Au moyen d’une pince, l’un des agents opéra des pesées sur le battant, qui, peu à peu, se disjoignit. Le temps passait. S’il y avait une fenêtre dans la pièce, Jean Nib devait être loin!…
– Plus vite! trépignait Pinot.
Mais près de dix minutes s’étaient écoulées lorsque enfin la porte s’ouvrit violemment.
Pinot se rua en avant, suivi par le commissaire Lambourne. Mais, presque aussitôt, tous deux s’arrêtèrent, hébétés de stupeur… Ils se voyaient dans un vaste et magnifique salon. Les candélabres électriques de la cheminée étaient allumés et jetaient dans la pièce une vive lumière qui éclairait un homme debout, au milieu du salon, la main appuyée sur le dossier d’un fauteuil, très froid en apparence, mais étrangement pâle. Et cet homme n’était pas Jean Nib.
– Monsieur le baron! balbutia le commissaire.
– Quel baron? gronda Finot.
Hubert d’Anguerrand fit deux pas au-devant de M. Lambourne:
– Monsieur le commissaire, dit-il, voici la deuxième fois que, nuitamment, vous envahissez mon domicile. La première fois, vous étiez seul. Je vois avec peine que vous ne tenez pas la parole que vous m’aviez donnée de garder mon secret…
Pinot, effaré, désespéré, furieux, assistait à cette scène en se rongeant les poings.
Il se fût arraché les cheveux.
– Pendant ce temps, Jean Nib se défile! rugit-il.
– Jean Nib? interrogea Hubert.
– Monsieur, dit le commissaire, un homme, un dangereux malfaiteur a été vu escaladant les murs de votre hôtel.
– Je viens de parcourir l’hôtel, et je vous affirme que je n’ai rien vu qui ressemblât à un malfaiteur, dit Hubert.
– La porte fracturée? gronda Pinot.
– Laquelle? Celle-ci?… fit le baron avec une ironie qui émut le commissaire.
– Non pas!… Celle d’en bas.
– C’est moi qui l’ai fracturée, dit le baron. Un accident de serrure a fait que je me suis trouvé enfermé dans la cour. Et comme je ne voulais pas recourir au serrurier, M. Lambourne sait pourquoi, j’ai fracturé une porte c’est mon droit!…
– Mais j’ai vu! vu de mes yeux!… rugit Pinot affolé.
– Vous avez cru voir. Au surplus, monsieur le commissaire, fouillez l’hôtel. Par le fait, s’il y a un malfaiteur ici, je ne tiens pas à ce qu’il y séjourne…
Lambourne était convaincu que l’agent de la Sûreté s’était trompé. Il jeta un regard sévère sur Pinot, qui haussa les épaules et murmura entre ses dents:
– Il faut que le diable s’en mêle! L’homme est loin, maintenant. Je le rate par ma faute. Quand je pense que je l’ai tenu deux heures devant moi et que je n’avais qu’à sauter sur lui! Triple idiot! acheva Finot en se frappant le crâne d’un solide coup de poing.
Cette scène s’était rapidement déroulée. Après les quelques paroles qu’il avait prononcées avec une froide gravité, le baron s’était détourné comme s’il n’eût rien voulu voir ni entendre de plus.
– Vous vous êtes fourré le doigt dans l’œil, murmura le commissaire à Finot. Mais rassurez-vous. J’ai trop d’estime pour votre caractère et votre talent pour vouloir vous attirer du désagrément… Je ne ferai pas de rapport.
– Merci, monsieur le commissaire, dit Finot, qui s’inclinait humblement, mais se demanda aussitôt pour quelle vraie raison M. Lambourne ne voulait pas faire de rapport.
Le commissaire présenta ses excuses au baron, et toute la bande sortit du salon, puis de l’hôtel.
Dehors, M. Lambourne crut de son devoir de consoler Finot.
– Eh bien! non, mille fois non, grogna l’agent en serrant les poings, je ne me suis pas trompé. J’ai vu. Et si vous voulez que je vous dise mon sentiment, monsieur le commissaire…
– Dites toujours, mon brave…
– Eh bien! là-haut, quand nous avons enfoncé la porte, je pensais que Jean Nib avait dû fuir pendant ce temps…
Finot s’arrêta, hésitant.
