LVIII EDMOND D’ANGUERRAND

Jean Nib était couvert de blessures, pas une des blessures qui couvraient pour ainsi dire son corps n’était mortelle, ni même grave. Soit hasard, soit que Jean Nib connût à fond la science de la défense, soit enfin que les assaillants se fussent trouvés en mauvaise position pour porter le coup définitif, Jean Nib ne s’évanouit que par suite de la perte de sang.


Brusquement, Jean Nib entendit un étrange bourdonnement à ses oreilles, une impression de froid l’envahit, du froid qui n’était pas celui de l’agonie, du froid qui venait de l’extérieur; ses yeux, qu’il essaya d’ouvrir, ne perçurent qu’un brouillard qui le touchait et l’enveloppait en bruissant, en sifflant, en grondant… Jean Nib comprit qu’il était dans l’eau, qu’il coulait à fond…


Cette glaciale, violente et soudaine impression de froid opéra une révolution dans les sens d’abord, puis aussitôt dans l’esprit de Jean Nib. Cette sorte d’anesthésie qui l’avait paralysé disparut. En même temps, il retrouva toute sa lucidité de pensée.


Il se laissa aller au courant de l’eau. Une vingtaine de secondes s’écoulèrent ainsi. Et Jean Nib, entraîné par le courant, se trouvait déjà bien loin de la barque d’où il avait été précipité. Dans le même instant, il comprit qu’il était épuisé, que non seulement il ne pouvait pas regagner le bord, mais encore qu’il lui serait impossible de se maintenir à la surface.


C’était la fin. Il jeta autour de lui des yeux hagards, et crut voir quelque chose qui venait à lui, et qui lui fit l’effet d’un monstre bizarre. Il entendit que ce monstre avait une voix humaine et disait: «Courage!…» puis, ce fut tout; il s’abandonna en murmurant le nom de Rose-de-Corail, en se tordant en un dernier spasme, comme s’il, eût cherché un baiser suprême.


* * * * *


Lorsque Jean Nib ouvrit les yeux, il se vit sur les dalles d’un quai. Un homme, à genoux près de lui, le frictionnait. Il se sentait une extraordinaire faiblesse, mais cette faiblesse ne ressemblait pas à celle qu’il avait éprouvée à la suite de la bataille. Soit que les frictions de l’inconnu l’eussent ranimé, soit même que la chute dans l’eau eût suffi à amener une réaction contre cette sorte de coma où il s’était enlisé, Jean Nib voyait et entendait distinctement; il pouvait remuer…


– Attendez, dit l’homme. Il y a là, sur le quai, un caboulot de marinier qui ouvre. Je vais vous y porter…


– Non! murmura faiblement Jean Nib.


– Non? songea Pierre Gildas. Parbleu! ajouta-t-il en frissonnant, puisqu’il est poursuivi pour le meurtre du marquis, il ne veut pas être vu.


Pierre Gildas s’élança vers le cabaret qu’il venait de signaler et dont, en effet, un garçon tirait les volets.


– Une chopine d’eau-de-vie dans une bouteille! fit-il en jetant une pièce d’argent sur le comptoir.


Quelques instants après Pierre Gildas revint au bord de l’eau, s’agenouilla près de Jean Nib et lui plaça entre les lèvres le goulot de la bouteille. Et Jean Nib se mit à boire avidement.


Une joie étrange gonflait la poitrine de Pierre Gildas…


Jean Nib, galvanisé par l’espèce de vitriol qu’il venait d’absorber, sentait les forces lui revenir.


– Voyons, fit Pierre Gildas, essayez de vous lever, tenez-vous bien, cramponnez-vous à moi…


– Qui êtes-vous? demanda Jean Nib.


– Je m’appelle Robert Florent, voilà. Je passais par là pour faire une commission de mon maître, le comte de Pierfort. J’ai vu qu’on vous jetait à l’eau. Voilà tout.


– Que sont-ils devenus?


– Ceux qui ont voulu vous noyer? Ma foi, ils ont filé… N’ayez pas peur… Mais, dites-moi, comment vous sentez-vous?…


– Mieux… Je crois que je puis marcher.


– Ils vous ont bien arrangé, dites donc, reprit Pierre Gildas avec cet accent de la joie puissante qui débordait en lui.


– Ce n’est rien… ça ne sera rien… faites pas attention… dit Jean Nib d’une voix sombre.


– Ne craignez rien de moi… rien, entendez-vous? ni indiscrétion, ni curiosité, ni rien…


Jean Nib regarda l’homme avec étonnement, se demandant s’il était de la pègre.


– Tout ce que je vous demande, reprit Pierre Gildas, c’est pour vous. Si vous ne voulez pas répondre, ne répondez pas; s’il y a quelque chose qui vous gêne, ce n’est pas moi qui augmenterai la gêne… Bon. Maintenant, dites-moi, où faut-il vous conduire? C’est qu’il va falloir vous soigner, vous savez… Vous en avez pour quelques jours… Si je vous conduisais dans un hôpital?…


– Non! fit Jean Nib.


