XXXVIII LE BARON D’ANGUERRAND

Vers cette même heure, un taxi s’arrêtait devant un de ces modestes pavillons qu’on remarquait alors à l’extrémité de la rue Damrémont. Le lendemain de la scène du Champ-Marie, Hubert d’Anguerrand avait loué ce pavillon pour trois mois. Le pavillon était tout prés de la maison du Champ-Marie. Hubert éprouvait comme un vague besoin de ne pas s’écarter de ce quartier. Il lui semblait que là devait être le centre des opérations de son fils. Là, aux antipodes de la rue de Babylone, Gérard devait dépouiller l’homme du monde pour devenir l’escarpe…


Qu’était devenu Gérard, qu’il avait laissé grièvement blessé? Qu’était devenue cette jeune fille qui s’était offerte à le conduire auprès de Lise (c’est-à-dire auprès de sa fille)? Le baron n’en avait aucune idée…


Après une installation sommaire dans le pavillon, il s’était rendu à l’hôtel d’Anguerrand où, peut-être, il avait le moyen de s’introduire secrètement et d’habiter même sans être découvert. Là, pendant deux jours, il avait guetté… et on a vu ce qui était résulté de son apparition soudaine au moment où Adeline fouillait dans l’armoire aux poisons.


Du taxi que nous venons de signaler, descendirent Lise et le baron d’Anguerrand. Lorsqu’ils furent dans l’intérieur de la maison et qu’une lampe eut été allumée, le premier soin d’Hubert fut d’inspecter la blessure de Lise plus minutieusement qu’il n’avait pu le faire dans l’office de l’hôtel. La blessure n’offrait aucune gravité. Le baron la pansa soigneusement, et voulut alors conduire la jeune fille dans une chambre où il y avait un lit.


– Il faut que tu dormes, dit-il; toutes ces émotions, cette blessure qui n’est rien en elle-même, tout cela va te donner la fièvre. Si vraiment tu as des choses à me communiquer, il sera temps demain…


– Tout à l’heure vous m’avez promis de me raconter le passé.


Le baron tressaillit, pâlit, et murmura:


– Tu le veux? Tu veux que je parle à l’instant même?


– Je vous en supplie…


– Soit donc! dit le baron d’une voix sombre. Il faut donc, mon enfant, que je remonte à une époque ou tu n’étais pas née encore. Tout mon malheur, et le tien, ma fille, et celui de ton frère Edmond, viennent de ce que je n’ai pas su, à un moment de mon existence, être franc avec moi-même. Mon crime tient tout entier dans ces quelques mots: j’aimais une jeune fille; cette jeune fille était pauvre, sans naissance, et moi, j’étais trop orgueilleux pour lui donner ma fortune et mon nom… Et pourtant, je l’aimais!… Tout est venu de là.


Le baron, pensif, s’arrêta un moment dans sa promenade lente et inconsciente.


Puis il reprît:


– Oui, ce fut une triste histoire que celle des amours du baron Hubert d’Anguerrand et de Jeanne Mareil… Je te demande pardon, mon enfant, d’exprimer sans voiles les sentiments et les événements. Pour que tu puisses juger, il faut des paroles claires et précises…


– Je puis tout entendre et tout comprendre, dit Lise avec une fermeté qui l’étonna elle-même.


– Jeanne Mareil n’était pas belle seulement. Elle était intelligente. Elle avait reçu une instruction de beaucoup supérieure à celle des filles du canton. Élevée parmi les plus riches demoiselles d’Angers, elle avait acquis le charme des manières qu’on ne retrouve que dans l’aristocratie; elle était bonne musicienne; elle peignait l’aquarelle, non pas comme une élève de couvent, mais avec un sens profond des beautés de la nature; elle pouvait soutenir une conversation avec les plus nobles dames de la province; elle eût fait une maîtresse de maison accomplie. Et ses dons naturels, ces dons qu’aucune éducation ne peut donner, cette vive intelligence, cette fierté d’âme, cette instinctive noblesse des attitudes, tout, en elle, exhalait le parfum d’un charme que, depuis… je n’ai plus retrouvé… Il semble donc que Hubert d’Anguerrand, aimant une pareille femme, n’avait qu’à l’épouser. J’oublie de te dire que Jeanne Mareil aimait le baron. Oui, quoi qu’il soit arrivé, si profond que soit l’abîme aujourd’hui creusé entre Jeanne et Hubert, je jure qu’elle m’aimait!


