La Veuve s’arrêta quelques minutes chez elle, sans allumer la lampe. Elle grommelait des mots sans suite qui, sûrement, n’avaient pas trait à la scène qui venait de se passer dans le galetas. Elle finit par prendre une résolution et gronda:
– Oui, ça tout d’abord! Une fois Jean Nib à l’ombre, on verra!
Un instant encore, elle demeura méditative, puis elle dit:
– Zizi sera certainement précieux dans tout cela. il s’agit de l’empaumer…
Alors elle sortit de son logis, et, descendue à l’étage inférieur, elle frappa à la porte du logement qu’avait occupé Magali.
Zizi, qui dormait à poings fermés, finit par entre-bâiller la porte.
Ayant reconnu La Veuve, il fit une grimace et grogna:
– Pouvez pas laisser pioncer le pauv’monde, vous? Quoi que vous me voulez?
– Mon petit Zizi, veux-tu te venger du marquis de Perles?…
– Oui, fit Zizi les dents serrées.
– Eh bien! en ce cas, habille-toi et suis-moi. Et, surtout, silence!…
Zizi obéit. En quelques instants, il fut prêt et suivit La Veuve.
Côte à côte et sans dire un mot, ils marchèrent vers le bout de la rue qui aboutit aux fortifications., Mais, cette fois, La Veuve ne franchit pas la barrière; elle se dirigea vers l’un de ces postes-casernes, constructions massives, carrées, d’allure militaire mais non guerrière, qui forment autour de Paris la p1us inesthétique des ceintures. À cette époque, ce poste servait de dépôt de literie.
La Veuve s’approcha de la grille du poste-caserne et jeta un cri:
– Pi… ouïtt!…
Puis, de nouveau, le silence régna. Alors, quelque chose comme une ombre se glissa à travers la cour; bientôt la grille s’entr’ouvrit; La Veuve et Zizi suivirent l’homme qui, sans un mot, était venu ouvrir.
Quelques instants plus tard, tous trois pénétraient dans une pièce du rez-de-chaussée. Il y avait un lit de camp, une de ces énormes et grossières tables qu’on voit dans toutes les chambrées de soldats; la fenêtre grillée disparaissait derrière une couverture, une couverte en laine gris marron empruntée au dépôt de literie. La lueur pâle d’une chandelle éclairait un homme qui était assis sur le bord du lit de camp. C’était Jean Nib.
Quant à celui qui avait ouvert à La Veuve, c’était Biribi.
– Qu’as-tu fait de la petite bouquetière? lui demanda La Veuve à voix basse – Elle est en face, répondit le bandit. Elle m’a griffé, la gueuse! Mais j’en viendrai à bout.
– Ainsi, reprit La Veuve, la bouquetière est avec le baron d’Anguerrand?
– Oui, fit Biribi.
– Et Rose-de-Corail?…
– Elle est de planton devant la porte du baron, mais elle s’embête.
– Bon! gronda La Veuve, on la relèvera de faction bientôt… Salut, Jean Nib! ajouta-t-elle en se tournant vers le lit de camp.
– Bonsoir, La Veuve, dit Jean Nib. On m’a dit que vous êtes venue me chercher aux Croque-Morts. De quoi retourne-t-il?…
– Que comptes-tu faire du baron?… Il serait temps de prendre une décision.
– La décision est prise, dit tranquillement Jean Nib. «Rose-de-Corail et moi, nous avons résolu de relâcher l’homme.
– Quand cela? fit La Veuve dont le visage n’eut pas un tressaillement, mais qui se sentit défaillir.
– On le gardera encore une quinzaine, et puis bonsoir.
– Dans une quinzaine? dit vivement La Veuve.
– Oui… Et le même jour, je viendrai chez vous reprendre la petite.
– Si je relâche le père, il faut bien que je relâche la fille!… Ces gens ne me sont de rien; j’en ai assez de ce malaise qui me tourmente…
– Des remords? ricana La Veuve.
– Si c’est ce qu’on appelle le remords, murmura-t-il, je comprends maintenant des choses que je n’ai jamais comprises. Qu’est-ce que je suis, moi? Un escarpe. Un voleur. Eh bien! dix fois j’ai eu l’idée d’entrer au premier commissariat en disant: «Arrêtez-moi, j’ai commis le crime de séquestrer un homme et de le séparer de sa fille…» Les vingt-cinq mille francs de Charlot?… Je n’y ai pas touché. J’ai défendu à Rose-de-Corail d’y toucher!… Je vous dis que j’en ai assez…
Jean Nib s’interrompit brusquement par un geste violent.