– Et maintenant, dit M. Lambourne, que pensez-vous?…
– Je pense, reprit Finot, je pense que l’attitude de celui que vous appelez le baron m’a fait changer d’idée. Je pense qu’il est toujours dans l’hôtel. Je pense que je vais m’installer ici et que je n’en bouge pas de toute la nuit! Voilà ce que je pense, monsieur le commissaire!
M. Lambourne haussa les épaules, et se retira en se disant que la réputation de fin limier de l’agent Finot était très surfaite. À la seule idée qu’il pût y avoir une accointance quelconque entre un escarpe comme Jean Nib et une aussi honorable, aussi respectueuse personnalité que le baron d’Anguerrand, il éclata de rire. Il partit donc, emmenant ses hommes, tandis que Finot songeait dans l’amertume de son âme:
– Quels idiots! Je veux amener Charlot au chef de la Sûreté, et il me rit au nez. Je veux arrêter Jean Nib, et c’est le commissaire qui me rit au nez!… Les deux plus terribles bandits de Paris!… Quelle revanche de les pincer tous les deux, et de rire un peu à mon tour!…
Finot fit comme il avait dit: il passa la nuit en faction devant l’hôtel d’Anguerrand, et ne regagna son logis qu’au grand jour… Il n’avait vu sortir personne.
– Eh bien! se dit-il, c’est que Jean Nib est resté. Il n’y a pas d’issue par où il eût pu filer. S’il est resté, c’est qu’il est bien de la maison. S’il est bien de la maison, je l’y retrouverai, soit qu’il s’y installe, soit qu’il y revienne. Dans tous les cas, je fais surveiller l’hôtel. J’y perdrai la tête, ou j’arrêterai Jean Nib. Et tout me dit que je l’arrêterai dans l’hôtel d’Anguerrand – peut-être en même temps que Charlot! Coup double!…
Tandis que le commissaire emmenait sa troupe, tandis que Finot prenait ses dispositions pour passer le reste de la nuit en surveillance devant l’hôtel, le baron d’Anguerrand était demeuré seul dans le salon. Lorsqu’il n’entendit plus de bruit, il descendit, s’assura que les portes étaient solidement fermées; puis, étant remonté, il éteignit les lumières.
Longtemps encore, il écouta.
Ensuite, une lanterne à la main, il visita l’hôtel du haut en bas, avec la crainte vague que l’un des agents ne fût tapi dans quelque coin.
Certain d’être seul, il se dirigea vers le couloir retiré au fond duquel se dissimulait une porte derrière des tentures; c’était là qu’il avait enfermé Adeline, et c’était là qu’Adeline elle-même avait séquestré Lise.
Le baron ouvrit la porte, et dit doucement:
– Vous pouvez venir, maintenant; ils sont partis.
– Un mot seulement, dit Jean Nib en s’avançant. Avez-vous pu savoir quel est le nom de l’homme qui conduisait les agents?…
– Sans doute: c’est M. Lambourne, le commissaire du quartier.
– J’aurais parié ma tête que c’était Finot, gronda Jean Nib en lui-même. C’est pourtant bien sa voix que j’ai reconnue. Ce roussin-là veut ma peau… Peut-être que c’est moi qu’aurai la sienne…
– Venez, reprit le baron. Vous alliez me parler, me dire quelque chose lorsque ces hommes sont arrivés…
– Oui, j’ai quelque chose à vous dire, fit Jean Nib avec un accent étrange d’où toute émotion avait disparu… Allons.
Chose singulière, ce fut Jean Nib qui marcha le premier. C’est lui qui semblait conduire le baron d’Anguerrand. C’était l’escarpe qui précédait le maître du logis et, pour ainsi dire, lui faisait les honneurs de la maison. Hubert éprouvait cet étonnement qui précède les grandes secousses de l’esprit. Il suivait Jean Nib sans pouvoir détacher les yeux de sa haute stature, et la décision, l’attitude de l’homme redoublaient son étonnement.
