XLV L’ÂME DE LA PETITE LISE

Lorsque La Merluche, sur l’instigation de Zizi, eut rendu visite à La Veuve, lorsque celle-ci lui eut remis les cent francs, La Veuve, demeurée seule, s’assit sur son escabeau, les jambes brisées, le visage convulsé de terreur et de haine.


Que la police fût à sa recherche, elle n’en douta pas un instant. Et du moment qu’on la cherchait, sa capture n’était qu’une question d’heures.


– M’en aller d’ici? songea-t-elle. C’est ce qu’il y a de plus pressé. Mais elle… comment l’entraîner en plein jour? Si elle crie, je suis perdue. On me l’enlève.


Elle se trouvait alors au premier étage de la bicoque; étage qui donnait de plain-pied sur les jardins et devenait ainsi rez-de-chaussée; un escalier de bois permettait de descendre au niveau de la rue Saint-Vincent, c’est-à-dire à une sorte d’entrée sur laquelle s’ouvrait la salle basse où était enfermée Lise.


Tout à coup, La Veuve entendit que quelqu’un montait l’escalier. Elle eut un frémissement, et quelque chose comme une malédiction gronda sur ses lèvres.


– C’est la police! trop tard! Valentine m’échappe!


À ce moment, l’homme qui montait étant arrivé tout prés d’elle releva la tête, et La Veuve poussa un strident éclat de rire: ce n’était pas un agent… c’était le fils d’Hubert… le frère de Valentine!


– Nouvelle réunion de famille! songea La Veuve. Que va-t-il sortir de là?… Salut, monsieur le baron, ajouta-t-elle à haute voix.


– Salut, La Veuve! dit Gérard d’Anguerrand. Mais, pour vous mettre tout de suite à l’aise, je veux vous apprendre que j’ai un autre nom que celui que vous me donnez. Je m’appelle aussi Lilliers… Je m’appelle aussi Charlot…


– Asseyez-vous donc, monsieur le baron. Je vous attendais. Je ne sais pas comment vous m’avez dénichée ici, mais je vous attendais.


– Savez-vous ce qui s’est passé au Champ-Marie?


– Pas exactement, dit La Veuve, puisque, pendant que vous montiez, moi j’étais ficelée par Jean Nib…


– Par Jean Nib!…


– Et je me doute que, du moment où Jean Nib vous est tombé dessus, monsieur votre honorable père, un honnête homme… oui! un honnête homme, puisque aucun des crimes qu’il a commis n’est prévu et puni par le code…


«Qu’est-ce que je disais? reprit-elle. Oui, puisque Jean Nib est apparu au Champ-Marie, je me suis doutée que les choses avaient mal tourné pour vous. J’ai vu partir votre père…


– Mais vous disiez que Jean Nib vous avait attachée?


– Eh bien! je m’étais détachée, voilà tout. Jean Nib a sauvé M. le baron d’Anguerrand.


– Écoutez, La Veuve! dit Gérard. Peu m’importe, au fond ce que vous avez vu ou pas vu. Je viens simplement vous demander: «Qu’est devenu, Jean Nib, Qu’est devenu le baron d’Anguerrand?»


– Vous avez raison! dit rudement La Veuve. Avec un homme comme vous, il est stupide de ruser. Mais avant de répondre à votre question, je veux vous en poser une autre après l’affaire du Champ-Marie, je ne vous ai pas cherché, vous, puisque je vous croyais mort. Mais j’ai cherché madame votre digne et honorable épouse.


– Pourquoi? demanda froidement Gérard.


– J’avais une affaire avec vous. J’en avais une autre avec Mme la baronne, une autre que vous ne saviez pas, vous, que vous ne deviez pas savoir!


Cette affaire que vous ne saviez pas, continua-t-elle tout haut, je vais vous la dire. Pendant que je vous conduisais au Champ-Marie, la baronne, votre noble épouse, montait chez moi pour y voir quelqu’un… Stupidement, j’avais eu confiance dans la parole de cette honnête femme… Le quelqu’un qu’elle devait voir… quelques minutes seulement… rien que pour lui dire quelques mots…, c’était ma fille…


– Votre fille? interrogea Gérard étonné.


– Oui: ma fille! Pourquoi n’aurais-je pas une fille, moi aussi? Et pourquoi, ayant une fille, ne l’aimerais-je pas tout autant que M. le baron peut aimer la sienne?


