Nous prierons maintenant le lecteur de rétrograder avec nous de quelques jours, et de revenir à cette nuit même où eut lieu, dans le pavillon de la rue d’Orsel, la scène que nous avons dite, entre Gérard d’Anguerrand et Adeline, scène à la suite de laquelle Gérard s’en alla, laissant Adeline.
On se souvient que ce fut dans cette soirée que Gérard surprit, rue Letort, un entretien qui eut lieu entre la Merluche et Zizi, ce qui lui permit de découvrir le nouveau repaire de La Veuve, et, par suite, de retrouver Lise.
Nous sommes donc au surlendemain de l’assassinat du marquis de Perles par Pierre Gildas.
La scène que, nous allons retracer se passe boulevard Rochechouart.
Il fait nuit. Il est très tard. Peut-être deux ou trois heures du matin. Le boulevard est désert.
Sur un banc, un homme est assis.
Devant le banc passe et repasse une pierreuse, les mains dans les poches de son tablier, les cheveux en accroche-cœur sur les tempes. À chaque fois, elle fait un signe de tête, une invitation rapide…
Mais l’homme n’a pas l’air de la voir.
Peut-être ne la voit-il pas…
Devant le banc s’ouvre la petite rue Dancourt, qui grimpe raide et aboutit à la place étroite sur laquelle s’élève le minuscule théâtre de Montmartre. Derrière le banc, s’ouvre la rue Bochard-de-Saron, qui longe le collège Rollin et aboutit à l’avenue Trudaine.
C’est de ce côté-là qu’est tourné l’homme.
Or, la rue Dancourt, avons-nous dit, débouche sur la place du théâtre.
Or, sur la place du théâtre, dans un renfoncement, se trouve un poste de police.
Or, au milieu de la rue Bochard-de-Saron, brille l’œil rouge d’un autre poste de police.
L’homme se trouve ainsi placé entre deux postes: qu’il marche droit devant lui une centaine de pas, ou, derrière lui, qu’il parcoure environ la même distance, il aboutira à la police.
Cet homme, c’est l’assassin du marquis de Perles, c’est le père de Magali et de Zizi, c’est Pierre Gildas.
Il avait quitté Neuilly et était rentré dans Paris avec le sentiment du soulagement, une bonne besogne accomplie. Il avait passé le reste de la nuit dans un hôtel du quartier, et avait profondément dormi.
L’acte qu’il venait d’accomplir lui apparaissait naturel: c’était simplement l’exécution d’une résolution prise, la fin d’une angoisse dans sa vie.
* * * * *
Pierre Gildas, sous le nom de Robert Florent vient d’entrer au service du comte de Pierfort.
Le comte de Pierfort écrivait. Dans les lignes qu’il traçait, il eût été impossible de reconnaître l’écriture de Gérard.
Voici ce qu’il écrivait:
«Cher monsieur,
«Mon bon parent Gérard d’Anguerrand, dont le dévouement pour ainsi dire fraternel vient de me rendre d’immenses services, m’a dit quelle obligation j’ai a contractée envers vous, et avec quelle charmante bonne grâce vous vous êtes fait le chevalier de la comtesse de Pierfort.
«Je ne veux pas tarder un instant à vous en exprimer ma gratitude émue, car il est possible que je sois obligé de reculer de quelques jours la visite où j’aurai l’honneur de vous apporter mes remerciements.
«En attendant que j’aie ce grand plaisir de vous connaître et de vous remercier, veuillez donc me tenir dès cet instant pour
«Votre très reconnaissant et très obligé.
«Comte de PIERFORT.»
Sur l’enveloppe, Gérard écrivit: À monsieur Max Pontaives, en sa villa de Neuilly.
Puis il se tourna vers Pierre Gildas et lui tendit la lettre en lui disant:
– Voilà. Vous porterez ça demain, et vous remettrez vous-même en mains propres… Au fait, quelle heure est-il? Dix heures et demie à peine… Avec un taxi, vous arriveriez pour onze heures… Je suis sûr qu’il serait temps encore, et je tiens à ce que ce mot parvienne au plus tôt.
– J’y vais, monsieur le comte, dit Pierre Gildas.