Jean Nib parvint jusqu’au grand salon dont Finot avait fait défoncer la porte. Le baron vit que l’escarpe avait pris place dans un fauteuil, non loin du portrait de la baronne. Hubert ne fit aucune observation et s’assit lui-même en face de Jean Nib. L’idée ne lui vint pas que peut-être il avait affaire à un fou. Une curiosité suraiguë s’était emparée de lui.
– Je vous écoute, dit-il.
– Monsieur, dit Jean Nib, après quelques minutes de silence où il parut se recueillir, je vais vous dire qui je suis et ce que je suis; après cela, je vous dirai ce que je venais faire ici ce soir… Avez-vous gardé un souvenir bien exact de notre première entrevue? Me reconnaissez-vous bien?
– Parfaitement. Un soir que je m’étais endormi dans le cabinet d’où nous sortons, un bruit, un souffle plutôt m’a réveillé tout à coup, et j’ai vu un homme, le couteau à la main, prêt à m’assassiner. Cet homme, c’était vous. Vous voyez que je vous reconnais et que je me souviens.
Un frémissement, parcourut l’escarpe. Sa rude physionomie se troubla. Un instant ses yeux se voilèrent. Mais presque aussitôt il reprit cette fermeté qui donnait au baron l’illusion de se trouver dans une situation exceptionnelle et devant un homme intimement mêlé à sa destinée.
– C’est bien cela, dit Jean Nib, en hochant la tête. Je ne vous ai pas tué, monsieur, mais je dois vous dire j’étais venu pour vous tuer, vous et votre fille… Ne vous alarmez pas… je parle parce que c’est nécessaire.
– Je n’ai pas peur, dit rudement le baron. Est-ce qu’on a peur d’un escarpe?
Ces paroles ne lui furent pas plutôt échappées qu’il les regretta. Jean Nib avait frissonné et baissé la tête. Mais bientôt, cette tête, il la releva, flamboyante, sur le baron.
– Escarpe? Oui, c’est le mot… Je continue donc. Je me suis saisi de vous ainsi que de votre fille. Et tous deux vous avez été séquestrés, deuxième crime… À la masure du Champ-Marie, je me suis trouvé en présence de votre fils Gérard, et vous avez vu que je l’ai frappé, lui. Troisième crime… Laissez-moi parler: je vous dis que c’est nécessaire, et vous pouvez croire que j’aimerais mieux me taire… Ce n’est pas tout: il y a une chose que vous ignorez. Un soir que j’avais pu pleurer celle que j’aime, je me suis rappelé toutes les richesses accumulées ici, et je suis venu pour voler. Je n’ai rien emporté, pourtant; c’est que j’ai vu sur la table de votre cabinet deux enveloppes, l’une destinée à votre fille Valentine, l’autre… à votre fils Edmond.
En prononçant ce mot, Jean Nib jeta un ardent regard sur le baron.
Celui-ci soupira; une larme pointa à ses yeux.
L’escarpe nota ce soupir et cette larme.
– Alors, continua-t-il, j’ai pensé qu’un jour ou l’autre, je pourrais faire ici un coup qui pour toujours m’enrichirait. Il s’agissait de plusieurs millions… Et, pour ne pas donner l’éveil, je me suis retiré sans rien prendre. Mais le crime n’en existe pas moins. Ça fait quatre…
Le baron songea que l’escarpe allait lui demander ces millions entrevus. Une seconde, il eut la sensation que Jean Nib allait se lever, bondir sur lui… Mais cette pensée, il la repoussa violemment… Non. C’était d’autre chose qu’il s’agissait… d’une chose inconnue, plus terrible que le vol ou l’assassinat…
Jean Nib n’avait pas fait un mouvement, d’ailleurs.
– Ça fait quatre, reprit-il lentement (et il était impossible de surprendre dans sa voix cette forfanterie dont parfois les criminels se glorifient). Voilà tout, en ce qui vous concerne. En voilà assez pour me conduire au bagne. Mais ce n’est pas tout. Je m’appelle Jean Nib, monsieur. Si vous aviez interrogé l’agent Finot, qui était ici tout à l’heure pour m’arrêter, il vous eût dit que je suis recherché pour diverses affaires. J’ai volé. Pour me défendre, j’ai dû jouer du couteau. Pourtant, laissez-moi vous dire: je ne suis pas un assassin. Dans la bataille, quelquefois, seul contre cinq ou six hommes armés, j’ai défendu ma peau comme j’ai pu. C’est la guerre qui veut ça. J’ai fait la guerre à ceux qui ont, moi qui n’avais rien. C’est pour vous dire: je suis un bandit; et lorsque Finot me mettra la main au collet, Paris sera débarrassé. Moi au bagne, bien des gens dormiront tranquilles. Voilà ce que je suis… qu’en pensez-vous?
