il. Et plus vite que ça!…


Le garçon fit un effort, parvint à se mettre debout, et. flageolant sur ses jambes, alla chercher un litre d’eau-de-vie qu’il plaça devant Biribi et ses compagnons réunis à la même table.


À ce moment, la porte qui donnait sur la route s’ouvrit, et un homme entra en disant:


– Bonsoir, la compagnie. Garçon, ajouta-t-il, en frappant sur la table à laquelle il s’assit, une tasse de café, si vous en avez…


Biribi considéra un moment le nouveau venu avec une sorte de stupeur; puis, brusquement, il éclata de rire.


– Ça, dit-il, c’est farce. Ohé! les aminches, vous allez voir du nouveau!… (Il s’approcha du client qui, de son côté, le voyait venir en souriant.) Est-ce que mossieu me reconnaît comme je le reconnais? ricana-t-il.


– Parfaitement, mon brave. Vous êtes le cocher à qui j’ai eu l’honneur de donner une leçon de politesse au fond de la rue Letort… Enchanté de vous revoir en bonne santé.


L’homme qui parlait ainsi releva vers la colossale brute une tête fine, narquoise et paisible. Il était vêtu simplement et même pauvrement; mais, à ce costume d’emprunt, qui pouvait être celui d’un employé dans la misère, ses attitudes donnaient une sorte de grâce et d’élégance.


Cet homme, c’était Ségalens, Anatole Ségalens qui, tantôt accompagné de Max Pontaives, tantôt seul, poursuivait son enquête sur le monde de la pègre.


Nous retrouvons donc Ségalens au moment où il préparait, son septième article sur la pègre parisienne, c’est-à-dire, en réalité, continuant sa recherche fiévreuse, guidé par son seul instinct, recueillant avidement les rares indices qui pouvaient le mettre sur la piste de Marie Charmant.


Biribi s’était assis devant lui, les coudes sur la table. D’un signe imperceptible, il avait appelé ses acolytes, en sorte qu’au bout de quelques secondes, Ségalens se vit entouré de hideuses physionomies: le Rouquin avait pris place à sa droite, la Tête-de -Veau à sa gauche; en face de lui, il avait Biribi et deux autres escarpes.


– Alors, reprit Biribi en ricanant, mossieu est venu s’humecter au Rendez-Vous des Croquemorts?


– Comme vous voyez, mon brave, et si j’avais su vous y trouver, je me serais fait un plaisir d’y venir à une heure moins tardive.


– Alors, mossieu ne refusera pas de trinquer avec nous?


«Coco, un verre pour mossieu. C’est moi qui régale!


– Pardon, dit froidement Ségalens, c’est toujours moi qui régale. Garçon, des verres pour ces messieurs, et deux bouteilles de votre meilleur.


– Au fait, les aminches, reprit Biribi, il faut que je vous présente à mossieu. Tel que vous le voyez, mossieu est tantôt vêtu en refileur de comète, comme ce soir, et tantôt en véritable milord.


– C’est comme vous, mon brave tantôt en cocher et tantôt en croque-mort.


– Je ne suis ni collignon de morts ni collignon de vivants, dit Biribi d’une voix sombre; je suis escarpe, voilà tout. Et mossieu?…


– Moi, dit doucement Ségalens, je suis journaliste.


Un mouvement de curiosité se dessina parmi les bandits; mais Biribi demeura indifférent en apparence.


– Il y a un louis pour chacun de vous, reprit Ségalens, si vous voulez répondre à mes questions.


– Les jaunets de mossieu, on les aura, qu’il les donne on non! ricana Biribi. C’est donc pas la peine de faire le fendant.


Ségalens sourit et songea: «Je croîs que mon septième article sera agréablement mouvementé.»


– Mais avant de visiter les profondes de mossieu, reprit Biribi, faut que je le charge de porter tous mes compliments à sa bourgeoise… la petite bouquetière de la rue Letort.


Ségalens pâlit. Un cri jaillit de ses lèvres. Il lâcha la crosse de son revolver qu’il tenait au fond de la poche de son veston et fit un mouvement comme pour saisir le bras de Biribi. Mais à ce moment, celui-ci, ayant jeté un regard sur ses acolytes, se leva brusquement au même instant, Tête-de-Veau s’élançait vers la porte de la route, qu’il fermait, et le Rouquin allait se planter devant la porte du fond. Ces divers mouvements s’étaient exécutés en un clin d’œil, et Ségalens vit se lever au-dessus de sa tête le poing formidable que Biribi balançait comme une massue, en grondant:


– Va lui porter ça de ma part, à Marie Charmant!