– Je vous crois, La Veuve. Je vous crois capable d’amour, puisque vous êtes capable de haine…


La Veuve eut un regard étrange pour celui qui lui parlait ainsi. Elle frissonna, Un sanglot étouffé la secoua…


Puis, secouant la tête, elle reprit:


– Avez-vous confiance en votre femme?


– Oui, dit froidement Gérard.


Tant mieux, fit la Veuve avec un sourire sinistre. Cependant, dites-moi, elle n’existe que par vous. Si une raison quelconque vous séparait d’elle, que deviendrait-elle?


– Elle serait réduite à la misère, dit Gérard qui se demandait: «Est-ce qu’elle saurait ce qui s’est passé hier entre Adeline et moi?…»


– C’est cela! reprit La Veuve. Aujourd ’hui la baronne millionnaire, la grande dame de l’hôtel d’Anguerrand, demain rien du tout… la misère!… si vous vous séparez d’elle… si, par exemple, vous veniez à aimer une autre femme…


– Ce n’est pas probable! dit Gérard avec la même froideur.


– Ce que je vais vous dire… votre femme le savait… notez cela, monsieur le baron!… Elle le savait… et elle vous le cachait… comprenez-vous?


– Je comprends, fit Gérard avec une profonde attention. Mais qu’avez-vous à me dire?…


– Je veux vous parler… de cette jeune fille que… votre femme est venue voir chez moi…


– Votre fille? fit Gérard en tressaillant.


– Oui: ma fille! répondit La Veuve avec un horrible sourire.


– Voyons, La Veuve! Mon temps est précieux. Pouvez-vous, oui ou non, me donner le moindre indice sur Jean Nib?…


– Jean Nib? Il a échappé à Finot. Voilà tout ce que je sais. Vous connaissez Finot?


– Oui! dit Gérard.


– Eh bien! depuis un mois Finot est sur les dents. Finot renonce. Jean Nib n’est plus à Paris. C’est plus que sûr! Et vous pouvez m’en croire. Car j’ai au moins autant d’intérêt que vous à mettre la main sur lui.


Gérard gronda entre ses dents un juron de rage, puis, jetant à La Veuve un regard profond:


– Et… le baron d’Anguerrand? Oh! pour celui-là, vous devez savoir, La Veuve! Ou bien vous n’êtes pas la femme que je croyais!…


– J’ai perdu sa trace.


– Malédiction! gronda Gérard qui pâlit.


– Patience! fit La Veuve avec un ricanement. Cela peut se retrouver… Eh bien.?… Vous vous levez?…


– Adieu, La Veuve! Je n’ai plus affaire à vous! fit brusquement Gérard.


– Vous croyez cela? grogna La Veuve en le saisissant par le poignet. Vous vous trompez. Ou bien si vous n’avez plus affaire à moi, j’ai affaire à vous… Je vous ai dit que votre noble épouse, profitant d’un moment de stupidité… ils sont rares chez moi…, mais enfin, elle en a profité… elle a pu voir ma fille!…


– Que m’importe?… allons., adieu, La Veuve!…


– Attendez donc!… Je dis «ma fille…» C’est une façon de parler. J’aime tant cette jeune fille!… Et bien, croyez-vous que votre noble et bonne épouse me l’a enlevée?


– Enlevée? fit Gérard surpris. Et quel intérêt?…


– Attendez donc!… Elle me l’a enlevée sous prétexte aussi que cette enfant vous aime… vous aime d’amour!… Comme si une sœur pouvait aimer son frère d’amour!… Quelle folie!…


Gérard chancela. Un nuage passa devant ses yeux, puis il devint pâle comme la mort.


Il s’avança lentement sur La Veuve, hésita une longue minute, et puis d’une voix confuse, murmura:


– Qu’est-ce que cela veut dire? Dois-je croire qu’il s’agit de Lise?…


– Et de qui s’agirait-il donc?… à moins que vous n’ayez une autre sœur.


Gérard respira péniblement. Il se disait à lui-même: «Cet espoir est fou. Cette vieille est folle. Et moi-même ne suis-je pas fou? Ne sais-je pas que Lise est morte? Il se disait cela, mais l’espoir était le plus fort.


– Et vous dites? Répétez. Voyons que dites-vous?


– Je dis que votre femme, la baronne Adeline, est venue chez moi dans la nuit où je vous ai conduit au Champ-Marie, et qu’elle m’a enlevé Lise. Voilà ce que je dis. Cela vous étonne? Je vous avais assuré que Lise était morte, n’est-ce pas? Que Jean Nib avait épargné votre père, mais qu’il avait frappé la fille, n’est-ce pas? Eh bien! j’ai menti. J’avais mes raisons pour mentir.