– Où, alors?…


Jean Nib demeura muet. Où?… Où aller!… dans une heure peut-être, dans deux heures au plus, cette surexcitation qui le soutenait aurait disparu. Et alors!… Où? Chez eux?… Il était l’homme de la rue et de la nuit. Le jour allait venir. Et il lui faudrait se trouver quelque part, hôpital ou maison hospitalière… infirmerie du Dépôt, peut-être!…


– Où? reprit Pierre Gildas. Vous ne savez pas, n’est-ce pas? Vous ne savez pas où aller!… N’ayez pas peur, encore une fois. Si vous êtes poursuivi, traqué, ce n’est pas moi qui vous pousserai où vous ne voulez pas aller… Vous n’avez pas d’ami qui vous recueillerait?… Non?… Je comprends ça, allez! personne au monde, en ce moment, ne vous comprendrait comme je vous comprends…


Il parlait d’une voix de douceur et de joie.


Plus il était difficile de sauver Jean Nib, et plus il sentait sa joie monter.


– Alors, bien vrai, vous êtes sur le pavé, quoi? Et pourtant, il faut que vous soyez quelque part… En bien, écoutez, voulez-vous venir chez moi?


– Chez vous? Où est-ce?…


– Avenue de Villiers. Dans l’hôtel du comte de Pierfort.


Pierre Gildas, en faisant cette proposition, éprouvait une sorte de fierté bienfaisante et se sentait comme transformé. Il se comparait à Ségalens qui, en des circonstances identiques, l’avait conduit chez lui et l’avait sauvé du désespoir après l’avoir sauvé de la mort.


– Le comte de Pierfort? dit Jean Nib. Qu’est-ce que le comte de Pierfort?


– Mon maître. Je suis son intendant, ou, si vous voulez, son homme de confiance. Mais quel que soit cet homme, vous n’avez pas à concevoir d’inquiétude, car vous entrerez dans l’hôtel à son insu, vous y resterez secrètement, et nul ne saura que vous y êtes, je vous le jure…


Jean Nib demeurait sombre. Cet intérêt qu’on lui témoignait l’inquiétait. La caresse même d’un inconnu effraie le fauve habitué à ne voir autour de lui que des ennemis: cette caresse peut être un piège…


Mais Jean Nib se sentait affreusement faible, seul et triste.


Près de Rose-de-Corail, il pouvait braver la solitude que bien peu d’hommes peuvent supporter, vivre hors la loi, hors la société, hors tous les sentiments imposés par la convention sociale. Sans Rose-de-Corail, cette âpre jouissance de la solitude devenait un effroi.


Il se traînait à peine. Pour prononcer les quelques mots qu’il venait d’échanger avec son sauveur, il lui avait fallu une extraordinaire énergie. S’il refusait la proposition, qui lui était faite, il allait tomber au coin de quelque trottoir; on le porterait dans un hôpital, et alors, c’est aux questions de la police qu’il aurait à répondre…


Il se laissa entraîner par Pierre Gildas, ayant à peine conscience de ce qui lui arrivait. Lorsqu’il fut assis sur les coussins du taxi attardé où on l’avait hissé, il eut une nouvelle défaillance. Mais les cahots du taxi sur les pavés le ranimèrent en ravivant la souffrance de ses blessures.


Le jour commençait à peine à poindre lorsque le taxi s’arrêta avenue de Villiers, à cinquante pas de l’hôtel.


– Courage, dit Pierre, nous voici arrivés…


Dans un dernier effort d’énergie, Jean Nib marcha jusqu’à la porte de l’hôtel, que Pierre Gildas ouvrit avec la double clef qu’il portait sur lui. Tout dormait encore dans l’hôtel. Comme dans un rêve, Jean Nib monta les escaliers, entra dans une chambre, sentit qu’on le déshabillait, qu’on le couchait, qu’on lavait ses blessures à l’eau fraîche, qu’on les bandait de compresses… Il eut cette imagination précise que Rose-de-Corail le soignait, sans qu’il sût de quoi il souffrait, une impression de fraîcheur le soulagea, il sourit, et tomba dans un lourd sommeil.


Presque aussitôt, il se mit à délirer.


* * * * *


Il était onze heures du soir. Les lumières étaient éteintes dans l’hôtel de l’avenue de Villiers. Les domestiques dormaient. Celle qu’ils appelaient madame la comtesse dormait aussi sans doute, car on ne voyait pas de lumière dans la chambre de Lise. Dans son cabinet, en pleine obscurité, Gérard, assis dans un fauteuil, immobile et silencieux, attendait… Là-haut, Jean Nib, dans le lit où Gildas l’avait couché, sommeillait fiévreusement. Sur le lit, l’assassin du marquis de Perles se penchait, et murmurait:


– Allons! tout va bien… De la fièvre, sans doute… mais ça ira… la nuit sera bonne.


Pierre Gildas jetait sur l’homme sauvé par lui un regard où il y avait de la pitié et de la reconnaissance.


Puis, lentement, doucement, il se retirait, laissant allumée sur la cheminée, une petite lampe qui jetait une lueur pâle.