Ségalens, en gestes méthodiques mais rapides comme trois décharges de foudre, exécuta trois mouvements. Un: il plaça ses mains sous la table et ses mains nerveuses se crispèrent au bois. Deux: il souleva la table sur laquelle retomba alors le poing de Biribi. Trois: il rejeta violemment cette table à toute volée.


Il y eut un bruit de bouteilles brisées, des jurons furieux, des grondements de fauves qui sentent la pique du dompteur sur leurs mufles. Biribi, renversé, se releva d’un bond, sa face monstrueuse bouleversée de fureur, et il vit Ségalens qui, en deux sauts, avait gagné un angle du cabaret.


– Surine-le! hurlèrent les escarpes.


Biribi tira son couteau, l’emmancha solidement à son poing et s’avança. Un silence terrible s’abattit sur cette scène. Les quatre autres bandits marchèrent de conserve, par mouvements lents et obliques.


Ségalens vit qu’il avait devant lui un cercle de cinq couteaux…


Il braqua son revolver, et dit froidement:


– Vous êtes cinq et j’ai six coups à tirer. Je vous préviens que je ne raterai pas un de vous. Tenez, vous allez voir si je sais viser. Je vais tirer mon sixième coup, puisque vous n’êtes que cinq; je vais le tirer là-bas, sur le goulot de cette bouteille…là… la dernière sur la tablette… regardez!


Les escarpes s’arrêtèrent et regardèrent, hébétés de stupeur devant un pante si peu semblable aux autres, littéralement hypnotisés par la curiosité. Ségalens tira.


Le goulot de la bouteille sauta et tomba, tandis que la bouteille elle-même vacillait à peine sur sa base.


Il y eut un recul parmi les escarpes.


Les quatre acolytes de Biribi gagnèrent doucement du côté de la porte.


Biribi demeurait à la même place, cloué au sol par la stupéfaction.


– Tas de vaches! rugit-il. Vous avez le taf, hein?…


Les escarpes s’arrêtèrent.


– Coco s’est esbingé, murmura le Rouquin en signe d’humble explication. Sûr qu’il a été chercher des flics. Allons, aboule-toi Biribi… On retrouvera le pante…


– Et moi, fit Biribi d’une voix étranglée, je dis que le premier qui fiche le camp…


Un geste de son couteau indiqua clairement quel sort il réservait à ceux qui refuseraient de lui obéir. Pris entre deux terreurs, les escarpes hésitaient. Pourtant la terreur du revolver et la police que le garçon pouvait ramener d’un instant à l’autre était la plus forte…


– Finissons-en, dit Ségalens.


Le revolver toujours braqué, dans la main droite, il se fouilla de la main gauche et sortit quelques pièces d’or.


– Attention! poursuivit-il tranquillement. Je vous donne à choisir. Un louis ou une balle. Je commence par toi, l’homme au crâne poli. Veux-tu une balle dans la peau? Veux-tu un louis?… Le louis si tu t’en vas. La balle si tu restes.


– Zut! fit Tête-de-Veau d’une voix rauque d’émotion. Aboulez le jaunet, et je décampe!


Ségalens jeta un louis que l’homme attrapa à la volée. L’instant d’après, Tête-de-Veau avait disparu, laissant ouverte la porte du cabaret.


– À toi, l’homme aux cheveux roux, dit Ségalens avec un éclat de rire. Que choisis-tu?


– Le jaunet, gronda le Rouquin, haletant.


Quelques secondes plus tard, il ne restait dans la salle que Ségalens, toujours son revolver au poing, et Biribi, livide de rage, mais tenu en respect par la certitude d’être tué d’une balle s’il faisait un pas en avant.


– À ton tour, dit Ségalens. Seulement, à toi, je ne te propose pas un louis pour t’en aller. Je te propose un billet de mille francs, mille, entends-tu, si tu veux causer gentiment avec moi…


– Si vous n’aviez pas votre rigolo, fit Biribi dans un grognement farouche, vous ne seriez pas si costaud…


Et, d’un geste furieux, avec un soupir de rage impuissante, il jeta son couteau inutile jusqu’au fond de l’arrière-salle.


– Ne croyez pas, au moins, que ça va se passer en douceur. J’aurai deux comptes à régler au lieu d’un, voilà tout. Mais je vous aurai. Si c’est pas ce soir, ce sera dans un an. Mais je vous aurai!


– Alors! fit Ségalens d’une voix étrange, tu crois que si je n’avais pas mon revolver, j’aurais peur de toi?


– Oui, dit le bandit rudement.


– Eh bien! regarde. J’ai tiré une balle, n’est-ce pas?


– Oui… mais il vous en reste cinq!


Ségalens sourit, leva le canon vers le plafond, et appuya cinq fois de suite sur la gâchette. Au lieu des détonations, Biribi entendit cinq fois le bruit sec du barillet tournant à chaque coup… Le revolver n’avait qu’une balle!… Et cette unique balle, Ségalens l’avait déchargée sur une bouteille!…


Alors, Ségalens remit son revolver dans sa poche.


