XLIX LES LOCATAIRES DE CHAMP-MARIE

Il faut nous transporter à la Morgue, dans cette nuit où l’agent Finot faillit s’emparer de Jean Nib et de Rose-de-Corail, à cet instant où Jean Nib, voyant s’entr’ouvrir la porte de la Morgue, pénétrait dans le hideux monument, sombre asile de la mort anonyme. Jean Nib ne se demanda pas comment cette porte s’était ouverte, quel macchabée se levant de sa funèbre couche de marbre, lui offrait un refuge. Il vivait une de ces minutes de vie exorbitée où l’imagination admet comme naturelles les visions du rêve. Il entra, voilà tout. Rose-de-Corail dans ses bras, le genou appuyé sur la porte, penché en avant, haletant, il écouta ce qui se passait au dehors. Il entendit le rapide colloque des policiers. Il entendit les ordres brefs de Finot. Il entendit que toute la bande se dispersait pour cerner Notre-Dame d’un coup de filet et aboutir au parvis. Puis, il n’y eut plus rien que le silence de la Morgue, où, seule., la mèche du falot accroché dans un angle jetait parfois une faible crépitation. Vingt longues minutes s’écoulèrent. Pendant ce laps de temps, Jean Nib demeura immobile et sans souffle, Rose-de-Corail dans ses bras. Elle ne bougeait pas. Seulement, elle avait fermé les yeux pour ne plus voir, ne plus comprendre, horrifiée jusqu’au fond de l’âme, ne vivant plus que par l’étreinte passionnée dont elle encerclait le cou de son homme. Enfin, Jean Nib la déposa sur le sol, poussa un rauque soupir:


– C’est fini… ils sont partis… n’aie plus peur…


– Je n’ai pas eu peur, mon Jean…


Alors, ils regardèrent autour d’eux, de ce long regard frissonnant qu’on a devant les spectacles d’horreur. Et Rose-de-Corail, serrée contre lui, leva son bras, tendit le doigt vers les deux dalles où l’homme égorgé, la femme noyée dormaient leur mystérieux sommeil.


– Maintenant, j’ai peur! fit-elle dans un souffle glacé.


– La Morgue! reprit Jean Nib dans un frémissement de tout son être.


Ses yeux se fixèrent sur les deux cadavres que désignait le doigt raide de Rose-de-Corail, et, d’un geste lent, de ce geste par lequel les vivants semblent flatter la mort dans le vague espoir d’être épargnés par elle, il mit bas sa casquette. Il y eut une minute d’effarement, de terreur, de respect, d’étonnement dans l’esprit de ces deux êtres enlacés qui, muets, palpitants, serrés comme pour se protéger l’un l’autre, contemplaient la mort dans son repaire le plus hideux, à l’heure funèbre où tout se tait au monde. D’étranges pensées les assaillirent. Des imaginations terribles passèrent devant eux comme une armée de fantômes, et l’angoisse secoua sur eux ses ailes cotonneuses et silencieuses comme les ailes des grands papillons de nuit…


Jean Nib se reconquit le premier, échappa à l’effrayante impression et murmura:


– La Morgue… Et après? C’est un hôtel dont la tenancière ne nous dénoncera pas… Ceux qui dorment là n’iront pas dire à Finot qu’ils nous ont vus…


– Allons-nous-en, Jean, je t’en prie, emmène-moi d’ici…


– Pas avant de savoir qui nous a ouvert la porte! dit Jean Nib.


– Le gardien aura oublié de fermer… Allons-nous-en, j’ai peur…


– On n’oublie pas de fermer la Morgue, dit Jean Nib. On peut oublier de fermer une prison, mais la Morgue, jamais… Et la porte n’était pas ouverte… On l’a ouverte… Qui l’a ouverte?


– Je tremble… J’ai peur, ô! Jean, plus que jamais je n’ai eu peur… Ô! Jean! si cet homme avec sa gorge ouverte allait se lever pour nous dire: c’est moi qui ai ouvert!.


Jean Nib la serra plus étroitement contre lui et secoua la tête.


– Tu blagues! gronda-t-il avec un rire nerveux. Les macchabées, s’ils savaient ouvrir les portes, commenceraient par ouvrir leurs tombes… Oh! oh!… tiens… regarde… là!…


Ses yeux, dans la nuit, à deux pas de lui, venaient de tomber sur quelque chose… une robe ramassée en tas… une femme tombée là, sur les dalles… Jean Nib vivement, examina le visage de la femme, et dit sourdement:


– Voilà celle qui nous a ouvert!…


– Morte, dis?… morte?…


– Non, par tous les tonnerres! Vivante! Oh! la pauvre gosse… Je comprends son histoire… on l’a crue morte, et elle s’est réveillée ici parmi les morts… c’est elle qui a tourné la clef sur la serrure… tourné la crémone… elle voulait fuir, c’est sûr…


– Mais maintenant!… morte?… dis?… morte de peur?…


– Vivante, te dis-je!… Attends que je voie sa frimousse… aide-moi à la soulever… là… on la voit…


– Oh!… grelotta Rose-de-Corail.