– Je vous plains, dit le baron d’Anguerrand.
– Vous me plaignez? Vous pensez donc qu’un jour ou l’autre, j’expierai mes crimes?
– Je pense que nul n’échappe à sa destinée… je pense que vous vous êtes mis hors la loi, hors la société… je crois, en effet, que tôt ou tard vous succomberez dans l’effroyable lutte. Vous succomberez parce que cela est juste, parce que toute faute s’expie.
Le baron parlait sincèrement. Il croyait que l’escarpe, touché de repentir, obéissait au remords en avouant ses crimes. Il éprouvait une réelle pitié pour cet homme, et déjà songeait aux moyens de l’encourager dans la bonne voie où il le supposait.
– Ainsi, reprit Jean Nib, vous croyez que j’irai au bagne?…
Hubert garda le silence.
– Vous ne dites rien? Vous n’osez pas? Vous pensez que j’ai mérité le bagne? Que je dois y aller?…
– Je vous assure, fit le baron, tout cela est bien pénible. Pourquoi ces questions?… Voyons, je vous ai surpris cette nuit dans mon hôtel, où vous êtes entré par effraction. En ne vous livrant pas aux policiers, j’ai obéi à un sentiment plus fort que moi et qui m’étonne maintenant. Mais enfin, je vous ai donné, il me semble, une preuve de bienveillance assez rare. Maintenant, vous vouliez me parler, et vous me dites vos fautes passées. Que puis-je vous dire, sinon que, pour mon compte, je vous pardonne?… Puisse la société vous pardonner aussi!… Écoutez, vous m’avez, peut-être malgré vous, rendu au Champ-Marie un service que je ne puis oublier… Si vous vous repentez, si vous avez entrepris de devenir un honnête homme, je puis vous aider… Je vous fournirai les moyens de passer en Amérique et assez d’argent pour vous y établir… Allons, vous êtes jeune, vous. Vous pouvez recommencer votre vie, et si plus tard les remords vous torturent, vous songerez qu’il y a là-haut quelqu’un qui juge avec plus de justice que les hommes, c’est-à-dire avec plus de miséricorde… Acceptez-vous ce que je vous propose?… Je ne suis pas, moi, le millionnaire que vous croyez. Je ne fais que gérer la fortune de deux êtres qui… mais ne parlons pas de cela!… Je puis prendre une vingtaine de mille francs sur la part de…
Le baron s’arrêta, en proie à une violente émotion.
– La part de qui? demanda Jean Nib avec une avidité dont le baron ne pouvait comprendre le sens.
– De mon fils Edmond murmura Hubert. Peut-être cela lui portera-t-il bonheur. Voyons, reprit-il en se levant, acceptez-vous?
Jean Nib, de nouveau, avait baissé la tête.
Longtemps il garda le silence.
– Pauvre diable songeait Hubert. Il réfléchit… il hésite… Pourtant, vingt mille francs, ce doit être une somme, pour lui… et puis, la certitude d’échapper au châtiment… Mais pourquoi, de quel droit moi-même tenterais-je de le soustraire à la vengeance des lois?… Le service qu’il m’a rendu est-il une raison suffisante?…
– Monsieur, dit à ce moment Jean Nib en se levant, pouvez-vous me dire pourquoi Barrot nous a emmenés, ma sœur Valentine et moi, pourquoi vous étiez contre la petite porte du parc, sans rien dire, sans répondre aux larmes de Valentine et à mes cris?…
Au début de cette phrase, Hubert d’Anguerrand, livide, les cheveux hérissés, se sentit chanceler. Lorsque Jean Nib eut achevé de parler, il s’avança sur lui, posa ses deux mains sur les épaules du bandit, et le fixa de ses yeux hagards.
Jean Nib prononça:
– Eh bien! mon père, me reconnaissez-vous?
