XXVIII QUATRE PERSONNAGES SONT EN PRÉSENCE

Il faut maintenant que nous revenions à la maison du Champ-Marie, à l’heure où La Veuve y pénétrait tandis que, dehors, Gérard d’Anguerrand attendait le signal de s’y ruer à son tour.


– Il est juste que j’aie quelques minutes d’entretien avec Hubert avant de le livrer à son fils! avait songé La Veuve.


Mais, on l’a vu, au moment d’entrer dans la pièce habitée par le baron d’Anguerrand, La Veuve avait songé à Marie Charmant. Il ne fallait pas que la jeune fille, plus tard, fût un témoin possible, au cas d’ailleurs improbable où la justice apprendrait ce qui se serait passé dans la maison. L’idée de supprimer ce témoin parut d’autant plus heureuse à La Veuve que Marie Charmant avait découvert le secret du galetas et était entrée en relations avec Lise. Et ce fut cela surtout qui la décida. Rapidement, elle monta l’escalier, tira les verrous extérieurs et entra dans une pièce étroite et sans fenêtre qui avait dû être, dans le logement dont elle avait dépendu, ce qu’on appelait un débarras.


Marie Charmant était là.


Lorsqu’elle entendit qu’on ouvrait la porte, elle pâlit – s’attendant à voir la figure monstrueuse de Biribi.


L’aspect de La veuve la rassura presque… Et pourtant, elle avait sujet de redouter La Veuve autant que Biribi. Mais La Veuve n’était qu’une femme. Marie Charmant lui avait rendu plus d’un service de bon voisinage… Enfin, elle fut à demi rassurée, et entrevit que La Veuve venait pour lui rendre la liberté.


La Veuve, sans un mot, s’avança sur elle.


Alors Marie Charmant crut lire sur ce visage livide une implacable résolution. D’un mouvement de retraite prompt comme tous les gestes inspirés par l’instinct de vivre, elle se jeta derrière une table qui devint ainsi une provisoire barricade.


– Qu’est-ce qui te prend? fit La Veuve de sa voix âpre et doucereuse à la fois.


– Vous en avez de bonnes, dites donc! répondit Marie Charmant. Vous m’apparaissez tout à coup, avec des quinquets pires que de l’électricité, avec un air de tout dévorer… j’ai eu peur…


– Comment as-tu fait pour entrer dans le galetas?


– Ça vous a épatée, hein? fit la bouquetière en riant. Je suis entrée par la porte…


– Oui, mais comment?… Et surtout, pourquoi as-tu eu l’idée d’entrer?


– Comment j’ai ouvert? Mais avec des fausses clefs, pardine!


– Tiens! tiens! songea-t-elle, dommage, que je n’ai pas su cela plus tôt: on lui donnerait le bon Dieu sans confession, à cette petite, et elle manœuvre des fausses clefs! Oui, dommage que je sois obligée de m’en débarrasser… elle eût fait une excellente petite femme pour Biribi… avec un peu d’éducation… Voyons, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’éviter ce crime inutile?


– À quoi pensez-vous, La Veuve?


– À ton avenir, ma fille. Si tu veux être franche avec moi, je puis t’aider, te tirer de la misère où tu végètes… Voyons, est-ce que tu n’en as pas assez de courir les rues, ton panier au bras, en criant: «Fleurissez-vous, mesdames!…» Une jolie fille comme toi, ce n’est pas fait pour ce dur métier. Tu dois avoir un rêve… Raconte-moi ce que tu voudrais être, ajouta La Veuve en s’asseyant.


– Eh bien! c’est vrai, La Veuve! dit Marie Charmant tout à fait rassurée, j’ai un rêve, ou plutôt j’en ai eu un… Tous les jours je passe sur les boulevards ou bien rue Royale, et tous les jours je reste à contempler la devanture de quelque fleuriste à la mode, tantôt l’une, tantôt l’autre. Et mon rêve c’était d’avoir, moi aussi, une belle boutique… oh! pas sur les boulevards, c’est trop cher, mais n’importe où; je vous garantis que, dans tout Paris, il n’y aurait pas d’étalage plus beau que le mien. Que voulez-vous? J’aime les fleurs… je les connais, les fleurs, je sais comment il faut les prendre, chacune selon son caractère… Oui, La veuve, j’avais fait ce rêve-là…


– Eh bien! si tu veux, je le réaliserai, ton rêve!