Jean Nib était seul…


Seul, avec les visions qui assiégeaient son lit…


Il dormait lourdement, et parfois, brusquement, se mettait à parler.


* * * * *


Il y avait environ une heure que Pierre Gildas était redescendu chez lui.


La porte de la chambre où gisait le blessé s’ouvrit alors sans bruit.


Gérard d’Anguerrand entra…


Gérard, avait assisté à toute la manœuvre de Biribi et ses complices. En sortant de la villa de Perles, il avait attendu dehors Pierre Gildas. Il l’avait suivi. Il l’avait vu se jeter à l’eau. Il avait assisté, sinon aux péripéties du sauvetage que la nuit lui voilait, du moins aux allées et venues de son intendant, en enfin, était rentré à l’hôtel, où il avait guetté son arrivée.


Maintenant, qui était cet homme, ce noyé, ce blessé que Pierre Gildas avait installé chez lui? Gérard voulait le savoir. Il voulait interroger l’homme, le terroriser par quelque menace de dénonciation et apprendre ainsi ce que signifiait la bagarre de la villa Pontaives, quelles gens y étaient venus, dans quelle intention, et qui les avait envoyés.


Lorsque Gérard entra dans la chambre où reposait Jean Nib, il était donc parfaitement calme.


Seulement, à tout hasard, il avait mis dans la poche de son veston un couteau qui, d’ailleurs, le quittait rarement et dans lequel il mettait toute sa confiance.


Gérard d’Anguerrand continuait à porter le couteau de Charlot. Il referma doucement la porte et se dirigea vers le lit du blessé, dont le visage, à ce moment, était tourné vers le mur.


Un instant, il se pencha, écoutant le râle qui sifflait sur les lèvres du blessé.


Puis, doucement, il le toucha à l’épaule en disant:


– Eh, l’camaro, y aurait pas moyen de causer un brin, toi z’et mézigo?…


Le blessé se retourna en murmurant quelques paroles confuses.


Gérard se redressa vivement, recula en deux ou trois pas rapides et silencieux, et s’adossa à une encoignure de la chambre où le blessé ne pouvait le voir…


– Jean Nib! gronda-t-il.


Son visage s’était bouleversé et avait pris cette teinte terreuse qu’il avait dans ses moments d’émotion terrible… Ses yeux avaient ce regard sanglant de l’homme qui, selon l’admirable expression du langage populaire, voit rouge. Un sourire de cruauté découvrait ses dents blanches et aiguës.


En un instant, Gérard d’Anguerrand disparut pour faire place à Charlot. Tous les instincts de violence et de meurtre se déchaînèrent en lui. Il ne chercha pas à se demander quelle accointance il pouvait y avoir entre Jean Nib et Pierre Gildas. Tout de suite, il supposa que le hasard seul mettait Jean Nib en son pouvoir. Il perdit de vue qu’il voulait savoir ce que la bande était venue faire à la villa Pontaives. Il n’éprouva qu’une monstrueuse joie mêlée d’un peu d’étonnement.


En s’accotant à son encoignure, d’un geste prompt et sûr, il prit son couteau et l’ouvrit. Et il songea:


«Je vais le tuer…»


Un point de détail l’arrêta seul pendant deux ou trois minutes.


Il se demanda comment il se débarrasserait du corps…


Mais cet arrêt ne fut pas long. Gérard sourit il venait de songer à Pierre Gildas…


Jean Nib serait mort de ses blessures, voilà tout.


Ceci résolu, Gérard n’avait plus qu’à frapper. Il n’éprouva ni angoisse ni hésitation. Il était seulement très pâle de l’étonnement et de la joie profonde qu’il venait d’éprouver.


Gérard d’Anguerrand fit rapidement ses préparatifs: il retroussa sa manche, et assura le couteau dans sa main.


Le blessé ne s’était pas réveillé au moment où Gérard l’avait touché à l’épaule. Il s’était retourné dans un mouvement machinal. Mais ce mouvement lui avait arraché une plainte étouffée. Puis, aussitôt, Jean Nib avait continué à parler aux visions que créait le délire, s’arrêtant parfois au milieu d’un mot commencé, puis, à d’autres moments, débitant avec rapidité toute une longue phrase.


Gérard d’Anguerrand, la manche retroussée pour éviter les taches de sang, le couteau solide dans sa main, l’œil froid et la physionomie figée, s’avança. Il avait environ quatre pas à faire pour atteindre le lit. Au deuxième pas, il s’arrêta court, et son bras, qui déjà se levait, retomba; il tendit le cou vers le blessé et demeura pétrifié dans une attitude de stupeur insensée, de terreur superstitieuse…


Jean Nib, dans son délire, très distinctement avait prononcé ceci:


– Oses-tu bien frapper un d’Anguerrand?…


Un d’Anguerrand!…


Qu’est-ce que cela signifiait?


À qui Jean Nib s’adressait-il?


