Rentrés à l’hôtel, Gérard et Lise se retirèrent chacun dans son appartement; l’un et l’autre avec des pensées qui, parties du même point, bifurquaient pour aboutir à des résultats que nous allons voir se développer.
Lise songeait ceci:
«Maintenant que je suis libre, il faut que je fasse cette démarche… Il faut que le père de Gérard sache… Qui sait le bonheur qui pourra rejaillir sur Gérard du bonheur que j’apporterai au père de Valentine!… Et puis c’est mon devoir… Oserai-je l’exécuter?…»
Gérard songeait ceci:
«Mon après-midi est prise par les préparatifs de l’affaire. Que je réussisse encore ce coup comme les autres, et, cette fois, c’est trois cent mille francs… Ce soir, cette nuit, je devrai marcher peut-être… Voyons, il me reste une demi-heure avant de me retrouver dans la salle à manger avec Lise… Cette demi-heure peut suffire pour me débarrasser de…»
Il allait dire: de mon frère…
Il préféra dire: de Jean Nib.
Il se dirigea vers la porte. Mais une idée l’arrêta encore:
– Oui, mais le délire doit l’avoir quitté, maintenant… J’ai des précautions à prendre… Pourquoi y aller maintenant, en plein jour? Pourquoi risquer d’être vu?
À ce moment, on frappa. Et Gérard, comme pour se débarrasser d’une obsession, se hâta de crier d’entrer.
Ce fut l’intendant qui apparut.
– Qu’avez-vous à me dire, monsieur Florent? dit Gérard en reprenant aussitôt tout son sang-froid.
– J’apporte une heureuse nouvelle à monsieur le comte, dit Pierre Gildas.
– Une heureuse nouvelle?…
Et Gérard éprouva une vague terreur. Cependant, il gardait son masque d’impassibilité.
– Je me suis débarrassé de l’homme! fit tranquillement Pierre Gildas.
Gérard reçut la nouvelle comme un coup de massue. Mais il ne broncha pas.
– Que diable me contez-vous là, monsieur Florent? De quel homme voulez-vous parler?…
– Je veux parler du blessé que j’ai eu le grand tort d’introduire dans l’hôtel.
– Ah!… votre noyé? Eh bien! qu’en avez-vous fait?…
– Je me suis souvenu combien M. le comte avait paru contrarié de la présence de cet homme dans l’hôtel. Alors, je me suis mis à le soigner énergiquement. Dès que je l’ai vu assez solide, je l’ai conduit dehors, je lui ai mis deux louis dans la main, et il est parti…
– Il est parti! répéta machinalement Gérard, qui luttait contre une furieuse envie de sauter à la gorge de l’intendant.
– Je vois que monsieur le comte est inquiet. Monsieur le comte peut se rassurer. L’homme est sorti comme il était entré, c’est-à-dire sans que personne s’en aperçoive dans l’hôtel. De plus, je puis garantir à monsieur le comte que cet homme ne reviendra jamais rôder par ici…
– Vous a-t-il dit son nom?
– Je ne le lui ai pas demandé…
– C’est bon. Vous avez bien fait, monsieur Florent. Habile et discret, je vois que nous nous entendrons parfaitement. Vous pouvez vous retirer…
Pierre Gildas s’inclina et disparut. Gérard demeura atterré, à la même place, jusqu’au moment où on vint lui annoncer que Mme la comtesse était servie. Et lorsqu’il parut dans la salle à manger, lorsqu’il prit place devant Lise, causant et riant, nul, parmi les domestiques, nul, pas même Pierre Gildas, n’eût pu deviner la tempête qui se déchaînait dans son esprit.
Il annonça qu’il passerait l’après-midi dehors. Et Lise tressaillit à cette nouvelle qui concordait avec la résolution qu’elle avait prise. Vers deux heures, en effet, après une causerie avec la comtesse, le comte de Pierfort quitta l’hôtel, – à pied, selon son habitude, quand il sortait seul.
Une demi-heure après, Lise sortait à son tour, tremblante comme une coupable. Bientôt, elle montait dans un taxi et se faisait conduire rue Damrémont, au pavillon où elle avait eu avec le baron d’Anguerrand cet entretien que nous avons raconté.