– Bah! ça m’a passé. D’autres idées me sont entrées dans la tête… ajouta Marie Charmant, dont le visage se colora d’incarnat, figurez-vous que, depuis pas mal de temps, j’entendais quelque chose comme des plaintes.


À ce moment, un bruit étouffé se fit entendre dans l’escalier, quelqu’un montait et s’arrêtait près de la porte pour écouter. Mais ni La Veuve, ni Marie Charmant n’entendirent ce bruit…


– C’était, continua la bouquetière, c’était cette pauvre petite que vous avez enfermée là. Dites donc, La Veuve, savez-vous que si l’on prévenait la police, vous seriez arrêtée?


– Prévenir la police? gronda La Veuve en elle-même. Sois tranquille, ce n’est pas toi qui me dénonceras!


Dès lors la résolution de La Veuve fut prise. Mais elle voulait d’abord aller jusqu’au bout et savoir.


– Cette petite, dit-elle, est un peu folle. C’est un service que je rends à ses parents en la gardant.


– Un peu folle? C’est possible. Mais tout cela n’est pas clair. La preuve, c’est que moi-même vous m’avez fait saisir par ce misérable et amener ici, d’où je voudrais bien m’en aller. Allons, La Veuve, ne soyez pas méchante.


– Et que te faut-il, voyons pour ne pas être méchante? ricana La Veuve.


– Ce qu’il faut? dit Marie Charmant en riant, tandis que des larmes perlaient à ses yeux; c’est pourtant bien simple; d’abord me laisser partir d’ici. Vrai, je m’ennuie, moi…


– Ensuite?…


– Eh bien, vous me direz: «Ma petite Marie, j’ai eu tort de dire à ce misérable de t’empoigner et de te fourrer dans ce vilain trou qui ressemble à une prison, pardonne-moi…» Et je vous pardonnerais!… Puis vous me direz: «Ce n’est pas tout, ma petite Marie, tu vas dès demain matin, entrer dans mon galetas, prendre cette jolie demoiselle par le bras, essuyer ses larmes, la consoler de ton mieux et la reconduire à son père…» Elle vous pardonnerait, La Veuve!… Et moi aussi!… Et le baron d’Anguerrand vous pardonnerait aussi… Voyons, est-ce dit?…


Le visage de La Veuve se convulsa. Ses yeux flamboyèrent.


– Ainsi, gronda-t-elle, tu sais son nom?…


– Valentine d’Anguerrand… elle me l’a dit… mais qu’avez-vous, La Veuve?… Oh! voici vos mauvaises pensées qui vous reprennent…


– Tu as eu tort d’entrer dans le galetas; tu as eu tort de voir ce que tu ne devais pas voir et de savoir ce nom maudit… tu es de trop, tu me gênes, comprends-tu?


La Veuve, en parlant ainsi, s’était levée lentement… ses mains saisissaient le rebord de la table pour la renverser… elle dardait son regard mortel sur la pauvre fille… mais, chose étrange, Marie Charmant ne paraissait pas effrayée… Marie Charmant ne la regardait pas… Son regard étonné allait ailleurs que sur La Veuve et semblait considérer quelque chose avec stupéfaction.


D’un brusque mouvement instinctif, La Veuve se retourna pour voir ce que voyait Marie Charmant, elle demeura pétrifiée.


La porte venait de s’ouvrir sans bruit.