Pas à moi! haleta Gérard. Non! ce n’est pas à moi qu’il parle! Il ne m’a pas vu! il ne me voit pas! Et pourtant il dit: «Oses-tu bien frapper?…» Il voit donc que je veux le frapper, bien qu’il ne me voie pas?… Et il dit: «Frapper un d’Anguerrand!…» Qui ça, d’Anguerrand?… Il y a ici un d’Anguerrand, un seul, c’est moi!…


D’informes pensées l’assaillaient. Les hypothèses tourbillonnaient en tumulte dans son cerveau. Et déjà, quoi qu’il fît, malgré tous ses efforts pour la repousser, Gérard s’arrêtait à une seule de ces hypothèses… Et c’était cela qui le frappait de stupeur! C’était cela, c’était cette hypothèse folle, impossible, qui faisait ruisseler sur son front une sueur glacée et faisait dresser ses cheveux sur sa tête!


Jean Nib parlait comme si lui, Jean Nib, eût été un d’Anguerrand!…


À ce moment, d’une voix très distincte encore, le blessé, en paroles rapides, prononça ceci:


– Barrot, je me plaindrai à mon père! Barrot, le baron te fera bâtonner! Barrot! misérable Barrot, tu me frappes! Tu meurtris ma pauvre petite sœur!… Attends, Valentine, je vais couper une branche à la forêt, j’en ferai un bâton pour te défendre, et puis je pendrai le misérable, et puis il faudra courir plus vite à cause de la neige, et maman qui nous attend… as-tu remarqué, Valentine? bien sûr, moi j’ai vu…


Ici, Jean Nib se mit à rire. Puis, très vite, il continua:


– Tu n’as donc pas vu l’arbre de Noël que maman va faire planter? Il y en a, tu sais! J’ai vu Barrot apporter plein de petites boîtes. Qu’est-ce qu’il peut y avoir dedans, dis?… Bon Barrot, laisse-nous voir… voir les jouets qu’on mettra à l’arbre de Noël; parce que… Bon sang de sort, si les aminches s’aboulent pas, j’suis fricassé, moi… Et Rose-de-Corail, quoi qu’elle va devenir, si Barrot, avec cette sale gueule de Biribi… Oui, mais d’un bon coup de surin, tiens! Ah! ça t’apprendra!… Nous voici, maman, ne nous grondez pas, nous avons été promener dans la forêt avec Barrot, et Valentine a les pieds tout mouillés par la neige… Oh!… oh!… nom de Dieu!… pourvu qu’ils ne l’aient pas foutue à l’eau!…


Jean Nib se tut brusquement. Il râlait… Il se débattait…


Et l’autre?… L’autre, debout, au milieu de la chambre son couteau à la main… l’autre, courbé, écrasé, ramené sur lui-même, il râlait, lui aussi; il se débattait, lui aussi, contre d’effroyables visions, et sa pensée affolée bégayait:


– Edmond d’Anguerrand!… Mon frère!…


– Barrot! Barrot! où me conduis-tu? Au secours, maman!… Maman où êtes-vous?… Oh! qu’il fait froid! qu’il fait noir!… Mon père, pourquoi êtes-vous venu au château?…


– Mon frère!… Non, non!… Je rêve!… Je fais un rêve hideux!… Mon frère!… Jean Nib! Edmond d’Anguerrand!…


– Et Valentine, où est-elle? Qu’en as-tu fait, Barrot?… La Loire! voici la Loire!… Oh! que je suis fatigué, Barrot! Je ne peux plus marcher, porte-moi un peu…


Encore une fois le blessé se tut. Il laissa retomber sa tête qu’il avait soulevée, et presque aussitôt il se remit à parler, mais d’une voix si rapide et si confuse, qu’il fut impossible à Gérard de saisir un seul mot…


Gérard se mit à reculer… il n’y avait rien dans sa pensée. Rien qu’un mot qui y résonnait sourdement:


– Mon frère!…


Et il recula jusqu’à ce qu’il eût retrouvé l’encoignure d’où il s’était avancé pour frapper Jean Nib. Il avait peur. Il ne savait pas où il était, ce qu’il faisait là. Il remarqua qu’il avait son couteau à la main, il le referma et le remit dans sa poche. Et il écouta. De tout son être, il écouta ce que Jean Nib pouvait dire encore. Mais cette fois, le blessé était tombé dans ce profond assoupissement qui suit les crises de délire…


Alors, une curiosité effrayante, irrésistible, indomptable, s’empara de Gérard: il voulut voir la figure de son frère! Il voulut voir comment son frère était fait! Et pourtant, il le connaissait, ce visage qui était le visage de Jean Nib!…


Avec des précautions comme jamais il n’en avait prises pour éviter un craquement de parquet, il se rapprocha, il prit la petite lampe sur la cheminée, et il se pencha sur Edmond d’Anguerrand…


Longtemps, il demeura là, pensif, en proie à une rêverie désordonnée, étudiant avidement ce visage, cherchant à y découvrir les signes qui constituent l’air de famille, et les découvrant en effet l’un après l’autre dans l’envergure du front, dans la ligne des lèvres…


Jean Nib souriait…


Peut-être après la crise de délire, quelque rêve heureux le transportait à l’époque de son enfance. Il souriait d’un sourire d’enfant, en effet, et une étrange douceur se répandait sur sa physionomie. Oui, sûrement, il faisait quelque rêve heureux…


Et c’était un rêve effroyable qui emportait Gérard d’Anguerrand penché sur son frère!…


L’esprit de mort était en lui… le meurtre était imminent… Il sentait que le geste qui allait tuer Edmond allait lui échapper. Et pourtant, ce geste, il ne le faisait pas…


Est-ce dire que Gérard était effrayé par l’idée de tuer son frère?