– Quoi?…


– La reconnais-tu?… La petite bouquetière!…


– C’est bien elle… oui, c’est elle… pauvre gosse?…


Un genou à terre, Jean Nib appuya la tête de Marie Charmant sur son autre genou.


Et pendant quelques instants, Edmond d’Anguerrand contempla, pensif et sombre, les traits délicats de Valentine d’Anguerrand…


– Faut la tirer de là! murmura Rose-de-Corail. Si elle se revoit ici quand elle va ouvrir les yeux, elle est capable d’en mourir.


– T’as raison, dit Jean Nib. Viens-nous-en…


Il souleva dans ses bras Marie Charmant toujours évanouie. Rose-de-Corail ouvrit la porte… Et ils sortirent…


– Remets la porte en place, dit Jean Nib.


Rose-de-Corail obéit et rajusta la lourde porte en tirant sur elle les deux battants. Jean Nib inspectait les abords. Tout était noir et silencieux. Aux environs, personne. Jean Nib descendit sur la berge et déposa Marie Charmant sur le sol. Rose-de-Corail trempa son mouchoir dans la Seine et se mit à humecter les tempes et les lèvres de la bouquetière. Au bout de dix minutes, Marie Charmant ouvrit les paupières… elle vit les hautes ombres des maisons, elle vit ces deux visages vivants, elle vit que tout, autour d’elle était vivant, et elle se mit à pleurer…


– Allons, ma belle, murmurait Rose-de-Corail, on est des aminches… pleure, pleure, va… ça fait du bien…


– Allons, la môme, disait Jean Nib, faut croire que nous devions nous revoir… Je t’ai déjà tirée un soir, près des fortifs, des sales pattes de la mouche, voilà que j’te tire à présent des pattes des macchabées…


– Oh! je vous reconnais! je vous reconnais! balbutia Marie Charmant. Emmenez-moi…, oh! loin d’ici.


Peu à peu, Marie Charmant revenait pleinement au sens de la vie. Non seulement elle fut bientôt en état de marcher, mais encore sa pensée reprit toute sa force et toute sa netteté. Brièvement, naïvement, elle raconta comment elle avait été détenue, comment elle s’était évanouie, et comment elle s’était réveillée dans la Morgue. Puis elle annonça son intention de retourner aussitôt rue Letort et d’y reprendre ses occupations habituelles. Mais Jean Nib secoua la tête.


– Je ne te laisserai pas faire cette bêtise, dit-il. D’après ce que tu viens de dire, la môme, c’est bien La Veuve qui t’aurait arquepincée dans une encoignure?


– Sûrement, c’est La Veuve… Mais je saurai me défendre contre elle, je n’ai pas froid aux yeux, ni la langue dans ma poche. Qu’elle y vienne!


– Je connais La Veuve jusqu’au tréfonds, dit Jean Nib. Pourquoi qu’elle t’en veut? J’en sais rien. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle t’en veut. Et alors, elle te tuera, ma pauvre petite. D’abord, tu nous dis que tu t’es évanouie. C’est pas naturel ça! On aurait reconnu qu’t’étais morte. Veux-tu que je te dise? Pour moi, La Veuve t’a fait avaler de la poison; seulement, voilà, elle t’en aura pas assez donné et tu y réchappes…


– Que faire?… où aller?… murmura la petite bouquetière.


– Écoute, la gosse. Moi aussi, j’ai un compte à régler avec La Veuve. Un rude compte. Ça ne traînera pas, j’espère. Et alors, tu seras libre d’aller et venir comme père et mère. Mais tant que j’aurai pas réglé son compte à La Veuve, tu peux m’en croire, terre-toi! Si tu sors, ne sors que la nuit, et en ouvrant l’œil. Si on frappe à ta porte, n’ouvre pas! Si une femme, avec un air de brave femme, veut te parler, trotte-toi, car elle sera envoyée par La Veuve! Méfie-toi de tout, et de tous, et même de ton ombre. Du moment que La Veuve a l’œil sur tout, pauvre petite, je ne donnerais pas deux sous de ta peau! Faudra que tu y passes…


«Tiens, viens-t’en avec nous. Tant que je serai libre, t’auras rien à craindre de La Veuve. Moi et Rose-de-Corail, vois-tu, nous somme sous le grappin de la rousse. Mais je m’en voudrais d’abandonner une belle fille comme toi. Viens avec nous. Là où nous serons, tu peux être sûre que La Veuve n’osera pas te relancer. On n’est pas riches… On partagera quoi!…


– Eh bien, oui! fit Marie Charmant, puisque vous voulez bien…


– Écoute, Rose-de-Corail, tu vas filer devant avec la gosse. Moi, je viendrai derrière à vingt pas…


– Je vois bien que je vais vous gêner, fit Marie en tremblant. Je ne sais pas qui vous êtes, et je vois que la police vous poursuit…


– Alors, t’as peur de moi? dit Jean Nib d’une voix sombre. C’est tout naturel. Qui je suis? Demande-le à Finot. Il te répondra: un malfaiteur public, un homme de rien, un être dangereux…


– Laissez-moi finir, interrompit doucement la bouquetière. Je voulais vous dire que, même sans vous connaître, même si vous êtes un malfaiteur, j’ai confiance en vous.