– Pourtant, reprit La Veuve, je croyais, Jean Nib, que tu étais las de misère.
– La misère! fit Jean Nib en essuyant la sueur qui coulait de son front, oui, j’en suis las… pour moi et pour elle! pour Rose-de-Corail! Je voudrais la voir dans du satin, et moi, je rêve à des choses qui me mettent la cervelle à l’envers…
– Je voulais te proposer une bonne affaire, reprit La Veuve, mais je vois que ce n’est pas la peine, tu aurais des remords…
– Dévidez, La Veuve! dit Jean Nib, et l’on verra. Quant à mes idées au sujet du père et de la sœur de Charlot, je vous engage à ne pas vous en mêler.
Et il jeta sur La Veuve un regard tel qu’elle recula en pâlissant.
– Voici l’affaire, dit-elle alors. À Neuilly-Saint-James, près de la Seine, il y a deux propriétés dont l’une est un modeste pavillon qui appartient à un certain Max Pontaives, lequel n’y habite que pendant l’été; l’autre est un riche hôtel dont le propriétaire s’appelle le marquis Robert de Perles.
– Un sale type! dit Zizi.
– Riche à millions, poursuivit La Veuve. L ’hôtel où le marquis vient une fois ou deux par mois est monté sur un grand pied, comme s’il était toujours habité. Les jours ou le marquis s’y transporte, les domestiques y arrivent aussi; mais, le reste du temps, l’hôtel est vide, sauf une femme de chambre et une cuisinière. Vide la villa d’à côté; pas de risques, on joue sur le velours.
– Et alors? demanda Biribi, les yeux enflammés.
– Alors, il y a dans l’hôtel argenterie massive, œuvres d’art, bibelots de grand prix, une rafle d’une centaine de mille francs, outre l’argent liquide que le marquis y dépose toujours pour les besoins du cercle, car il joue grand jeu.
– Ainsi, dit Jean Nib, on peut entrer là dedans sans trouver personne?
– Je n’ai pas dit cela, fit La Veuve. Je dis au contraire qu’il faudra y aller un soir où on sera sûr d’y trouver le marquis.
– La maison sera pleine de monde, observa Biribi.
– Voici ce qui se passe. Il y a des soirs où le marquis sort du cercle les poches vides alors, il rentre dans son hôtel de la rue de l’Université. Il y a des soirs, au contraire, où, en sortant du cercle, le marquis ramasse une pierreuse de la haute et vient passer la nuit à Neuilly. Ces soirs-là, on peut être sûr qu’il a les poches bourrées de billets bleus. Ceux qui feront le coup seront introduits par la femme elle-même; j’ai pris mes petits arrangements pour cela. Il n’y aura qu’à suivre la petite, pendant que le marquis dormira. C’est d’une simplicité enfantine. Zizi ferait cela à lui tout seul…
– Oui! gronda le gamin en lui-même, mais je ne laisserais pas dormir le marquis, moi!
– Donc, reprit La Veuve, voici comment il faudra opérer. D’ici quelques jours, je vous préviendrai. Alors, tous les soirs, vous vous tiendrez prêts à marcher. La nuit où l’opération sera bonne, j’en serai avisée par la petite que le marquis emmène. Nous filons tous. Zizi entre le premier pour s’assurer que tout est en ordre. Puis, vous entrez, vous autre. Quant au marquis… si, par hasard, il se réveille…
– J’en fais mon affaire, dit froidement Biribi. Un de plus, un de moins…
La Veuve continua alors avec une froideur de glace tandis que sa pensée bouillonnait, et qu’elle attendait la réponse de Jean Nib avec une fièvre d’angoisse:
– Eh bien! Biribi, ça te convient-il?
– Ça va! répondit Jean Nib. Dévaliser un richard, ça va! Je serai là; j’attendrai votre signal, La Veuve!
Quelques minutes plus tard, ces divers personnages se retrouvaient sur le boulevard; en face du bastion, se dressaient quelques masures séparées l’une de l’autre par des terrains vagues; l’une d’elles était un hôtel meublé; plus loin, c’était un marchand de vins; entre l’hôtel et le marchand de vins, une bicoque démolie depuis; elle était déserte, ou du moins paraissait inhabitée.
C’est dans cette masure que Biribi venait de transporter celle qui s’appelait Marie Charmant, celle que Lise, dans un cri de son cœur, dans une vision de vérité, appelait Valentine d’Anguerrand!
Et c’est aussi dans cette masure que Jean Nib, depuis près d’un mois, tenait enfermé le baron Hubert d Anguerrand…
Le baron était enfermé au rez-de-chaussée. Marie Charmant était au premier étage, juste au-dessus.