Il avait bien levé le couteau sur son père!


Réfléchir à ce qu’il ferait du cadavre… Le blessé n’était plus un inconnu. Ce n’était même plus Jean Nib. C’était son frère!…Dès lors, des précautions exceptionnelles s’imposaient.


«Je le tiens ici pour dix jours, quinze jours peut-être! songea Gérard. Je puis bien m’accorder cinq ou six jours pour combiner et réussir…» Lentement, doucement, Gérard gagna la porte et l’ouvrit. De là, il jeta un long regard sur Jean Nib. Puis il se retira sans bruit.


À ce moment une ombre, dans le fond du couloir, s’effaça derrière une tenture. C’était un homme. Et cet homme, dont le visage était livide de terreur, suivit de ses yeux dilatés Gérard, qui, lentement, s’enfonçait dans l’escalier.


Pendant deux jours et deux nuits, Jean Nib se débattit dans le délire. Le troisième jour par un de ces phénomènes de vitalité qui parfois déconcertent les médecins, la fièvre le quitta. Le sixième jour, il déclara à Pierre Gildas qu’il pouvait se lever et marcher. Pendant cette période, Pierre Gildas employa tous les instants où il fut libre à soigner le blessé. Mais s’il dut assez souvent le laisser seul pendant le jour, il passa les nuits dans sa chambre. Tous les soirs, dès que l’hôtel s’endormait, Pierre Gildas pénétrait chez Jean Nib, fermait la porte à clef, poussait un fauteuil contre cette porte, plaçait un revolver à portée de sa main, et s’installait. Il dormait deux ou trois heures dans le fauteuil. Dès le moment où le blessé revint au sentiment des choses, Pierre Gildas parut attendre avec une anxiété croissante qu’il pût se lever.


Le soir du sixième jour, comme nous l’avons dit, Jean Nib se déclara assez fort pour se tenir debout et marcher.


– En ce cas, dit Gildas d’une voix sourde, il faut le tenter tout de suite…


– Ah! votre maître s’est aperçu que je suis là, n’est-ce pas?


– Oui, c’est cela! fit Gildas en tressaillant.


– Et il vous a flanqué une sérénade, hein? Moi, dans l’hôtel du comte de Pierfort! ça ne fait pas bien dans le tableau… il vous a dit de le débarrasser de moi?…


– Oui, oui… c’est tout à fait cela, alors vous comprenez…


– Oui, dit Jean Nib pensif, je comprends maintenant pourquoi vous me demandiez à chaque minute si j’étais assez fort pour me lever… N’importe! vous m’avez sauvé, je ne l’oublierai pas… Eh bien! on va se tirer…


Pierre Gildas aida Jean Nib à s’habiller. Et sauf une faiblesse naturelle, le blessé constata en effet qu’il était plus solide qu’il n’eût pu l’espérer.


– Je vais vous accompagner, dit Pierre Gildas.


– Bon! pourquoi faire? vous dérangez pas, allez…


– Il le faut!…


Gildas prononça ces mots d’une voix si étrange que Jean Nib tressaillit et songea:


– Il s’est passé quelque chose pendant que je battais la campagne. Eh bien! filons, reprit-il.


– Non, non, pas maintenant, fit Pierre Gildas en prêtant l’oreille aux bruits qui montaient de l’hôtel. Écoutez, asseyez-vous là, dans ce fauteuil. Fermez la porte à clef. Quand je reviendrai, je frapperai trois fois. N’ouvrez à personne…


Jean Nib fit signe qu’il avait compris, et Pierre Gildas s’éloigna.


Deux heures après, il revint, entra après avoir fait le signal convenu, et plaça sur la table du pain, une moitié de poulet froid et une bouteille de vin.


– Il faut manger et boire, dit-il, car vous aurez peut-être besoin de forces…


Jean Nib silencieusement, se mit à manger. Lorsqu’il eut achevé, lorsqu’il eut bu un verre de vin, il demeura silencieux comme Pierre Gildas, écoutant, lui aussi… Et, vers onze heures, lorsque tout parut endormi dans l’hôtel, ce fut lui qui murmura:


– Je crois qu’on peut y aller, maintenant!…


– Vous avez donc compris? balbutia Gildas.


– Parbleu! j’ai compris qu’il se passe quelque chose, et qu’on ne doit pas me voir sortir d’ici. Je suis habitué à ça, moi…


Il prit les devants, se mit à descendre en s’effaçant si bien, en faisant si peu de bruit, que Pierre Gildas ne le retrouva que devant la porte, dont déjà Jean Nib tâtait les verrous.