Devant cette porte se tenait un homme de haute stature, les bras croisés, immobile et pensif…


Et cet homme, malgré les années écoulées, malgré les cheveux grisonnants, malgré les ravages de la souffrance sur son visage, La Veuve le reconnut à l’instant…


C’était le baron Hubert d’Anguerrand, le père de Valentine!…


Lui aussi, sans doute, reconnut Jeanne Mareil, car, au moment où elle se retourna, il fut agité d’un tressaillement nerveux, et, tout à coup, il fit deux pas en avant…


– Monsieur le baron d’Anguerrand! gronda La Veuve dans un terrible éclat de rire. La farce est bonne! vous écoutiez donc! Vous voulez donc savoir ce que j’ai fait de votre fille!… Ce qu’est devenue la mienne, cela vous importe peu!… Une fille de paysanne, ce n’est pas la même chose qu’une fille de baron, n’est-ce pas?


Hubert d’Anguerrand frémissait, muet de stupeur, à cette apparition imprévue de son passé.


– Ce qu’est devenu mon fils, continua La Veuve, tandis que Marie, tremblante, éperdue de terreur et d’étonnement, se reculait dans un angle, ce qu’est devenu mon fils, cela vous est bien égal, aussi… Vous m’avez tué mon amant, monsieur le baron. C’est bien. Mon fils est mort. Quant à ma fille, le diable sait ce qu’elle est devenue. Dieu me le dira un jour, soyez tranquille… Quant à votre fille, à vous, monsieur le baron, il est juste que vous sachiez où elle est et ce qu’elle va devenir!… Mais ce n’est pas moi qui vous le dirai! Un peu de patience, car voici votre fils Gérard qui va vous renseigner!…


En même temps, La Veuve fit un bond de côté. Hubert d’Anguerrand se jetait sur elle!… Mais, lorsqu’il abattit ses mains pour la saisir, il vit Jeanne Mareil qui, souple comme une vipère, se glissait vers la porte… Il se rua sur cette porte… et tout-à-coup la porte se referma violemment. Hubert d’Anguerrand entendit les verrous que l’on poussait… Il entendit l’éclat de rire de Jeanne Mareil, puis, un peu plus tard, un coup de sifflet strident.


La porte était massive et solide. Le baron Hubert essaya vainement de l’ébranler… Lorsqu’il vit que ses efforts étaient inutiles, il se retourna vers Marie Charmant qu’il contempla un instant:


– Soyez rassurée, dit-il d’une voix de douceur pénétrée. J’ai entendu. J’ai compris que vous vous intéressiez au sort de mon enfant… Qui que vous soyez, mademoiselle, je vous bénis… c’est un père qui vous parle… un père bien malheureux…


Il se rapprocha de la bouquetière, lui prit les deux mains et d’un accent profond, avec un sanglot au fond de la gorge:


– Mademoiselle, vous avez vu ma fille… Vous lui avez parlé… Vous savez où elle se trouve… Oh! mademoiselle, parlez-moi de mon enfant!…


– Ça par exemple, s’écria la bouquetière, c’en est une de veine!… Comment, c’est vous le papa de la petite?


– De Valentine, oui, mademoiselle.


– De Valentine, c’est ça!… Eh bien! comme je vous disais, c’est une veine… Savez-vous pourquoi La Veuve…


– La Veuve?


– Oui la femme en noir qui sort d’ici.


– Jeanne Mareil! murmura sourdement Hubert. Ma victime!… Et alors, mademoiselle, cette veuve?…


– Eh bien! savez-vous pourquoi elle m’a fait conduire ici? Par vengeance, monsieur! Je ne pense pas qu’elle m’aurait fait du mal, bien qu’elle ait l’air mauvais… je la crois plus folle que méchante; enfin, c’est tout de même par vengeance qu’elle m’a comme qui dirait séquestrée.


– Ainsi, fit le baron en frémissant, ma fille se trouve aux mains de cette femme?


– Oui; mais puisque vous voilà, tout va s’arranger. Je n’ai qu’à vous conduire… Mais vous-même monsieur, comment avez-vous pu trouver cette maison?… par quel hasard?…


– Ce n’est pas un hasard, mademoiselle. J’y étais, dans la maison. J’y étais prisonnier comme vous l’êtes. Cette nuit, j’ai compris que je n’étais pas surveillé, je suis parvenu à ouvrir la porte, et j’allais sortir, quand j’ai entendu un bruit de voix, je suis monté pour savoir surtout si mon fils… Mais ce sont là des choses qui se régleront plus tard, ajouta le baron avec un sourire qui fit frissonner la bouquetière.