Là, une grave déception l’attendait: le pavillon était vide. Son locataire était parti, et personne ne put renseigner Lise.
– Conduisez-moi rue de Babylone, dit-elle au cocher.
Elle n’avait aucun espoir de trouver le baron d’Anguerrand en son hôtel, mais elle voulait épuiser toutes les chances.
– Et si je ne le trouve pas là, songeait-elle, j’irai jusqu’à ce château de Prospoder où il s’est retiré peut-être. Je demanderai à Gérard de m’y laisser aller. Sûrement il acceptera; qui sait si je ne parviendrai pas, moi, à réconcilier le père et le fils?…
À l’angle de la rue de Babylone, elle renvoya son taxi, et, le cœur palpitant, s’avança dans cette rue qui lui rappelait tant de souvenirs si doux et si cruels…
Devant l’hôtel d’Anguerrand, sur le trottoir, elle s’arrêta toute frissonnante. Enfin, elle s’avança pour sonner au grand portail de l’hôtel.
À ce moment, elle remarqua que le judas de la porte se refermait avec un bruit sec.
– Il y a quelqu’un dans l’hôtel, pensa-t-elle, et ce quelqu’un me regardait.
Au moment où elle allait sonner, la porte s’entr’ouvrit, comme une invitation à entrer. Lise hésita un instant; puis, sans sonner, elle entra et se vit en présence du baron Hubert d’Anguerrand, qui referma la porte.
– N’ayez pas peur, mon enfant, dit-il d’une voix émue. Je n’irai pas jusqu’à dire que je vous attendais. Mais j’espérais toujours que vous viendriez. Du haut de cette fenêtre, je vous ai vue dans la rue, je vous ai reconnue tout de suite, je suis descendu, et je vous ai ouvert… Venez…
Lise, sans un mot, suivit le baron qui la conduisit par la main jusqu’au grand salon et la fit asseoir dans un fauteuil. Il la considérait avec une sorte de tendresse, et songeait:
– Elle n’est pas ma fille… les preuves qu’elle m’en a données elle-même ne sont que trop certaines… mais quel malheur que cette charmante créature ne soit pas ma Valentine… C’est la fille de Jeanne Mareil… hélas!…
Et, tout haut, doucement, très doucement, il dit:
– Mon enfant, vous me revenez pour toujours, n’est-ce pas?… Je ne suis pas votre père, soit! Mais je vous aime comme si vraiment j’étais votre père. Et puis… puisque je vous ai raconté mon terrible passé, puisque vous êtes la fille de Jeanne Mareil, comprenez donc combien il me serait doux, quel bonheur ce serait pour moi de réparer le mal que j’ai fait… en vous rendant heureuse.
Lise soupira.
Elle songea que ce mal était irréparable puisque Jeanne Mareil, sa mère, était morte… morte de chagrin et de désespoir, selon les paroles mêmes du baron.
– Monsieur le baron… fit-elle timidement.
– Dire, interrompit Hubert, dire qu’il a été un temps où vous m’appeliez votre père!…
– Si vous n’aviez pas d’enfants au monde, dit Lise avec une expression d’indicible émotion, je vous jure que je serais heureuse de continuer à vous appeler ainsi. Mais puisqu’il existe une Valentine dans le monde, il me semble, monsieur le baron, que je lui volerais sa place…
– Hélas! mon enfant, ma chère enfant… celle dont vous parlez existe-t-elle seulement? murmura Hubert d’une voix si sombre et si tremblante qu’à peine Lise put-elle l’entendre.
– Monsieur le baron, reprit-elle avec plus de fermeté, vous souvenez-vous bien de toutes les circonstances de l’entretien que nous avons eu rue Damrémont?