Le baron ajouta en lui-même:


Qui sait si elle ne m’aime pas encore? Et moi!… qui sait si je ne l’aime pas toujours?… Quoi! malgré ce que j’ai vu?… Quoi! j’aimerais la tourmenteuse de ma fille?… Hubert d’Anguerrand, continua-t-il sourdement, n’avait qu’à demander Jeanne Mareil à elle-même et à sa mère. Il eût été accueilli avec joie. Et, dès lors, c’était une existence de bonheur qui s’ouvrait devant lui. Au lieu de ce bonheur, le meurtre, le crime, les douleurs, les angoisses, les remords, la vieillesse avant l’âge, voilà ce que j’ai trouvé!… Bien des pauvres créatures ont souffert: toi, ton frère Edmond, ce Gérard même, moins criminel que moi, peut-être. (Lise pâlit, se raidit et serra les mains avec force.) Tout cela parce que j’étais riche et que Jeanne était pauvre, parce que je portais un titre et que Jeanne était fille de paysans… Tu vois à quel point mon crime fut sordide et vil… Mon crime, le voici au lieu de faire de Jeanne, ma femme, je voulus en faire ma maîtresse. Mon orgueil d’argent, mon orgueil de race, car je croyais alors qu’il y a des races différentes, tout ce qu’il y avait en moi d’orgueil insensé se révolta à la pensée des ricanements de l’aristocratie angevine conviée aux noces du millionnaire baron avec la pauvre fille d’une fermière… J’eus le courage d’exposer ces idées à Jeanne. Repoussé, j’usai de violence. Jeanne devint l’hôtesse du château, ou plutôt sa prisonnière. Sa force de résistance, digne d’admiration, car bien peu de femmes eussent montré une pareille vaillance, la défense farouche et enfin de compte victorieuse qu’elle m’opposa ne m’inspirèrent que des pensées de lâcheté. Lorsque Jeanne sortit du château, aussi pure qu’elle y était entrée, j’avais ruiné sa mère, et quant à la malheureuse enfant, je l’avais perdue de réputation… La mère de Jeanne mourut de chagrin; ce fut ma première victime…


Lise, toute pâle, les mains jointes nerveusement serrées, écoutait ce récit avec une sorte d’angoisse.


– La deuxième victime! continua Hubert avec un rauque soupir. Hubert la dédaigna, vécut à peine avec elle, et tandis qu’elle passait les plus belles années de sa jeunesse au fond du château de Segré, lui cherchait à s’étourdir à Paris… car il aimait toujours Jeanne Mareil. De temps à autre, aux grandes fêtes, Hubert faisait une courte apparition au château, puis ses visites s’espacèrent de plus en plus… De ce mariage, pourtant, naquirent trois enfants Gérard d’abord (Lise frissonna), Gérard que son père emmena à Paris dès qu’il eut six ans; dans l’espoir de se raccrocher au moins à une affection paternelle; puis, Edmond, puis enfin, toi, ma Valentine… Des années s’écoulèrent. Hubert d’Anguerrand, s’il n’avait pas oublié Jeanne Mareil, avait du moins à peu prés oublié qu’il avait perdu cette malheureuse. En tout cas, il se croyait oublié d’elle. Il ne venait presque plus au château. Ses domaines étaient gérés, sous la surveillance de la baronne Clotilde, par un gentilhomme ruiné qui s’appelait Louis de Damart…


«C’était un vieux camarade de collège. Nous nous connaissions depuis l’adolescence. Je ne te dirai pas grand’chose de cet homme, sinon qu’il était veuf et qu’il avait une fille… une fille que tu connais… une fille qui s’appelle maintenant Adeline d’Anguerrand…


Lise n’eut pas un geste, mais un imperceptible frisson la secoua.