– Mais comment un homme comme vous, reprit-elle, a-t-il pu se laisser prendre?… Comment êtes-vous resté plus d’un mois sans vous sauver? Car je suppose, maintenant, que vous avez été pincé en même temps que la belle demoiselle…


– Oui, en même temps… Je n’ai pas essayé de me sauver, mademoiselle, parce que j’attendais une visite…


– Une visite!…


– Oui, dit le baron d’un accent singulier. Un père qui attend son fils… quoi de plus simple?


Marie Charmant secoua la tête.


– D’après le peu que m’a dit votre fille et le peu que vous me dites, je comprends qu’il y a sous tout cela une terrible embrouille. Consolez-vous, allez, mon pauvre monsieur, et surtout, si je puis vous donner un conseil, emmenez votre fille au plus vite et oubliez ceux qui ont voulu vous faire du mal…


– Oublier! murmura le baron. Je l’ai essayé pendant des années. J’ai cru que j’avais oublié… J’ai pu croire aussi que j’étais oublié… Non, non… rien ne s’oublie!… Mademoiselle, reprit-il à haute voix, si nous sortons d’ici…


– Comment! si nous sortons!… mais nous n’avons qu’à nous en aller, il me semble!


Le baron, sans répondre, alla à la porte, essaya de la secouer, appuya sur les panneaux à violentes poussées… Le baron se tourna vers la jeune fille en souriant:


– Il y a une chose que j’ai remarquée et que vous n’avez pas remarquée, vous: c’est que cette porte, qui n’a ni serrure ni bouton, qui se ferme au moyen de solides verrous, est doublée de plaques de tôle à l’extérieur. C’est ici un coupe-gorge. Et nous ne nous en irons pas aussi facilement que vous le pensez… Si nous sortons d’ici sains et saufs, me permettrez-vous de m’occuper de vous?


– Comment ça? fit Marie Charmant.


– C’est difficile à dire… vous ne devez pas être riche…


– Oh! si c’est ça… vous pouvez bien dire que je suis pauvre, ça ne me dérange pas, allez!


– Vous vivez avec vos parents, sans doute?


– Mes parents? Connais pas!


– Mais vous avez un métier?…


– Fleuriste à la rue. Ça rend à peu près. On gagne sa vie; pas des mille et des cent, mais on fait tout de même bouillir sa marmite et on ne doit pas un sou dans le quartier! La misère, c’est une vieille connaissance à moi… elle ne me fait pas peur… et elle ne me fait pas de mal, non plus; paraît qu’elle m’a prise en amitié!… Tenez, monsieur, je vois ce que vous voulez me donner, de l’argent? Merci, monsieur. Je me tire d’affaire toute seule, et, dans le fond, ça me fait plaisir de savoir que je ne dois rien à personne.


– Mais, dit le baron en dissimulant son émotion et le profond intérêt qu’il prenait à la jeune fille, ne consentiriez-vous pas… à la revoir?


– Si elle vient chez moi, dit Marie Charmant avec une inconsciente fierté, j’en serai heureuse… mais je voulais vous dire: si vous avez de l’argent de trop, je vous indiquerai, moi, le moyen de l’employer. Ce n’est pas le malheur qui manque! Du malheur! Paris en est pavé. Ainsi, il y a au-dessous de moi une pauvre fille qu’on sauverait avec un peu d’argent… si peu!…


– Mademoiselle! murmura le baron d’Anguerrand d’une voix qui tremblait, vous me direz le nom de vos protégés, et je vous jure que s’il faut seulement de l’argent… il y en aura!…


– Si toutefois je vous donne mon consentement, dit à ce moment une voix rauque, violente, d’une ironie effrayante. Vous oubliez, mon père, que vous engagez en ce moment la fortune de Valentine et d’Edmond!…


Le baron d’Anguerrand se retourna lentement tandis que Marie Charmant demeurait immobile d’étonnement et d’effroi à la vue de l’inconnu qui entrait. Cet inconnu, le baron l’avait reconnu au seul son de la voix:


C’était Gérard.