Maintenant, j’ai mes raisons pour dire la vérité. Voilà.


– Écoutez, dit Gérard, tâchez de me parler clairement. Je vous assure que votre vie ne tient qu’à un fil. Si vous mentez, si vous vous jouez du misérable cœur qui bat encore dans cette poitrine, je vous jure que vous aurez plaisanté pour la dernière fois.


Gérard était effrayant à voir et à entendre. Mais La Veuve se redressa.


– Vous menacez de me tuer. Moi, je ne vous menace pas. Vous ne pouvez pas me tuer, vous. Si j’avais dû mourir par l’un de vous, il y a longtemps que je serais morte. Je vous dis que je ne dois pas mourir encore. Car, sans cela, auriez-vous rencontré Jean Nib? Jean Nib qui me connaissait! Est-ce à moi que Jean Nib fût venu dire vue votre père était vivant? Est-ce à moi que Jean Nib eût amené Lise? Et encore aujourd’hui, comment se fait-il que vous m’ayez trouvée et que vous soyez là? Si je devais mourir, vous ne seriez pas là…


Gérard eut un rugissement qui exprimait le tumulte effrayant de sa pensée. Pendant quelques minutes, il demeura immobile, tremblant, la sueur au front.


– Je vous pardonne, dit-il, de m’avoir affirmé que Lise était morte, tandis qu’elle est vivante!…


– Je vous l’affirme. Je conçois votre joie… le contraire ne serait pas naturel… Quel frère ne se réjouirait d’apprendre que sa sœur n’est pas morte?


Un nuage passa sur le front de Gérard, fugitif et rapide comme ces vapeurs qui se dissipent à peine formées.


– C’est bien cela, dit-il. Quoi de plus naturel? Un frère… une sœur… Et où est-elle?…


– Demandez-le à la baronne d’Anguerrand. Mais elle ne vous dira rien. Ou bien elle inventera une fable: que Lise s’est sauvée… qu’elle ne sait plus… que sais-je! Tenez, si vous voulez vous confier à moi, je me fais forte de retrouver la petite…


– Vous? haleta Gérard.


– Moi. Et pourquoi pas?


– Comment ferez-vous?


– C’est mon affaire, dit La Veuve avec un mystérieux sourire. Mais si vous voulez venir dans un mois jour pour jour au rendez-vous que je vais vous assigner…


– Écoutez! interrompit soudain Gérard.


– Quoi? fit La Veuve sans frémir, sans pâlir, mais en elle-même éclata une formidable malédiction, et en même temps, par un mouvement d’apparente maladresse, elle renversa une chaise.


– Écoutez donc! gronda Gérard. Cette voix qui appelle… oh! cette voix!…


– Vous êtes fou! dit La Veuve. Vous croyez donc toujours qu’on est à votre poursuite?… Tenez, passons dans les jardins… et au surplus, il vaut mieux vous en aller par là…


– Misérable sorcière! tais-toi, ou je t’étrangle! rugit Gérard. Cette voix! je te dis que c’est la sienne!…


– Georges!… Georges!… Est-ce donc toi!…


– Lise! Lise! hurla Gérard délirant. Où es-tu?…


Me voici!…


La Veuve jeta une clameur déchirante, comme si on lui arrachait le cœur. Elle se jeta devant l’escalier. Gérard la saisit par les deux épaules, la secoua un instant, et, d’une violente poussée, l’envoya rouler au fond de la chambre. En quelques bonds, il fut au pied de l’escalier, vit la porte de la salle basse…


– Fermée! rugit-il. Oh! je l’enfoncerai!… Lise!…


Je suis là!…


– Georges! répondit la voix faible de Lise.


– Attends! attends!


De nouveau il se rua dans l’escalier et se retrouva dans la pièce du haut à l’instant où La Veuve se relevait, le visage ensanglanté par une large balafre.


– La clef! râla Gérard en la saisissant à la gorge. La clef! ou tu es morte!…


La Veuve darda sur lui un regard mortel; puis, comprenant qu’elle était à la merci de cet homme et que rien ne pouvait pour le moment réparer l’irréparable événement qui venait de se produire, elle tira la clef de sa poche, et, sans un mot, la laissa tomber à ses pieds…


Quelques instants plus tard, Gérard était devant Lise. Il ouvrit ses bras. Et à ce moment, quelle que fût l’âme de cet homme qui vivait hors de toutes les lois, il ne put s’empêcher d’hésiter.