– Oui, au fait… Neuilly n’est pas loin…
– Neuilly? fit Pierre Gildas d’une voix étranglée, sans songer à regarder l’enveloppe.
– C’est l’une des dernières maisons de la rue de Seine, un endroit désert qui touche au fleuve… une très belle villa…
L’assassin tremblait. Son visage décomposé s’inondait de sueur.
Il fit un effort terrible et parvint à bégayer:
– Il n’y a personne dans cette maison…
– Vous confondez avec la villa où le marquis de Perles a été assassiné ces jours-ci, dit Gérard d’une voix très calme et très naturelle.
L’assassin chancela sur ses jambes. Il jeta un regard flamboyant sur Gérard et, la voix rauque, la gorge en feu, oubliant toute marque de respect, il gronda:
– Comment savez-vous, vous! que c’est de cette maison-là que je parle!
– Dame! fit Gérard sans paraître remarquer l’attitude de son intendant, il n’y a que deux villas à cet endroit. Celle où je vous envoie est parfaitement habitée. Celle dont vous me parlez est déserte, en effet. Il n’y a pas d’erreur possible: c’est bien la villa où s’est commis un crime dont vous me parlez. Ah ça! dites donc, est-ce que le crime que vous avez commis, vous, aurait quelque rapport avec celui de Neuilly?…
– Non, non, bégaya Pierre Gildas hagard.
– Écoutez, votre ancien maître, dans la lettre où il vous présente à moi, parle d’un assassinat. Au surplus, il répond de vous. Ce que vous avez fait ne me regarde pas si vous êtes fidèle et discret…
– Je le serai… oh! je vous le jure!…
– Je vous crois. Eh bien! pour commencer portez donc cette lettre, qui sera la bienvenue malgré l’heure tardive. Quant à l’assassinat du marquis de Perles, je suis bien loin de vous soupçonner, puisque l’assassin est connu…
– Connu? râla Pierre Gildas, qui sentait son cerveau éclater.
– Oui. C’est un certain Jean Nib, un scélérat sur lequel la police ne tardera pas à mettre la main.
– Non! c’est moi, Pierre Gildas, qui ai tué le marquis. Je sens bien que je suis condamné, et qu’il faudra que j’y passe. Aujourd’hui ou demain… peu importe. Donc, monsieur, si vous voulez, allons ensemble au premier poste, et vous n’aurez qu’à leur dire: «Voilà l’assassin du marquis de Perles que je vous amène… Cet homme s’appelle Pierre Gildas. C’est lui qui a tué le marquis de Perles. Le marquis lui avait tendu un piège et l’avait envoyé en centrale, mais ça ne fait rien. Le marquis a fait de sa fille une catin et de son fils un voleur, mais ça ne fait rien. Il faut avoir tué pour savoir ce qu’il y a d’atroce à tuer… Tuer, ce n’est rien. Mais c’est après! Alors, il en a assez. Arrêtez-le ça lui rendra service!…»
Gérard sombre et fatal, écoutait l’aveu qui s’échappait des lèvres de l’assassin.
– Ainsi, dit-il, vous vous appelez Pierre Gildas, et c’est vous qui avez tué de Perles?
– Je vous l’ai dit!…
– Vous avez une fille?… Une fille que de Perles a séduite?… Est-ce que cette fille ne s’appellerait pas Magali?…
Gildas fit oui de la tête. Un livide sourire passa sur les lèvres de Gérard qui reprit:
– Écoutez-moi sans m’interrompre. Vous êtes Pierre Gildas, l’assassin du marquis de Perles. Dans huit jours, dans un mois, si vous n’êtes pas en sûreté quelque part, la police mettra la main sur vous. Alors c’est la cour d’assises et l’échafaud. Si on vous fait grâce de la vie, c’est le bagne. Au contraire, si vous acceptez la protection que je vous offre, vous n’êtes plus Pierre Gildas. Vous êtes Robert Florent. Vous avez des papiers au complet. Vous avez une identité nouvelle. C’est une vie toute neuve qui s’offre à vous. Dans peu de mois, peut-être dans peu de jours, les remords qui vous tourmentent s’aboliront… Seulement, si vous acceptez cela, dites-vous bien qu’il faudra m’obéir aveuglément et ne jamais chercher à savoir ce que vous devez ignorer. Voilà tout ce que j’exige de vous. Quant à moi, à partir de cette minute, pour moi, vous êtes Robert Florent, mon intendant… Allez maintenant porter cette lettre.