– Qu’avez-vous dit? bégaya le baron d’une voix étranglée.
– Je vous demandais si vous reconnaissiez votre fils Edmond.
– Voyons, râla le baron, c’est un rêve absurde, monstrueux… Edmond! Mon fils! Un escarpe! Un criminel qu’attend le bagne!… Comme l’autre!… Comme Gérard!…
Hubert cacha son visage dans ses deux mains et éclata en sanglots.
Jean Nib le considérait d’un sombre regard où il y avait de la pitié, une farouche défiance, et d’autres sentiments dont il ne se rendait pas compte.
Et lorsque le baron se reprit à examiner l’escarpe avec une ardente curiosité, ils demeurèrent l’un devant l’autre comme des étrangers! Jean Nib n’osait pas dire: «Mon père!» Et le baron n’osait pas dire: «Mon fils!»
– Je vois, reprit enfin Jean Nib, qu’il y a doute dans votre esprit, et c’est tout naturel. Que suis-je, après tout? Un bandit. Et voilà que je viens vous dire: «Je ne m’appelle pas Jean Nib; je m’appelle Edmond d’Anguerrand! Je suis votre fils…» Ça doit vous porter un rude coup, je comprends ça…
– Mon fils! râlait le baron. Mon fils!…
– Oui. Et votre fils, c’est Jean Nib. Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à ce que votre fils soit devenu Jean Nib? C’est le contraire qui eût été étonnant. Car figurez-vous bien, monsieur, que j’aurais mieux aimé vivre en honnête bourgeois, plutôt que de vivre en brigand. Vous pouvez me dire, peut-être, que j’aurais dû travailler pour vivre, mais ça ne s’est pas présenté ainsi, et je n’y peux rien. D’ailleurs, je n’y ai jamais rien pu. Je vais vous dire… vous dire sans reproche, vous pouvez me croire…
Le baron était tombé sur ses genoux, soit que la honte l’écrasât, soit que l’émotion eût brisé ses forces. Il cachait sa tête appuyée à un fauteuil, et il pleurait désespérément…
L’orgueil du nom était plus fort que le sentiment paternel.
Et, chose terrible, à cette minute où il retrouvait son fils, Hubert songeait seulement que, de ses deux fils, aucun ne pouvait porter le nom d’Anguerrand. Toute sa douleur épouvantée, sa rage, presque toute sa pensée tenait dans ce mot qui lui était échappé!…
– Un escarpe!… Comme l’autre! Comme Gérard!…
Et, au fond de lui, malgré lui, il n’y avait plus qu’un espoir.
Oui! Hubert d’Anguerrand espérait encore que cet homme mentait…
Et cependant, Jean Nib continuait:
– Je vais vous dire pourquoi je suis devenu ce que vous savez. Maintenant, voyez-vous, je revois les choses comme si elles s’étaient passées hier. On me dirait d’aller du château jusqu’à la Loire, que j’irais les yeux bandés, en passant par les mêmes chemins…
– Oui, oui, gronda fiévreusement le baron sans changer d’attitude, sans regarder Jean Nib, dites-moi tout!…Tout, vous entendez! N’omettez aucun détail!…
– Je comprends, dit lentement Jean Nib, il faut des preuves!…
Le baron tressaillit de l’accent avec lequel Jean Nib prononça ces mots.
Et pourtant, il écoutait avidement, dans l’espoir de surprendre une erreur.
– Devant ce portrait, je me suis tout rappelé, poursuivait Jean Nib avec une sorte de calme amertume. Voyez-vous, monsieur, il paraît que j’ai été malade… j’étais tout gosse, et je me souviens: les médecins appelaient ça une typhoïde cérébrale, et ça m’avait laissé comme qui dirait un peu maboul… Pardonnez-moi, je n’emploie peut-être pas les expressions de votre monde, la haute, comme on dit dans la pègre; c’est que je ne sais pas on ne m’a pas appris… Donc, en sortant de l’hôpital, je cherche à me rappeler ce qui s’était passé avant. Ah! oui! autant essayer d’attraper la lune… c’était parti dans la lune, que je vous dis! Plus mèche même de dire mon nom. Ma vie datait de l’hôpital, voilà. Avant ça? Du noir! Et j’avais plus qu’à poser ma chique…
Le baron redressa la tête vers Jean Nib avec une expression de regard qui étonna l’escarpe.