– Inutile! souffla Gildas. J’ai les clefs…


Un instant plus tard, ils étaient dehors, sur le large trottoir de l’avenue déserte. Jean Nib sonda l’avenue dans tous les sens, poussa un large soupir, et, se tournant vers Gildas:


– Adieu, dit-il brusquement. Si jamais je puis vous rendre la pareille…


Gildas secoua la tète, et dit:


– Je ne vous quitte pas ici. J’ai à vous parler. Venez.


– Qu’avez-vous donc à me demander? fit Pierre Gildas.


– Écoutez… vous m’avez sauvé la vie, c’est bien… Sans vous, je buvais à la grande tasse mon dernier bouillon, c’est encore bien… Mais mieux vaudrait pour moi être resté là-bas, au fond de la Seine… si…


– Parlez sans crainte, dit Gildas avec une sorte d’étrange ardeur mêlée d’étonnement et presque de terreur. Je vous jure que vous pouvez vous confier à moi…


– Eh bien, voilà! Lorsqu’ils m’ont arrangé comme vous avez vu avant de me jeter à l’eau… ça s’est passé dans une maison… Voyons, vous, étiez-vous près de la maison? ou bien n’êtes-vous arrivé que lorsque je battais de l’aile?


– J’étais près de la villa Pontaives, dit gravement Gildas. J’ai tout vu tout ce qui s’est passé sur la route, du moins…


– Alors, reprit Jean Nib en frémissant, dites-moi… oh! dites-moi cela, voyez-vous, et c’est comme si vous m’auriez sauvé dix fois la vie… Écoutez, c’est bien dans la villa Pontaives que ça s’est passé… j’étais là avec deux femmes… et l’une d’elles, voyez-vous…


La voix de Jean Nib devint si faible, si tremblante, qu’on eût dit un gémissement.


– J’y suis! s’écria Gildas. Vous voulez savoir ce que sont devenues les femmes?


– Oui, oui! gronda Jean Nib. Vous les avez vues? Oh! vous l’avez vue?…


– Oui! je les ai vues! Si c’est ça qui vous tourmente, rassurez-vous elles ne sont pas mortes…


Jean Nib poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot.


– Qu’en ont-ils fait? demanda-t-il sourdement.


– Ils les ont jetées dans une voiture avec un troisième qui avait l’air d’un gamin… Puis, la voiture s’est éloignée et j’ai entendu qu’on disait au cocher: «Conduis-les au poulailler!»


– Au poulailler?… Qu’est-ce que c’est? réfléchit Jean Nib. Qu’est-ce que Biribi appelle le poulailler?… J’ai ce mot-là pour m’y retrouver… Quand je devrais interroger toute la pègre, quand je devrais…


– Nous sommes arrivés, dit Pierre Gildas.


Jean Nib, à la suite de Pierre Gildas, entra dans une maison d’assez pauvre apparence, et monta au quatrième étage, qui était le dernier de la maison. Là, ils entrèrent dans un petit logement composé de deux pièces assez étroites. L’une de ces deux pièces était sommairement meublée d’un lit de fer, d’une table, de deux chaises et de quelques ustensiles. Il y avait un peu de charbon dans la cheminée.


– Voilà, dit Pierre Gildas, je vous ai loué ça; c’est payé pour six mois; j’ai dit que je louais pour mon frère, qui s’appelle Florent… vous retiendrez ce nom? Maintenant, j’ai à vous parler… Mais c’est tellement extraordinaire, ce que j’ai à dire, que je me demande si vous me croirez, et que je ne sais comment vous expliquer. Je crois que je peux toujours vous demander ceci: «Connaissez-vous quelqu’un qui s’appelle Anguerrand?…»


– Le baron d’Anguerrand? exclama Jean Nib en pâlissant.


– C’est cela! baron d’Anguerrand! C’est bien le nom qui a été si souvent prononcé… Le connaissez-vous?…


– Je le connais. Mais je donnerais bien dix ans de ma vie pour ne l’avoir jamais connu. Je n’ai vu d’ailleurs cet homme qu’une fois ou deux, mais les circonstances sont gravées là… Plus moyen de les effacer, de les oublier… Mais comment le connaissez-vous, vous? Et pourquoi m’en parlez-vous?


– Je ne le connais pas. Laissez-moi encore vous demander une chose: ce baron d’Anguerrand est-il votre parent?…


– Mon parent?… Vous perdez la boule?… Comment le baron d’Anguerrand serait-il parent de Jean Nib?…


– Encore une question… dit Pierre Gildas bouleversé par l’émotion.


Il s’approcha de Jean Nib, lui prit la main et, après une minute d’hésitation, lui dit:


– Je vous ai affirmé que je m’appelais Robert Florent. J’ai menti: je m’appelle Pierre Gildas. Ça ne vous dit rien? Écoutez. Vous avez peut-être lu dans les journaux qu’un assassinat a été commis à Neuilly…


– Chez le marquis de Perles. J’ai même lu que moi, Jean Nib, j’étais accusé de ce crime.