– Je ne me souviens que de deux choses, mon enfant: la première, c’est que vous m’avez démontré que vous étiez, non pas ma fille, mais celle de l’infortunée dont j’ai fait le malheur… La deuxième, c’est que, quand je suis revenu à moi, je ne vous ai plus trouvée à mes côtés… Alors je me suis dit que vous me maudissiez, alors j’ai compris que je vous faisais horreur, alors j’ai eu peur d’avoir encouru votre haine, moi, le mauvais génie de votre mère, et je suis parti en me disant que le châtiment était juste! Voilà tout ce dont je me souviens. Et maintenant que je vous vois, maintenant que j’ai en vain cherché dans vos yeux de douceur le regard de réprobation que je redoutais, je me dis qu’une fois de plus, j’ai été injuste…
– Ce que vous avez pensé était naturel, dit doucement Lise. Mais, croyez-le bien, je ne vous ai pas maudit. Si je ne suis pas revenue rue Damrémont, c’est que j’en ai été empêchée… Et si je vous ai quitté, ce jour-là, après ce que nous nous étions dit, c’est que mon intention était de revenir tout de suite… de revenir avec quelqu’un… que j’espérais trouver.
– Avec quelqu’un? interrogea le baron étonné.
– Avec une jeune fille, dit Lise.
Hubert d’Enguerrand devint très pâle, et son cœur se mit à battre sourdement.
– Monsieur le baron, reprit Lise avec fermeté, dans cette nuit de Noël dont vous m’avez parlé, sur cette route des Ponts-de-Cé que je connais tant, il y a eu deux fillettes perdues presque à la même heure. L’une des deux, c’était moi, et j’ai établi que je n’étais pas votre fille. C’est donc l’autre, qui est votre fille?…
– Oui… oui… Eh bien?… murmura ardemment le baron.
– Eh bien! cette autre, je l’ai vue, je lui ai parlé, j’ai su en partie son histoire… Cette autre, c’est votre fille… et c’est elle que j’allais chercher pour vous l’amener quand je vous ai quitté. Et c’est cela que je suis venu vous dire. Baron d’Anguerrand, vous êtes pardonné, vous avez expié vos fautes, puisque c’est moi… moi la fille de Jeanne Mareil… moi, Lise Mareil, qui ai retrouvé Valentine d’Anguerrand!…
– Mon enfant! mon enfant! balbutia Hubert égaré, songez à ce que vous dites! Songez qu’une nouvelle déception me tuerait!…
– Cette fois, pas de déception possible. Aussi sûre j’ai été de ne pas être votre fille, aussi sûre je le suis que Marie Charmant est l’enfant qui fut perdue prés d’Angers.
– Marie Charmant?…
– C’est le nom qu’elle porte. Je l’ai vue. Je lui ai parlé. Et je puis vous assurer que, vraiment, elle mérite ce nom, car elle est le charme incarné…
Le baron d’Anguerrand s’était rapproché de Lise, avait saisi ses deux petites mains, et sur les doigts effilés de la jeune fille déposait un long baiser mouillé de larmes…
Mais étaient-ce bien des larmes de reconnaissance et de bonheur qui tombaient de ses yeux?
– Vous êtes admirable, murmurait-il, vous êtes une vraie fille selon mon cœur… Mon enfant, écoutez-moi bien. Je puis maintenant vous dire quelle a été ma douleur lorsque je ne vous ai plus retrouvée auprès de moi. Je puis vous dire que, si je vous perdais, le chagrin serait aussi rude que de perdre ma fille. Le bonheur que vous m’apportez est si grand que je n’osais plus l’espérer. Mais ce bonheur même sera incomplet si vous me quittez. Je voudrais… je souhaiterais… je ne sais si vous consentirez… et puis, tenez… j’ai mille choses à vous dire…
– J’ai toute ma journée à moi, dit Lise en souriant. Elle est donc à vous.
Le baron soupira. Cette réponse allait justement à l’encontre de ce désir qu’il n’osait exprimer. Si Lise lui consacrait la journée, c’est donc qu’à la fin de la journée, elle avait l’intention de le quitter…
– Soit, reprit-il. Commençons donc par aller chercher Valentine… ma fille… votre sœur, ajouta-t-il, en lui-même.
Lise secoua tristement la tête.
– Si je pouvais vous conduire auprès de Marie Charmant… auprès de Valentine, veux-je dire, j’aurais commencé par aller la chercher.
– Vous l’avez donc perdue de vue? s’écria le baron en pâlissant.