– De quoi? fit celui-ci.
– Poursuivez, poursuivez, murmura Hubert.
Et son misérable cœur tremblait maintenant. Il revoyait l’enfant à l’hôpital; il reconstituait la maladie du pauvre petit que les commotions cérébrales avaient presque rendu fou…
– Comme je vous disais, reprit Jean Nib, devant le portrait, je me suis rappelé tout. Et d’abord pourquoi j’avais été malade, pourquoi le ciboulot m’avait tourné. C’était de ne pas avoir voulu pleurer. C’était d’avoir ravalé les larmes. C’est ça qu’a failli m’étouffer…
– Mon fils! mon fils!… râla le baron.
Mais ce fut d’une voix si sourde, si indistincte, que Jean Nib perçut seulement un sanglot. Il continua:
– Et maintenant, voilà que je revois tout. Pourquoi? ne me le demandez pas. Il y a en moi un être qui dormait et qui se réveille, voilà tout. Pour le réveil, il a suffi peut-être du regard de ce portrait… Il faut vous dire quand je suis venu la première fois, c’est aussi ce regard de caresse et de tristesse qui m’a arrêté au passage. Les yeux de ma mère! murmura Jean Nib avec un accent passionné qui le fit tressaillir. Comme elle paraît triste! ajouta-t-il en faisant un pas vers le portrait. Elle est telle que je l’ai vue là-bas… Pourquoi ma mère était-elle triste? Dites, oh! dites, monsieur!…
Le baron secoua éperdument la tête comme s’il se fût refusé de répondre à cette question, et, pendant quelques minutes, Jean Nib, les yeux fixés sur le portrait de sa mère, parut plongé dans une méditation qui lui faisait oublier la situation. Enfin, il se retourna vers le baron, et vit qu’il n’avait pas changé de place, à genoux, la tête enfouie dans le fauteuil.
– Des preuves? reprit Jean Nib. Quelles preuves voulez-vous que je vous donne? Je n’ai ni papiers ni rien… rien que mes souvenirs. Et puis, ne croyez pas, au moins, que je veuille réclamer quoi que ce soit, ou vous faire des reproches. Votre argent?… la part d’Edmond?… Ces misères, maintenant que Rose-de-Corail est perdue pour moi… Seulement, ce qui me tourmente, c’est de savoir pourquoi vous… vous, mon père! vous n’avez pas fait un geste, pas dit un mot lorsque Barrot nous a entraînés… Ce fut un rude voyage, monsieur, surtout pour Valentine! Et lorsque nous arrivons à Angers, il faut dire que je suis à moitié mort et que ma petite frangine ne tient plus qu’à un souffle… Et puis, voila que, sur la route, Barrot roule à terre dans la neige… Je vois la neige rouge de sang… Barrot est mort! Et les gens m’entraînent. Qu’est devenue Valentine?… Moi d’un côté, elle de l’autre… Alors, je marche pendant des jours… Nous traversons des villages, des villes… et quelquefois, je vois les deux hommes qui me regardent, comme s’ils voulaient se débarrasser de moi… Et puis, Paris! Je tombe de fatigue sur un banc. Quand je me réveille, les gens n’étaient plus avec moi… Voilà l’histoire… Tout ça me revient comme du fond d’un rêve!… Et, tenez, ce qui me revient aussi, c’est la chambre de ma mère… Le portrait, oh! je me souviens! Il y avait un homme dans la grande galerie, un homme à barbe blanche, un vieux décoré, et il ne bougeait pas de devant la toile, tandis que ma mère assise le regardait. Et vous êtes venu… Vous avez dit qu’il fallait changer la toilette… parce que ma mère était en noir… Vous vous rappelez, hein?… De quoi? pardon de quoi?… Allons, allons…
– Edmond! cria Hubert d’une voix déchirante.
Les heures qui suivirent sont indescriptibles. Larmes, serrements de mains, mille questions, mille réponses entrecoupées…
Le père et le fils renouaient les liens de leurs deux âmes; les deux existences se ressoudaient l’une à l’autre.