Pierre Gildas frissonna. Il devint très pâle. Un violent combat se livra en lui. Il eut une minute d’angoisse et de terrible hésitation. Enfin d’une voix ferme, il prononça:


– L’assassin du marquis de Perles, c’est moi… moi, Pierre Gildas. J’ai tué cet homme pour me venger. Maintenant que je vous ai dit cela, voulez-vous répondre à ma dernière question? Voulez-vous me dire votre nom, à vous, votre vrai nom?…


Jean Nib, en proie lui-même à une indicible émotion, avait écouté avec un morne étonnement l’aveu qui venait de lui être fait spontanément.


– Mon nom? dit-il, mon vrai nom? Vous le connaissez… Je m’appelle Jean Nib!…


– Jean Nib!… Cela veut dire Jean Rien…


– Eh bien! mon nom dit la vérité, voilà tout! Une rude vérité! Rien!


– Rien!… C’est-à-dire pas de nom de famille? Pas de parents?…


– Et le reste. Rien au monde. Voilà mon cas, à moi, et voilà mon nom. Si j’en ai un autre, gronda Jean Nib, cet autre, je ne le connais pas et ne le connaîtrai jamais!…


– C’est cela! c’est, bien cela! murmura Pierre Gildas dont l’agitation croissait d’instant en instant.


Jean Nib le considérait avec étonnement. Il pressentait que Pierre Gildas avait quelque secret terrible à lui confier. Les suppositions se succédaient dans son esprit, et celle à laquelle il s’arrêta fut que l’assassin du marquis de Perles avait peut-être un coup à lui proposer.


Jean Nib s’était assis prés du feu et songeait. Pierre Gildas allait et venait d’un pas fébrile dans la chambre.


Puis il vint s’asseoir près de Jean Nib, et prononça:


– Je vais tout vous dire… tout ce que j’ai deviné… tout ce qui doit être la vérité…


Les deux hommes se penchèrent vers le feu, et, d’une voix très basse, Pierre Gildas commença:


– Je vous ai dit que mon maître s’appelle le comte de Pierfort, n’est-ce pas? Je le croyais. Mais maintenant, je crois qu’il s’appelle autrement… et si ce que je crois avoir vu est vrai, c’est horrible… Dites-moi, l’avez-vous vu, vous?


– Qui ça? le comte de Pierfort?… Non, je n’ai vu que vous…


– Ainsi, vous ne l’avez pas vu lorsqu’il est entré dans la chambre où je vous avais mis?


– Non, et j’ignorais qu’il fût venu, qu’il m’eût vu…


– Eh bien, il est venu! Il vous a vu!… dit Pierre Gildas en frissonnant.


– Qu’est-ce qu’il y a là de si terrible? fit Jean Nib.


– Attendez!… Écoutez-moi attentivement… Mais, avant tout, dites-moi, n’avez-vous aucun souvenir de votre enfance? du lieu où vous seriez né?…


– Aucun souvenir, je ne sais rien de cela…


Pierre Gildas demeura quelques instants rêveur, puis reprit:


– Vous n’avez aucune idée de ce que serait un nommé Barrot?… Vous n’avez aucun souvenir d’une forêt que vous auriez vue autrefois?… Vous ne vous rappelez pas du tout un fleuve qui serait la Loire?…


– Barrot?… La forêt?… La Loire?… murmura Jean Nib, en passant ses mains sur son front. Non. Je n’ai aucune idée de tout cela. Et pourtant, c’est drôle… quelqu’un m’a fait les mêmes questions un soir que j’avais bu, moi qui ne bois jamais! Faut dire que c’était du champagne… et du fameux…


– Peut-être aviez-vous, devant ce quelqu’un, dit des choses dont vous ne vous souveniez plus après?…


– C’est possible…


– Cela prouve au moins que j’ai bien entendu… que je ne me suis pas trompé… Écoutez: la chambre que vous occupiez dans l’hôtel de celui qui se fait appeler le comte de Pierfort est située au-dessus de la mienne. C’est-à-dire que, pour monter à l’étage où vous étiez, il fallait passer devant ma porte… Le soir du jour où je vous ai fait entrer dans l’hôtel, je vous ai quitté vers dix heures. Vous dormiez et il semblait que vous deviez passer une nuit paisible… Rentré dans ma chambre, je songeais à des choses et à d’autres que j’avais dans la tête, lorsque je crus qu’on passait doucement devant ma porte… Toute lumière éteinte, j’ouvris sans bruit, et je vis que quelqu’un montait… Je montai derrière ce quelqu’un… Lorsqu’il ouvrit votre porte, la lampe qui brûlait dans votre chambre l’éclaira; je reconnus le comte de Pierfort, mon maître… Quand je le vis entrer chez vous, je supposai donc que la curiosité seule le poussait. Je m’approchai. Je collai mon œil à la serrure. Et je vis le comte s’approcher de vous… je le vis vous toucher à l’épaule… puis, je le vis reculer et, distinctement, je l’entendis qui prononçait votre nom avec une sorte de terreur et de haine…


– Mon nom?…


– Oui! Jean Nib!… Le comte de Pierfort vous connaît!…


– Ça, par exemple, c’est raide, fit Jean Nib. Qu’est-ce que c’est que ce pante-là?…


– Vous allez voir. Je vous demandais tout à l’heure si vous connaissiez un d’Anguerrand, et vous m’avez répondu oui. Maintenant, je vous demande ce baron d’Anguerrand a-t-il des enfants?