La Veuve, après avoir soigneusement poussé les verrous extérieurs de la porte, avait rapidement marché au-devant de Gérard qui accourait à son coup de sifflet.


– Où est-ce? demanda rudement Gérard en la rejoignant.


– En haut. Seulement, halte! Une minute de patience, ou tout casse!


La Veuve, en quelques mots, mit Gérard au courant de la situation. Puis elle ajouta:


– Un peu de patience. Quelqu’un va arriver, qui réglera l’affaire de la bouquetière et nous en débarrassera en un tour de main.


– Soit, fit Gérard, attendons.


Une heure environ se passa.


Au bout de cette heure qui parut mortellement longue à La Veuve, elle entrevit une ombre qui se glissait le long de la masure.


– Enfin! gronda-t-elle, Biribi, est-ce toi?…


– C’est moi! répondit l’ombre d’une voix étouffée.


– Vous pouvez marcher! dit La Veuve en se tournant vers Gérard. Au premier. Vous n’aurez qu’à tirer les verrous de la porte. Je vous rejoins… Toi, Biribi, écoute…


Gérard s’élança dans l’escalier, et La Veuve fit un pas hors de la maison pour donner ses instructions à Biribi. À cet instant, elle tressaillit d’épouvante et voulut jeter un cri éperdu; elle n’en eut pas le temps: celui qu’elle avait pris pour Biribi venait de la saisir à la gorge…


– Jean Nib! râla La Veuve.


Sans un mot, Jean Nib la ligotait, la saisissait dans ses bras et la portait dans la pièce où le baron d’Anguerrand avait été détenu…


– Tu vas me surveiller cette vieille, dit-il à Rose-de-Corail qui l’accompagnait; il paraît, d’après ce qu’elle vient de me dire, qu’il se passe quelque chose là-haut…


Et il monta rapidement.


En arrivant au premier étage, il trouva la porte ouverte. À la lueur de la chandelle qui brûlait sur la table il vit l’étrange spectacle: Marie Charmant au fond de la pièce; le baron d’Anguerrand au milieu, Gérard près de la porte.


– Tiens! fit-il en lui-même, la petite bouquetière de la rue Letort. Et mon prisonnier! Et Charlot!… Je manquais à la collection, moi!…


Depuis quelques secondes, le baron d’Anguerrand et son fils se mesuraient du regard, se parlant à mots rapides, rauques, sans gestes.


– Vous êtes donc encore venu pour m’assassiner! grondait le baron. Vous avez toujours le même couteau qu’à Prospoder, dites, mon fils?


– Oui, grinçait Gérard. Peut-être, d’ailleurs, mon couteau vaut-il le poison que vous vouliez me faire boire rue de Babylone, mon père!…


Tout à coup, le baron d’Anguerrand vit Jean Nib, dont la haute stature se découpait dans l’ombre en une puissante silhouette. Il reconnut l’homme qui avait accompli l’audacieux enlèvement rue de Babylone…


– Ah! ah! fit-il dans un souffle de mépris, il paraît mon fils, que pour assassiner votre père, vous n’osez plus agir seul… Il vous faut un aide, comme au bourreau!…


À ce moment, Gérard se ramassait pour se ruer sur son père. Mais à ce moment aussi Jean Nib entrait, lui mettait la main à l’épaule, et tranquillement, disait:


– Doucement, camarade! Un mot: moi, vos affaires de famille ne me regardent pas. Mais c’est moi qui ai amené monsieur ici. Eh bien! écoutez: tant qu’il sera ici, je te défends, tu entends, Charlot? Je te défends d’y toucher…


– Jean Nib! rugit Gérard.