Biribi demeura quelques secondes immobile, le front penché; il frissonna de fureur, en crispant les poings à cette pensée que ses acolytes et lui-même avaient été arrêtés par un revolver vide:


– Oh! les vaches! gronda-t-il, les sacrées vaches!…


En même temps, il se défit de son veston, et retroussa les manches de sa chemise. Il riait. Il grognait des choses confuses. Il tressaillit d’une joie effroyable.


– C’est comme ça?… T’as plus de rigolo?… Tu vois cette main-là?… Je marche sur toi, je t’empoigne à la gorge, et j’te serre le kiki! Qu’est-ce que je te disais que tu irais faire un tour au rendez-vous des Macchabées? Qu’en dis-tu?…


– Essaye! dit paisiblement Ségalens.


Biribi écarta deux tables qui le gênaient. Ségalens, dans le même coin, ne fit que d’imperceptibles mouvements; mais ces mouvements l’avaient calé sur ses jambes et mis en garde, les coudes ou corps, les deux poings prêts à l’action, légèrement ramassé sur lui-même.


Biribi recula de deux pas, cherchant le mode d’attaque.


Tout à coup, il baissa la tête, la renfonça dans les épaules, se courba, et d’un bond, il fut sur Ségalens. Au même instant, il jeta un grognement de douleur et recula en vacillant, la face sanglante… Ségalens l’avait saisi par la nuque de la main gauche, et son poing droit, en trois ou quatre coups brefs, avait puissamment martelé le visage du bandit.


Aveuglé par le sang, ivre de rage, Biribi avait reculé pour s’essuyer et recommencer l’attaque.


Et, comme il portait les deux mains à sa figure, Ségalens, à son tour, fonça sur lui… Le corps-à-corps fut bref; Biribi, étourdi par les coups, n’y voyant plus, les yeux noirs, le nez écrasé, Biribi étendit ses deux mains pour saisir son adversaire à la gorge. À ce moment, il tomba à la renverse, sur le dos, et Ségalens fut sur lui, le maintenant par les épaules, les genoux sur sa poitrine.


– Tu n’as jamais su ce que c’est que la boxe française, dit Ségalens. Que dis-tu de ce croc-en-jambe?…


Biribi tenta un suprême effort pour se dégager. Mais les genoux de Ségalens lui défonçaient la poitrine, ses mains, pareilles à des crampons de fer, réduisaient les bras du bandit à l’immobilité absolue.


– Je dis que je suis fadé, gronda Biribi d’une voix sombre. J’ai mon compte! Jean Nib et vous, vous êtes les seuls à pouvoir vous vanter d’avoir tombé Biribi… Et encore Jean Nib m’a pris en traître.


Et le bandit leva sur Ségalens un regard où la haine et l’admiration se mêlaient à dose égale.


– Si je te lâche, qu’est-ce que tu feras? reprit Ségalens.


– Si vous me lâchez, dit-il avec un soupir effrayant, vous pouvez être sûr d’y passer… Oh! pas tout de suite, bien sûr… Mais demain ou dans huit jours, ou n’importe quand, c’est moi qui vous crèverai…


– Réponds à mes questions, et nous serons quittes. Pourquoi, tout à l’heure, as-tu parlé de Marie Charmant?


– Parce que La Veuve m’a dit que vous avez un pépin pour elle…que vous en pincez, quoi!


– Et… cette jeune fille… reprit Ségalens d’une voix qui s’efforçait de ne pas trembler, peux-tu me dire ce qu’elle est devenue?


– Moi? Je sors de l’hôpital. Il y a près d’un mois que je n’ai revu la rue Letort…


– Ainsi, tu ne sais rien?…


– Rien de rien. C’est tout?…


– C’est tout. Tu peux t’en aller…


Ségalens se retourna brusquement et, à grandes enjambées, se dirigea vers la barrière… Biribi le regarda tant qu’il put le suivre dans la nuit. Puis, lorsque le jeune homme eut disparu, il continua son chemin le long des fortifications pour rentrer dans Paris par une autre porte.


– C’est drôle, songeait-il, on aurait dit que le pante avait envie de pleurer… La bouquetière a disparu. Quoi qu’elle est devenue?… Je le saurai, moi!… Comme l’autre… comme Rose-de-Corail.


Et la sauvage imagination de l’escarpe évoqua ces deux figures si dissemblables: Marie Charmant, Rose-de-Corail… Un instant, il les mit en balance, il les compara comme pour faire un choix.


Puis il gronda:


– Tant pis! il me les faut toutes deux! La peau du pante! La peau de Jean Nib!… Et à moi les deux gonzesses!…

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