– Oui, dit Jean Nib qui s’assombrit. Il a une fille qui s’appelle Valentine, ou Lise… je crois.


– Oh! murmura Gildas, c’est bien ce nom!


– Et un fils, ajouta Jean Nib avec un accent de haine, un fils qui s’appelle Gérard, autrement dit Charlot…


– Charlot!…


– Oui, c’est le nom que porte dans la pègre M. le baron Gérard d’Anguerrand…


– Et ce Charlot… ce Gérard… vous connaît-il?


– J’te crois! dit Jean Nib narquois. Il porte mes marques!…


– Eh bien! maintenant, je sais qui est le comte de Pierfort! Maintenant, je comprends comment le comte de Pierfort a pu se mettre à parler argot!… Car, au moment où il s’approchait de votre lit et vous a touché à l’épaule, je l’ai entendu… et j’en suis demeuré stupéfait, je l’ai entendu dire: «Eh l’camaro, y aurait pas moyen de causer un brin, toi z’et mézigo?…» Et c’est alors qu’il a reculé en reconnaissant Jean Nib… Le comte de Pierfort, c’est Charlot! c’est Gérard d’Anguerrand!…


– Ah! ah! fit Jean Nib d’un ton singulier. Ça, par exemple, ça devient particulier!…


Il eut un rire silencieux qui fit frissonner Pierre Gildas.


– Écoutez, reprit celui-ci en baissant encore la voix. C’est le plus terrible qui me reste à dire. J’ai vu que Charlot, ou Gérard d’Anguerrand… car c’est bien le même, n’est-ce pas?… j’ai vu que cet homme vous hait… je vois que vous le haïssez, et c’est affreux…


– Pourquoi ça? dit froidement Jean Nib.


– Parce que Gérard d’Anguerrand a voulu vous tuer, entendez-vous!… Parce que je l’ai vu marcher à votre lit, le couteau ouvert, entendez-vous!…


– Ça ne m’étonne pas, dit Jean Nib du même ton froid. Ce qui m’épate, c’est qu’il ne m’ait pas suriné pendant qu’il me tenait… Ça, c’est à n’y rien comprendre…


– Oh! murmura Pierre Gildas avec une sourde terreur, vous allez comprendre!… Vous allez comprendre ce que j’ai compris, moi! ce qu’a compris Gérard d’Anguerrand!…


Pierre Gildas saisit une main de Jean Nib, se pencha davantage, et dit:


– Gérard d’Anguerrand a marché sur vous, le couteau à la main. Vous dormiez… Il n’avait qu’à vous frapper… Et Gérard d’Anguerrand ne vous a pas frappé!… Au moment où j’allais ouvrir la porte et m’élancer sur lui pour le désarmer, à ce moment-là, il s’est arrêté court… Vous déliriez…, vous parliez…, et savez-vous ce que vous avez dit?… Vous avez dit ceci: «Oses-tu bien frapper un d’Anguerrand?…»


Pierre Gildas regarda avidement Jean Nib. Mais la physionomie de celui-ci n’exprimait qu’un étonnement mêlé d’incrédulité narquoise…


– Vous l’avez dit, je vous le jure! répéta Gildas avec ardeur.


– Moi? j’ai dit à Gérard d’Anguerrand Oses-tu bien frapper un d’Anguerrand?…» Ça c’est drôle… Je me figurais donc dans mon délire que j’étais un d’Anguerrand?… c’est à se tordre…


– Oui! vous vous figuriez cela!…


Encore une fois, Jean Nib passa ses deux mains sur son front. Puis violemment, il haussa les épaules…


– Vous avez dit cela! reprit Gildas d’une voix sourde, vous vous figuriez cela! Mais vous avez dit bien autre chose!…


– Qu’est-ce que j’ai dit, voyons?… Des loufoqueries?… Parbleu! puisque j’avais le délire!…


– Vous avez dit des choses qui ont arrêté le bras de Gérard prêt à vous frapper!… Vous avez parlé de votre mère! Vous avez parlé à votre père que vous appeliez le baron! Vous avez parlé à un nommé Barrot qui vous emportait à travers une forêt, avec votre petite sœur Valentine!…


Jean Nib haletait. Il était devenu affreusement pâle.


– Et savez-vous ce que Gérard d’Anguerrand a dit quand il vous a entendu?… Il a eu comme un soupir atroce; il a reculé jusqu’à la porte… et là, je l’ai entendu, oui, je vous jure que je l’ai entendu murmurer d’une voix affolée: «Jean Nib!… Mon frère!… Edmond d’Anguerrand!…»


Jean Nib se dressa tout droit, et, d’une voix rauque, presque sauvage, empreinte d’un ineffable étonnement, jeta ce nom qui retentit sourdement:


– Edmond!…


Puis un tremblement convulsif le saisit; ses yeux se gonflèrent comme sous un afflux de larmes; une sorte de gémissement vint expirer sur ses lèvres, et brusquement il s’affaissa, sans connaissance.

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