Lorsque Jean Nib eut parlé, Hubert d’Anguerrand comprit qu’il allait se passer entre cet homme et son fils il ne savait quoi de terrible. Aux attitudes des deux hommes, il vit que la bataille allait se circonscrire à eux deux… Il se recula lentement jusqu’à Marie Charmant que, par un geste de suprême et profond instinct, il couvrit de son corps: il se plaça devant elle, en murmurant:


– Ne regardez pas, mon enfant…


Et il regarda, lui!… il se disait:


– Ce bandit qui appelle mon fils Charlot, cet escarpe qui m’a surpris dans mon hôtel, ce misérable enfin, c’est sans doute un camarade de vice et de crime. Béni soit le hasard qui met Jean Nib aux prises avec Charlot!… La punition de Gérard ne viendra pas de mes mains! Vous avez voulu m’épargner cette suprême douleur, ô Dieu de justice!… Et vous m’avez envoyé un champion!…


Charlot et Jean Nib se préparaient à se ruer l’un sur l’autre!… Il les considérait tous les deux… et il les trouvait semblables.


Marie Charmant, doucement, écartait le baron, et elle aussi, invinciblement, regardait!…


Jean Nib, voyant que Gérard avait un couteau au poing, avait sorti le sien en grondant:


– Si tu veux me croire, Charlot, file! Il n’est que temps!… Quant à toucher à l’homme, je te le défends!…


– Je t’avais payé pour l’abattre, grinça Gérard. Tu as eu peur, dis?


– Peut-être bien. Ça me regarde. Maintenant, file!…


– Tu rigoles, Jean Nib! Il me faut ta peau, d’abord! puis celle du pante!… puis je filerai!…


– Tu n’auras ni l’une ni l’autre, Charlot!… Et tu vas filer!…


Soudain le bras de Gérard se détendit, son couteau jeta un éclair…


– Attrape ça, toujours! rugit Charlot.


– Tu repasseras! fit Jean Nib qui, d’un bond, avait évité la brusque attaque.


Quelques secondes, les deux tigres, l’œil de côté, le mufle convulsé, la gorge grondante, tournèrent autour l’un de l’autre. Et tout à coup, ce fut Jean Nib qui attaqua, son bras décrivit une volte rapide, il y eut dans l’obscurité une déchirure d’éclair…


– À toi le bon!…


– Tu rigoles! ricana Gérard.


Les deux couteaux s’étaient heurtés. Les deux bras se choquèrent. Un seconde, le corps-à-corps fut imminent. Mais ce corps-à-corps, chacun des deux adversaires voulait l’éviter à tout prix. Jean Nib après l’attaque et Gérard en même temps que la parade bondirent en arrière. Ni l’un ni l’autre n’était blessé… Ils étaient à trois pas l’un de l’autre. De nouveau ils se rapprochèrent. Coup sur coup, il y eut deux violentes attaques; à la suite de la dernière, Gérard gronda une insulte furieuse; il venait d’être atteint à l’épaule droite et le sang coulait.


– Tu en tiens, cette fois, dit Jean Nib.


– T’occupe pas… ce n’est rien… le couteau qui doit me suriner n’est pas encore affûté, va!…


Et Hubert d’Anguerrand – le père – regardait!… Peu à peu, il se pétrifiait dans un sentiment d’horreur. Cela dura peut-être cinq ou six minutes encore…


Et tout à coup il vit son fils chancelant. La blessure de Gérard était sérieuse. Il perdait du sang à flots, Jean Nib attendait le moment où son adversaire épuisé demanderait grâce… Gérard comprit qu’il allait tomber…


Il jeta sur Jean Nib un regard de haine sauvage. Il se raidit, prépara le suprême assaut… et brusquement bondit sur Jean Nib…


À ce moment, le couteau glissa de sa main, et lui-même tomba sur un genou… il défaillait…


Dans le même instant, Jean Nib fut sur lui, et le salait à la gorge.


– Demande pardon! gronda-t-il.


– Tu rigoles! répéta Gérard en se raidissant sous l’étreinte.


– Demande pardon! ou je te surine!… C’est mon droit!…


Rudement, Gérard fit non de la tête. Le couteau de Jean Nib se leva…


– Adieu, mon père! cria Gérard dans une sauvage explosion d’ironie sinistre.


– Adieu, mon fils! répondit le baron d’Anguerrand qui, gravement, se découvrit.


– Une dernière fois! gronda Jean Nib. Demandes-tu pardon?


– Frappe donc! et que ça finisse!