– Rassurez-vous. Il sera facile de la retrouver.
Lise raconta alors comment elle avait été à la maison de la rue Letort, et comment elle n’y avait plus trouvé Marie Charmant. Dans ce récit, pour simplifier, et aussi parce qu’il lui répugnait de s’arrêter à ces journées de séquestration qu’elle avait passées rue Saint-Vincent, elle omit de parler de La Veuve.
À mesure que Lise parlait et traçait le portrait de celle qui s’appelait Valentine, le baron évoquait cette étrange jeune fille avec laquelle, un moment, il s’était trouvé enfermé dans la masure du Champ-Marie…
– Ma chère enfant! dit-il, lorsqu’il vit que Lise n’avait plus rien à lui dire sur Marie Charmant, depuis que nous nous sommes vus, vous avez sans doute souvent pensé à votre mère…
– Oui, dit Lise, il n’est pas de minute que je ne pense à la pauvre Jeanne Mareil, morte dans les larmes et le désespoir. Cependant, monsieur, je vous le jure, je n’ai pas de haine contre vous…
– Vous? de la haine? Ah! mon enfant, vous n’avez guère, besoin de le dire, vous êtes l’ange du pardon et de la générosité…
Lise ne put retenir les larmes qui pointaient au bord de ses paupières.
– Pauvre mère! murmura-t-elle. Morte sans même avoir la consolation de voir son enfant… Oh! si j’avais été là! comme je l’aurais consolée!… comme, à force de tendresse, je lui aurais fait oublier son triste passé!… C’est fini… je ne dois plus y songer…
– Qui sait? fit le baron qui se leva pour dissimuler son émotion.
– Que voulez-vous dire? Ne m’avez-vous pas assuré que ma mère est morte?…
– Oui. J’ai dit cela. Dans le premier moment, dans cette minute terrible où j’ai senti que vous alliez me demander compte de votre mère, je vous ai dit que Jeanne Mareil était morte, mais, mon enfant, je vous jure sur mon âme que je n’en suis pas sûr…
– Oh! monsieur, palpita Lise. Et n’étant pas sûr… vous m’avez affirmé une telle chose!…
– Je ne savais pas que vous alliez me quitter! murmura le baron, dont le front pâlit encore. Je pensais, j’espérais vous garder près de moi, et alors, je vous eusse dit toute la vérité…
– Et cette vérité? fit Lise frémissante.
– C’est que je n’ai aucune certitude de la mort de Jeanne Mareil… C’est que, peut-être, elle vit encore… Je dirai plus… c’est que j’ai la ferme conviction que vous la reverrez… Calmez-vous, mon enfant… et, je vous en supplie, ne m’interrogez pas… Laissez-moi faire; ayez confiance… Si ce que j’espère se réalise, je crois qu’avant peu vous reverrez votre mère… Tenez; en même temps que je reverrai ma fille!…
Lise, éperdue, écoutait ces paroles avec cette angoisse qui fait que, si souvent, la joie ressemble à la douleur.
– Maintenant, mon enfant, continua le baron, laissez-moi vous répéter ce que je voulais vous dire tout à l’heure. Vous me rendrez ma fille. Mais si je vous perds, je vous jure que ma joie paternelle en sera comme voilée de deuil. Je voudrais… Écoutez: supposons que nous retrouvions, moi ma fille et vous votre mère…
– Oui! oh! oui!… murmura Lise en joignant les mains.
– Ce sera le plus doux et le plus sacré de mes devoirs d’assurer à Jeanne Mareil une vieillesse heureuse. Et pour cela, je voudrais qu’elle vive près de moi. J’ai en Bretagne une belle propriété qui peut donner asile à plusieurs familles et abriter plusieurs bonheurs, après avoir si longtemps contenu le désespoir et le deuil…
Lise tressaillit. Cette propriété dont parlait le baron, c’était le château de Prospoder, où Gérard lui avait proposé de l’emmener…
– Il faudrait, reprit le baron, que si nous retrouvons Jeanne Mareil… – et nous la retrouverons! – il faudrait qu’elle consente à venir habiter là-bas… avec vous. Y consentiriez-vous?… et consentiriez-vous à décider votre mère?