Au bout de deux heures de marche, ils atteignirent la masure du Champ-Marie, et la bouquetière ne put s’empêcher de frissonner en pénétrant dans la pièce où elle avait été prisonnière. C’est cette pièce-là qui devait lui servir de chambre. Jean Nib et Rose-de-Corail devaient s’installer au rez-de-chaussée, dans la pièce qui avait servi de prison au baron d’Anguerrand.


Le soir du deuxième jour, lorsque Marie Charmant fut montée se coucher dans sa chambre, Rose-de-Corail étala sur la table une vingtaine de sous, et, regardant fixement Jean Nib:


– Voilà toute notre fortune, dit-elle. Quoi qu’on va devenir, dis, mon Jean?


– C’est bon! fit brusquement Jean Nib. Demain, y aura de la braise, n’aie pas peur…


Rose-de-Corail ne dit plus rien. Elle s’assit. Jean Nib s’assit près d’elle. Elle lui prit les mains qu’elle serra nerveusement dans les siennes. Puis, se plaçant sur ses genoux, elle mit ses bras autour de son cou et sa tête sur son épaule. Brusquement, d’un souffle, elle éteignit la bougie qui brûlait sur la table. Jean Nib s’immobilisa.


– T’as entendu quelque chose? fit-il d’une voix non perceptible pour tout autre que Rose-de-Corail.


Ils étaient habitués à se parler ainsi, sans bruit, en ces minutes d’angoisse où l’instant qui suivait pouvait être celui de leur arrestation… de leur éternelle séparation.


– Non, fit Rose-de-Corail. Mais j’ai besoin de te parler, et la lumière me gêne…


– Parle… Qu’as-tu à me dire?…


– Tu le sais, Jean, murmura-t-elle en l’étreignant plus étroitement, toutes les misères possibles, je les supporterai, du moment que tu es près de moi. J’aimerais mieux mourir, Jean, plutôt que de chercher hors de toi une vie moins malheureuse.


– Écoute. De refiler la comète, de chercher de misérables coups, de vivre en grinche qui n’a pas le droit de mettre le nez dehors, ça me dégoûte. L’argent que je fais venir de cette façon me dégoûte. Et moi-même, quand je regarde en moi, je me dis: «Est-ce bien toi qui est grinche? Est-ce que tu n’avais pas d’autres idées? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux balayer les rues?» Oui, Rose-de-Corail, si je pouvais balayer les rues, j’aimerais encore mieux ça que ce que je fais. Si quelqu’un au monde me donnait le moyen de gagner une pièce de vingt sous qui ne me brûlerait pas les doigts!… Tu vois que tu me vantes et que tu me fais plus fort que je ne suis… Grinche pour grinche, il vaut mieux que je le sois une bonne fois. Je vais chercher… et je trouverai, n’aie pas peur!… En attendant, il nous faut quelques sous pour ne pas claquer du bec, et c’est à ça que je dois penser avant tout…


– Jean, prends bien garde!… Oh! j’ai envie de venir avec toi… Jean, laisse-moi venir avec toi!


– Allons donc, fit-il avec un haussement d’épaules. Prendre garde à quoi?… Il faut que tu restes, pour la gosse.


– Si tu allais ne plus revenir!… Si la rousse, Jean! si la rousse allait faire ce soir, par hasard, ce qu’elle n’a pu faire l’autre nuit!…


– La rousse ne peut se vanter de m’avoir agrippé qu’une seule fois, parce que j’ai fait la bêtise de me fier à La Veuve. Ça m’apprendra à agir seul… toujours seul… rien qu’avec toi… Allons, faut que je me mette en route… voici l’heure de l’affût.


– Quand reviendras-tu?… Vite, dis?… Reviens vite! Je ne vis pas quand je ne t’ai pas près de moi…


– Qui sait? Dans une heure, peut-être… ou peut-être demain matin. Veille bien sur la gosse là-haut…


Ils s’étreignirent longuement. Puis, Rose-de-Corail ayant rallumé la bougie, Jean Nib fit ses préparatifs. Il mit dans ses poches quelques outils perfectionnés, une pince, une lime, des clefs, et s’assura que son bon couteau était en place.


Il sortit, traversa rapidement les solitudes désertes de ce quartier alors non encore construit; et gagna les bouvards extérieurs. Il était calme. Pourtant, par moments, un tressaillement nerveux le secouait.


Il marchait lentement, l’œil au guet, pesant d’un regard les passants qu’il croisait.


Mais ce n’était pas l’heure de l’action. Il était trop tôt. Les concerts et les cabarets n’étaient pas fermés encore. Le boulevard de Rochechouart et le boulevard de Clichy étaient encore sillonnés de bandes… Jean Nib marcha jusqu’aux abords du cimetière Montmartre, puis revint sur ses pas.

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