Rose-de-Corail, on s’en souvient, avait été laissée en surveillance par Jean Nib près de La Veuve étendue sur le lit qui avait servi au baron d’Anguerrand. La Veuve était bâillonnée et Jean Nib lui avait attaché les mains derrière le dos. Elle était étendue sur le côté, le dos au mur, la face tournée vers Rose-de-Corail.
– Ah çà! La Veuve, dit Rose-de-Corail au bout de quelques minutes de silence, qu’est-ce que vous avez bien pu faire à Jean? Il ne vous a jamais voulu de mal, ni moi non plus… et de votre côté, plus d’une fois, vous nous avez aidés… Que s’est-il passé?… Tiens! que je suis bête, vous ne pouvez pas parler!… Au fait, dites donc, si je vous décadenasse la langue, vous n’allez pas vous mettre à hurler?…
Rose-de-Corail s’approcha de La Veuve pour la débâillonner.
– Merci, ma petite, dit La Veuve, j’étouffais. Pas de danger que je crie. À quoi ça me servirait-il? Ah je respire… et je vais pouvoir attendre tranquillement que Jean Nib vienne me détacher…
– Mais pourquoi vous a-t-il attachée? Que s’est-il passé?…
– Ce qui s’est passé? Il ne te l’a donc pas dit?
– Jean Nib ne me raconte pas ses affaires, dit paisiblement Rose-de-Corail.
– Je le reconnais bien là. C’est un grand enfant. Écoute, ma petite, je vais te dire, mais tu me promets bien de ne pas en souffler mot? C’est terrible, vois-tu…
– Allons, La Veuve, fit Rose-de-Corail impatiente, vous savez bien que je ne suis pas bavarde.
– C’est vrai, ma petite, c’est vrai. Eh bien! ce marquis de Perles, tu sais bien… le propriétaire de la villa que Jean Nib a dévalisée…
– Ah! il l’a dévalisée…
– Je le pense, puisque c’était fini quand il s’est laissé prendre… Aussi, on n’a jamais vu pareille imprudence… S’il m’avait écoutée, il n’aurait pas eu maille à partir avec les agents de la sûreté…
– Mais le marquis? Vous disiez…
– Oui. Eh bien! figure-toi que le marquis… tu connais bien la petite couturière qui demeure au-dessous de chez moi?
– Magali?
– C’est cela! Eh bien! voilà que Jean Nib, en arrivant dans la chambre à coucher du marquis, où se trouvait le magot, se met à regarder dans ses papiers… l’imbécile! Pendant ce temps-là, les agents, prévenus par ce mouchard de Biribi, entraient au salon…
– C’est bien cela! murmura Rose-de-Corail.
– Le voilà donc qui se met à fouiller les papiers, continua La Veuve en activant un mouvement imperceptible de ses mains derrière son dos. Et il trouve… quoi? Tu ne devinerais jamais!
– Parlez donc! fit Rose-de-Corail suspendue aux lèvres de La Veuve.
– La photographie de la petite couturière!…
– De Magali?…
– Oui! Ça t’en bouche un coin? Eh bien! c’est comme ça. Une photographie avec des mots écrits dessus… Attends donc que je me rappelle… des mots d’amour…
La manœuvre de La Veuve, était admirable. En effet, dès lors, la question pour Rose-de-Corail n’était plus de savoir pourquoi Jean Nib avait bâillonné et lié La Veuve, mais de connaître l’histoire d’amour qui s’ébauchait. Quant à la photographie, La Veuve disait la vérité: elle l’avait vue le jour même où Magali l’avait envoyée jadis.
– Je me souviens, continua-t-elle tout à coup, après un silence. Il y avait: À mon bien-aimé Robert, pour la vie. Le marquis que Jean Nib dévalisait, c’était l’amant de Magali!
– Mais vous disiez, La Veuve, que Jean Nib regardait ce portrait? En quoi ça pouvait-il l’intéresser?
– Dame, est-ce que je sais, moi? Paraît que ça l’intéressait tout de même! Allons, ma fille, voilà ta figure qui se bouleverse… Tu sais bien que Jean Nib n’adore que toi… J’en suis sûre…
– Bien sûr, bien sûr, fit Rose-de-Corail, dont les lèvres frémissaient. Et ce portrait, l’a-t-il gardé?
– Je ne crois pas, ma fille, je ne crois pas…
«Au fait, je n’en sais trop rien, car juste à ce moment…
– Eh bien?… à ce moment?…
– Ouf! ça y est! rugit tout à coup La Veuve, qui était parvenue à défaire le lien de ses poignets.
Au même instant, elle fut debout, et, repoussant Rose-de-Corail, stupéfaite, d’un violent coup dans la poitrine, elle se rua vers la porte. Rose-de-Corail jeta le cri qu’avait entendu Jean Nib. Quelques secondes plus tard, Jean Nib entrait précipitamment dans la pièce, et, devinant tout d’un regard, grondait un juron en s’élançant au dehors. Rapidement, il battit les environs mais La Veuve avait disparu.
* * * * *
– Qui appelle?… Que se passe-t-il?… Pourquoi suis-je ici?
Gérard d’Anguerrand venait d’ouvrir les yeux. Les soins de Marie Charmant l’avaient à demi ranimé et les cris qu’elle avait poussés avaient achevé de le réveiller. Il essaya de soulever sa tête qui retomba pesamment. Alors il sentit prés de l’épaule la brûlure des chairs déchirées. Quelques instants, il chercha dans sa tête à s’expliquer ce qui s’était passé. Brusquement, le souvenir lui revint, et avec le souvenir, la terreur: il se vit seul. Son père n’était plus là et la première pensée de Gérard fut:
– Il a été chercher la police… Je suis perdu!…
Cette pensée le galvanisa: Gérard blessé grièvement – mortellement peut-être – se leva. Ses nerfs se raidirent. Ses muscles se tendirent. Il y eut en lui une violence de volonté qui dompta la faiblesse du corps.
Ce fut d’un pas ferme qu’il se mit en marche, l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pareil au sanglier décousu qui cherche à éviter les chiens pour aller mourir à sa bauge. Gérard, sans inquiétude, eût été incapable de remuer un bras; il fût resté étendu à sa place, évanoui, et peut-être eût-il succombé. Gérard fouetté, cinglé, cravaché par la terreur de la police, retrouva de la vigueur dans ces réserves que la nature cache au fond de tous les êtres, et où il est impossible de faire la part des muscles et la part de cette force inconnue que l’on peut appeler le fluide vital… Gérard descendit l’escalier… Gérard, dehors, réfléchit, s’orienta et se mit en marche.