– Oui, certes! répondit Lise avec la même ardeur. Je crois comme vous que Prospoder peut abriter le bonheur de plusieurs familles…
Et elle songeait que l’une de ces familles serait celle de Gérard, c’est-à-dire la sienne!…
Et elle était sur le point de parler de Gérard, de supplier le baron pour une réconciliation… Mais elle vit à ce moment les traits du baron si bouleversés, elle crut y lire de tels soupçons et des sentiments si amers et si violents, qu’elle s’arrêta, interdite, presque terrifiée.
– Qui vous a dit que ma propriété de Bretagne s’appelle Prospoder? gronda le baron d’Anguerrand.
Lise demeura stupéfiée, prise d’une terrible angoisse devant cette colère furieuse qu’elle devinait. Car cette colère, elle sentait bien qu’elle s’adressait à Gérard…
Elle balbutia quelques paroles confuses.
– Ce n’est pas moi, continua le baron avec une sorte de rudesse. Jamais je ne vous ai parlé de Prospoder. Si vous prononcez ce nom familièrement, il faut donc que quelqu’un vous en ait souvent parlé… quelqu’un qui connaisse Prospoder!… Et qui cela peut-il être, sinon lui!…
Hubert eut un geste violent.
Lise tremblait…
Oh! la réconciliation!… Oh! le bonheur entrevu!…
Le baron fit quelques pas dans le salon, puis il se frappa le front; toute sa violence de tempérament se déchaînait… Tout à coup, il vit Lise qui, le visage dans les mains, sanglotait doucement, éperdument.
Il courut à elle.
– Pardonnez-moi, dit-il, d’une voix altérée. Insensé! Je ne fais que du mal autour de moi!… Chacune de mes paroles sème du malheur… Oui, ah! oui, insensé! Et je vous proposais de venir avec moi et votre mère à Prospoder!… Fuyez-moi plutôt comme un pestiféré… Car, à vous qui m’avez apporté un pardon sublime, je ne me sens pas la force de répondre par un autre pardon!… Celui que vous aimez…ce Gérard!… Eh bien, je…
– Arrêtez, monsieur le baron! dit Lise avec un accent de tristesse, de résignation et de dignité.
Un instant, ils demeurèrent l’un devant l’autre, frémissants. Pour tous deux, c’était l’écroulement d’un rêve. Elle sentait que jamais il n’y aurait de réconciliation entre le père et le fils; et lui, comprenait que toujours l’amour de Lise serait vivant.
– Pauvre petite!… Pauvre martyre!… Laisse-moi te parler comme si tu étais encore ma fille… Tu l’aimes donc à jamais?…
– De toute mon âme, dit Lise avec la fermeté passionnée de tout ce qui est irrévocable.
– Rien ne pourrait te guérir de cet amour?…
– Rien. Pas même de savoir que Gérard aurait encouru la réprobation du monde entier…
– Eh bien! laisse-moi réfléchir… peut-être…, oui, peut-être.
– Ah! s’écria Lise dans un sursaut de joie ineffable, vous lui pardonnez?
– Attends! Je ne sais encore… Je te jure, pour toi je ferai l’impossible… Pour toi, je dompterai tout ce qui se révolte en moi à l’idée de revoir celui qui fut mon fils… Mais j’ai besoin de descendre en moi-même… Écoute: tout d’abord, dis-moi, et surtout comprends-moi… Tu l’as revu, n’est-ce pas?… Oui, c’est sûr, puisque lui seul a pu te parler de Prospoder…
– Je vis dans la maison où il vit, murmura Lise avec une telle fermeté, une telle simplicité, que le baron en eut comme la vision d’un rayonnement.
– Écoute. Jure-moi que tu ne diras rien de ce que tu as fait, ni que tu m’as vu, ni ce que nous avons dit.
– Soit! Je ne dirai rien.