À ce moment, Marie Charmant, d’un pas rapide, s’avança jusqu’à Jean Nib, et, légèrement, le toucha à l’épaule. Jean Nib redressa la tête.


– Qu’est-ce que tu veux, la gosse? grogna-t-il.


– Vous m’avez sauvée un soir, dit Marie Charmant, d’une voix tremblante. Vous êtes brave, monsieur. Ce que vous allez faire est lâche…


– Lâche? gronda Jean Nib. Qu’est-ce que c’est? On s’est battu. C’est moi qui ai le dessus. Si c’était moi dessous, je ne demanderais pas de grâce, et j’aurais déjà le surin de Charlot dans le ventre…


– Tu peux en être sûr! dit Gérard d’Anguerrand.


Et il se raidit sur le plancher, les yeux fermés, évanoui…


– Tu entends la môme?… fit Jean Nib. Il ne m’épargnerait pas, lui!


– Frapper un blessé… mourant peut-être! (Le baron d’Anguerrand fit un mouvement.) Tuer un homme abattu, affaibli, qui ne peut plus se défendre! (Jean Nib tressaillit et le baron frissonna longuement.) Je vous dis que c’est lâche, monsieur! Vous n’oserez pas! Non, vous n’oserez pas, vous, faire cela! Ou bien vous n’êtes pas l’homme que je croyais!…


Le baron assistait, impassible en apparence, à cette scène; mais les souffles orageux de sentiments contraires se déchaînaient en pensées de tempête au fond de son âme… La mort de Gérard lui apparaissait comme une nécessité inévitable. Il le méprisait, le haïssait… et Gérard, c’était son fils! Qui sait si, rue de Babylone, il eût pressé la détente de son revolver, malgré sa volonté de tuer Gérard! Qui sait s’il ne se fût pas jeté sur lui pour lui arracher le verre, au cas où Gérard eût porté le poison à ses lèvres! Il n’y a pas de sentiments simples. Il n’y a pas d’hommes taillés dans l’airain. La pensée humaine est un champ de bataille où sans cesse arrivent de nouveaux combattants. Si Jean Nib avait demandé au baron «Dois-je tuer?…» le baron eût répondu: «Tuez! tuez! car cet homme porte le malheur et le crime, c’est une bête furieuse dont il faut débarrasser l’humanité…» Mais au moment où Marie Charmant intervenait, le baron, voyait se lever avec stupeur la fleur du pardon, et son vœu ardent, indépendant de sa volonté, était que la jeune fille fût entendue!…


Il détourna la tête et cacha ses yeux dans une de ses mains.


D’une pression plus douce et plus forte, Marie Charmant appuya sa main sur l’épaule de Jean Nib.


– Voyons, murmura-t-elle, des larmes dans la voix, vous n’êtes donc pas ce que je croyais?


– Et qu’est-ce que vous avez crut demanda Jean Nib qui, frémissant, étonné, cessa de tutoyer «la gosse».


– Que vous étiez un homme de cœur, dit Marie Charmant.


– Je ne sais pas trop ce que vous voulez dire, mademoiselle. Mais une fois, déjà, chez monsieur, j’ai éprouvé… j’ai cru… enfin, quelque chose en moi m’a raconté des idées pareilles… Arrive qu’arrive! Je ne frapperai pas Charlot!…


Le baron sentit sa poitrine se soulever, soupir de joie puissante, peut-être… ou soupir de terreur devant l’avenir, puisque Gérard vivait! puisqu’il n’osait l’achever!


Marie Charmant jeta un regard de pitié suprême sur le blessé évanoui, et, défaillante elle-même, sa vaillante nature brisée par les émotions violentes qu’elle venait d’éprouver, elle éclata en sanglots. Sombre et pensif, Jean Nib contempla un instant cette scène, puis, allant au baron d’Anguerrand:


– Monsieur, fit-il, il faut pourtant que je vous dise ce que je venais vous dire: vous pouvez vous retirer quand vous voudrez. J’ai fait le garde-chiourme pendant plus d’un mois. Ça me pesait rudement, je vous assure. Mais je vais vous dire: j’étais chargé de vous tuer. En vous gardant, c’est votre vie que je garantissais. Maintenant que l’affaire est réglée, bonsoir… Il ne faut pas trop m’en vouloir, voyez-vous. Vous êtes un honnête homme, et moi un gueux. Mais j’aime mieux encore être dans ma peau que dans la vôtre. La Veuve m’a raconté votre histoire d’autrefois. Vous avez sur la conscience la mort de la mère de Jeanne Mareil et quelques autres canailleries du même genre. Moi, je suis un voleur. Entendons-nous. Je crois bien que nous nous valons. Donc, je pense que vous ne m’en voudrez pas. Un conseil méfiez-vous de La Veuve!…


Le baron d’Anguerrand écoutait avec un indéfinissable étonnement ce gueux qui lui parlait comme un juge.


– Qui êtes-vous, monsieur? demanda-t-il d’une voix basse et presque humble.


– Je vous l’ai dit: un gueux, un misérable, traqué par la police, hier encore au Dépôt, évadé par une chance qui n’arrive qu’aux mauvais gueux, demain peut-être à la Santé… ou ailleurs. Voilà qui je suis. Vous, vous êtes le baron d’Anguerrand: un honnête homme. Qu’est-ce que vous avez fait de mal? Presque rien. Vous avez pris une enfant créée pour le bonheur et vous lui avez mis dans le cœur du fiel pour le restant de ses jours… Croyez-moi, monsieur le baron, ce que vous devez redouter, ce n’est pas Charlot… (il jeta sur Gérard un regard plein de mépris). Charlot n’est que votre fils. Il tient de vous… Vous en viendrez à bout avec de l’argent… Redoutez La Veuve, car La Veuve, monsieur, c’est votre crime qui vous accompagne dans la vie…


– Monsieur, murmura le baron, je vois que vous possédez mon triste secret. Je voudrais vous connaître mieux. Peut-être quand vous me connaîtrez mieux vous-même, trouverez-vous que j’ai assez expié et que je mérite enfin un peu de pitié… Vous êtes un gueux… Je n’en sais rien. Vous êtes pour moi l’homme qui n’a voulu frapper ni le baron d’Anguerrand, ni sa fille… Voulez-vous que nous nous retrouvions?…


Jean Nib fronça les sourcils. Il allait répondre… À ce moment, un cri d’en bas, monta tout à coup…


– Rose-de-Corail! gronda Jean Nib.


Et, faisant à Marie Charmant plutôt qu’au baron un brusque signe d’adieu, il enjamba le corps de Gérard et s’élança dans l’escalier en criant:


– J’arrive! Aie pas peur, ma fille!…


Le baron d’Anguerrand et la bouquetière demeurèrent quelques minutes silencieux, les yeux fixes sur le blessé immobile. Enfin, un profond soupir gonfla la poitrine du baron qui, se tournant vers la jeune fille:


– Mademoiselle, dit-il fiévreusement, vous m’avez proposé de me conduire auprès de ma fille?…


– Quand vous voudrez, monsieur…


– Eh bien, allons.


– Et ce malheureux? le laisserons-nous donc mourir?… Ah! monsieur…


– Non, non! fit le baron avec une indicible amertume, il ne mourra pas!… J’ai un puissant intérêt à ne pas me séparer de… mon fils… maintenant que j’ai eu le bonheur de le retrouver. Soyez tranquille… un bon père ne part pas sans son enfant… Voici donc ce que je vous propose: vous auriez la bonté de demeurer ici quelques instants, j’irais chercher une voiture… je mettrais cet homme en lieu sûr et en bonnes mains… puis, vous me conduiriez à ma fille…


– Allez donc, monsieur. Il sera fait comme vous dites…


Hubert d’Anguerrand se mit à la recherche d’un taxi. Mais l’heure était tardive, le quartier désert. Lorsqu’il eut enfin trouvé un maraudeur, lorsque le taxi s’arrêta devant la maison du Champ-Marie, près d’une heure s’était écoulée. Le baron monta l’escalier, poussa la porte, entra…


Gérard d’Anguerrand et Marie Charmant avaient disparu!

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