Au lieu des paroles de passion qui bouillonnaient dans sa pensée, d’une voix faible, il laissa tomber ces pauvres mots:


– Valentine… ma pauvre sœur…


Lise alla à lui une flamme de bonheur intense transfigurait son visage… Lentement, doucement, elle mit ses deux bras autour du cou de Gérard, elle appuya sa tête sur son épaule et murmura:


– Je ne m’appelle pas Valentine… je m’appelle Lise…ô Georges… tu n’es pas mon frère… tu es mon époux bien-aimé… je puis t’aimer sans honte!…


Gérard tressaillit d’épouvante. Sa première pensée fut que la raison de Lise, ébranlée, sombrait dans la folie.


– Eh bien! oui! balbutia-t-il en la serrant nerveusement dans ses bras. Mais ne songe à rien de tout cela en ce moment… viens… fuyons…


– Oui, oui, fuyons… Oh! Georges! Georges! je le savais bien que tu me reviendrais!… Ta lettre m’ordonnait d’avoir confiance… J’ai eu confiance, Georges… je t’attendais!…


Dans les circonstances les plus émouvantes, Gérard gardait son sang-froid et, pour ainsi dire d’instinct, agissait rapidement, sûrement, presque sans réflexion… Il écarta de son esprit toute pensée autre que la nécessité de fuir et de trouver un refuge immédiat.


Il entraîna Lise au dehors, elle, s’appuyant sur lui, et lui, marchant d’un pas calme et mesuré comme un de ces bons bourgeois qui, le matin, conduisent leur dame au haut de la Butte pour leur montrer le panorama enfumé de Paris.


La Veuve avait descendu l’escalier après avoir rapidement tamponné la blessure qu’elle portait au front. Elle atteignit la porte au moment où Gérard et Lise étaient déjà vers le milieu de la rue Saint-Vincent. Elle se mit en marche, les suivant de loin, sans prendre d’ailleurs aucune précaution pour ne pas être vue.


Elle voyait Gérard et Lise à une cinquantaine de pas devant elle, et elle ne voyait pas autre chose…


À ce moment, elle sentit une main très lourde se poser sur son épaule et elle entendit une voix rauque, éraillée, qui grondait.


– Alors, on reconnaît plus les aminches? V’là cinq minutes que j’suis derrière vous, La Veuve! Pas plan d’vous faire tourner les mirettes de mon côté… Pourtant, j’ai pas beaucoup besoin d’attirer l’attention sur mézigo…


La Veuve releva la tête et vit la colossale stature de Biribi. Alors, elle frémit. Alors, tout à coup, ses nerfs se détendirent. Alors sa pensée retrouva sa lucidité.


– De quoi! ricana Biribi. Qu’est-ce qui vous fiche à l’envers?…


– Biribi! songea La Veuve dans un rugissement de tout son être. Qu’est-ce que je disais donc que je suis maudite? Viens! Suis-moi!…


Elle saisit le colosse par un bras et l’entraîna avec elle.


– J’en ai à vous dégoiser, La Veuve! J’en ai!… commença Biribi.


– Tais-toi! Oh! si tu veux assurer ta fortune, tais-toi… Tais-toi et regarde!… Regarde ces deux… là…


qui tournent au coin de la rue… Regarde-les bien… Attention!… qu’ils ne nous voient pas!… pour Dieu! qu’ils ne nous voient pas!…


Gérard et Lise venaient de descendre une petite rue étroite et débouchaient sur le boulevard Rochechouart. Quelques secondes après eux, La Veuve et Biribi se trouvaient sur le boulevard.


– Tu vois l’homme qui marche devant nous? dit La Veuve.


– Oui, avec la môme au casque d’or…


– Eh bien! écoute, Biribi… Oh! les voilà qui prennent un taxi… Ils m’échappent… je suis perdue!…


– Ohé! fit Biribi en faisant signe à un chauffeur qui s’arrêta. Dis donc, l’camaro, tu vois le taxi qui file là-bas? C’est des aminches à nous. S’agit d’les rattraper sans les rattraper… – embarquez La Veuve… – Pourboire à la hauteur!


– Compris! fit le chauffeur en clignant de l’œil, tandis que Biribi, à son tour, sautait dans le taxi qui, de loin, se mit à suivre celui où Gérard et Lise avaient pris place.

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