– Ensuite, laisse-moi quelques jours de réflexion. Dans huit jours, j’aurai retrouvé ma fille…
– Dans huit jours, je reviendrai donc vous voir?…
– Oui, mon enfant. Et alors, je te dirai ce que j’aurai résolu pour ton bonheur…
* * * * *
Le soir, comme il l’avait dit, Gérard conduisit Lise à l’Opéra-Comique. C’était la première tentative de ce genre qu’il faisait. Il est vrai qu’il avait fait une visite à Max Pontaives et que Pontaives lui avait rendu la visite. Il est vrai que Pontaives ne l’avait pas reconnu. Mais Gérard voulait faire l’expérience en grand. Il voulait s’assurer que nul ne pouvait reconnaître dans le comte de Pierfort ni Gérard d’Anguerrand, ni surtout Charlot.
La présence de Lise à ses côtés n’était donc qu’un déguisement de plus. Il supposait que cette beauté délicate, cette adorable distinction de celle qui s’appelait comtesse de Pierfort attireraient une partie de l’attention de ceux qui auraient l’idée de le regarder de trop près.
Il est probable que les raisonnements de Gérard à ce sujet étaient assez justes. Car, dans cette soirée, il causa à vingt personnes, la comtesse de Pierfort reçut vingt invitations. La plupart de ceux ou de celles qui le virent de près avaient connu Gérard d’Anguerrand. Il parla même de Gérard d’Anguerrand. Et sur aucun visage il ne surprit une ombre de doute ou de soupçon.
Seul, Pontaives, qui l’avait présenté à diverses familles, lui dit, sur la fin de la soirée:
– C’est extraordinaire, comme vous avez les yeux de Gérard…
– Dame, fit Gérard en riant, nous sommes cousins issus de germains, vous savez…
* * * * *
Au moment où la limousine du comte de Pierfort s’éloignait de la place Boïeldieu, où s’élève l’Opéra-Comique, une femme quitta le coin où elle se dissimulait et monta à son tour dans une automobile de louage qui partit dans la direction de la place Vendôme.
Gérard avait songé à tout excepté à cela qu’Adeline pouvait le voir… et qu’Adeline, elle, le reconnaîtrait infailliblement, si bien grimé qu’il fût!…
Cette femme, en effet, c’était Adeline. Du fond d’une loge, pendant toute la représentation, elle n’avait pas perdu de vue Gérard. Ce qu’elle avait souffert dans cette soirée peut s’imaginer, mais non se dépeindre. Cent fois elle avait été sur le point de s’approcher de Lise, dans les couloirs, et de l’étrangler de ses mains. Et si elle s’était contenue, c’est que l’espoir d’une vengeance plus complète lui en donna seule la force.
Lorsqu’elle fut rentrée à l’Impérial-Hôtel, elle eut, dans sa chambre, une crise de désespoir et de rage qui, près d’une heure, la tint rugissante sur le lit où elle s’était jetée, mordant l’oreiller pour étouffer ses cris.
Enfin, elle se calma peu à peu, remit de l’ordre dans sa toilette, rafraîchit son front brûlant et ses yeux rouges de larmes, et elle passa dans le petit salon qui faisait partie de l’appartement loué par elle. La Veuve était là.
Adeline lui montra un visage impassible.
– Votre Finot est un maître homme, dit-elle. Il a dit la vérité…
– Ainsi, c’est vrai? Vous les avez vus?…
– Au théâtre que Finot nous a indiqué dans la soirée.
– Ah!… Et il ne s’est rien passé?…
– Rien! fit Adeline d’un ton bref. Rien, sinon que je ne voudrais pas, pour la vie, recommencer une pareille épreuve, et que si je me retrouvais prés d’eux, comme ce soir, si je les voyais comme je les ai vus, serrés, laissant éclater leur amour et leur bonheur, je ne sais si je pourrais supporter une fois encore une pareille damnation!…
Il y eut entre les deux femmes un silence funèbre.
– Et Finot? reprit La Veuve.
– Il ne les quitte pas. Demain matin, il sera ici pour faire son rapport. Demain matin, nous verrons donc à prendre une décision… En attendant, ne nous séparons pas. Je vais vous faire arranger un lit pliant dans ce salon. Jusqu’à ce que tout soit réglé, demeurons ensemble. Est-ce votre avis?
– J’allais vous le proposer, dit La Veuve de sa voix morne, emplie de sourdes menaces.