Pierre Gildas s’éloigna. Peu de temps après, il arrivait à Neuilly devant la villa Pontaives, au moment où Biribi et ses acolytes achevaient leur sinistre besogne.
Tout à coup, Pierre Gildas vit sortir trois hommes qui en portaient un quatrième, – un par les épaules, les deux autres par les jambes… Le corps fut déposé près de la grille. Les hommes rentrèrent (pour ratisser la fosse on s’en souvient).
– Voilà, mon vieux Nib de Nib! ricana l’un des porteurs. Attends-nous une minute, t’impatiente pas…
Pierre Gildas, un instant, considéra ce corps immobile.
– C’est là Jean Nib, murmura-t-il. Ils l’ont tué!…
Plus violente, plus irrésistible, la curiosité s’emparait de lui, de voir cet homme qui, à sa place, était l’assassin du marquis de Perles… Il se mit à ramper, jusqu’à ce qu’il touchât presque le visage…
Et alors il vit que, dans ce visage, les yeux étaient ouverts, des yeux vivants, des yeux emplis d’une infinie et morne douleur, des yeux dont le regard semblait être un sanglot visible…
Pierre Gildas recula… Il se renfonça dans un coin… Il se terra au pied du mur et songea:
– Il vit… il souffre désespérément… De quoi souffre-t-il?… Ce n’est pas de ses blessures, car il gémirait… Non, la souffrance est dans lui… Il ne bouge pas… Il ne peut pas bouger… Il est rudement blessé…
Comme il songeait ainsi, les hommes reparurent et, avec beaucoup de soins, refermèrent la grille.
Alors ils saisirent Jean Nib. Et Pierre Gildas entendit l’un des sinistres porteurs qui ricanait:
– Allons, mon vieux Jean Nib, tu vas boire à la grande tasse!
– Oh! frissonna Gildas, est-ce qu’ils vont le jeter à la Seine?…
Il se mit à suivre, c’est-à-dire à ramper, à se traîner sur le sol, si près du groupe funèbre, si près en vérité que, malgré la nuit, Biribi l’eût aperçu s’il s’était retourné une seule seconde. Mais Biribi ne se retourna pas. Il ne pouvait pas avoir l’idée de se retourner. Non qu’il eût la certitude absolue de la solitude mais il n’était occupé que de Jean Nib, et la haine satisfaite ne laissait place à aucune autre pensée.
Pierre Gildas suivit donc sans être vu. Il n’avait aucune intention précise. Seulement, il se disait que c’était une chose affreuse de jeter à l’eau cet homme, ce blessé à qui il restait assez de vie pour comprendre l’horreur de sa situation, et pas assez pour tenter la moindre défense.
Et cet homme, c’était celui qu’on accusait de l’assassinat du marquis de perle!
* * * * *
Tout à coup, Pierre Gildas entendit la chute du corps dans l’eau; puis le ricanement féroce des bandits.
– Bon voyage! grondait Biribi en sautant de la barque et en s’éloignant rapidement.
– Arrevoir, beau masque! disait l’un de ses acolytes.
– Surtout, bois pas tout! laisses-en un peu pour les aminches! entendit encore Pierre Gildas.
Les voix hideuses se turent. Les ombres des bandits disparurent au fond de la nuit.
Pierre Gildas entra dans la barque, les cheveux hérissés, le cœur étreint par une terrible angoisse, et il regarda au loin les flots de la Seine couler paisibles. Mais il ne voyait que les feux follets que les fanaux verts d’une péniche endormie faisaient danser sur l’eau. Il regardait de toute son âme, et, les dents serrées, les poings crispés, il songeait:
– Sacré lâche que je suis! Si j’avais voulu, je sauvais cet homme!… Et si je l’avais sauvé, cela aurait payé la mort de l’autre!… Qui sait si, d’avoir conservé une vie pour une autre que j’ai détruite, ça ne m’aurait pas rendu le sommeil!…
À ce moment, à une trentaine de brasses dans le courant, il aperçut à la surface de l’eau quelque chose qui se débattait…