– Veuf et ruiné, le comte de Damart vivait de mes libéralités; peu à peu, il devint une sorte d’intendant général de mes propriétés et je m’applaudissais de ce que ce fidèle ami s’occupât de soins auxquels je ne voulais pas m’arrêter. Il s’était établi prés du château, et je savais qu’il tenait compagnie à la baronne Clotilde; mais j’avais en lui une confiance illimitée; et quant à la baronne, si je ne l’aimais pas, il m’était impossible de la soupçonner. Ta mère, mon enfant, était une de ces douces et inébranlables vertus qu’on trouve encore au fond des provinces…


En parlant ainsi, Hubert d’Anguerrand jeta un furtif regard sur Lise. Mais la jeune fille ne semblait accorder à ces détails qui concernaient sa mère qu’un intérêt transitoire. Il continua:


– Le comte de Damart était devenu l’amant de Jeanne Mareil…


Cette fois, Lise tressaillit. Et l’intérêt passionné qui s’éveillait dans ses yeux à certains moments de ce récit reparut sur sa physionomie.


– Jeanne Mareil, qui n’avait pas voulu du baron d’Anguerrand, accepta l’amour de Louis de Damart.


– Je comprends, dit Lise d’une voix qui fit pâlir le baron; elle voulait se venger de vous. Poussée par vous à la honte, elle acceptait la honte. Perdue de réputation, comme vous le disiez, elle fit bon marché de sa réputation. Est-ce bien cela?


– Cela est affreux, murmura Hubert. Ma fille me parle comme me parlait Jeanne Mareil!… C’est bien cela, reprit-il tout haut. Je te félicite, ma fille, de si bien comprendre à quel point Jeanne Mareil était victime et à quel point ton père était misérable…


Sous l’amertume de ces paroles, Lise ne broncha pas. Le baron eut un large soupir et continua:


– Comme je l’appris plus tard, de l’union du comte de Damart avec Jeanne Mareil étaient nés des enfants, ou tout au moins un enfant… une fille, je crois, je ne sais ce qu’elle est devenue.


– Comment s’appelait cette fille? demanda vivement Lise.


– Je l’ignore, répondit le baron avec un mystérieux étonnement devant cet intérêt que Lise prenait aux enfants ou à l’enfant de Jeanne Mareil.


– Il n’importe, reprit Lise. De ce que vous dites, il est tout de même certain que la fille de Jeanne Mareil est née sinon de la même mère, du moins du même père que Mme la baronne Adeline d’Anguerrand. C’est bien cela, n’est-ce pas, monsieur?


– C’est cela fit le baron en frissonnant au son de cette voix étrange qu’avait Lise.


– En sorte, continua Lise, que si cette fille de Jeanne Mareil vit encore et qu’elle se rencontre jamais avec la baronne Adeline, elle devra lui dire: «Aimons-nous bien, appuyons-nous l’une sur l’autre dans la vie, car nous sommes sœurs!…» C’est bien cela, n’est-ce pas monsieur?


– C’est cela! répéta sourdement le baron. Mais ce que tu dis ne peut pas arriver, Valentine!


– Et pourquoi?… Tout arrive…


– Tu oublies, mon enfant, qu’il y a trois heures à peine, j’ai enfermé cette femme perverse, vraiment maudite, et que je l’ai condamnée…


– C’est vrai! j’oubliais cela! dit Lise avec un accent qui pouvait être celui de la folie. Elle a voulu me tuer, n’est-ce pas?…


– Au moment où je lui faisais grâce de la vie, après l’avoir surprise préparant le poison qu’elle te destinait, elle a essayé de te poignarder…


Lise se mit à rire… La terreur s’empara du baron. Il s’agenouilla devant elle, prit ses mains glacées et murmura:


– Mon enfant, ma Valentine chérie, tu as la fièvre; cette affreuse histoire, qui est celle de ton père, te fait un mal horrible… ta blessure te fait souffrir… dis-moi… confie-moi tes pensées…


Elle le regardait de ses yeux fixes où roulaient des larmes désespérées.


– Je t’en supplie, prends un peu de repos. Je te jure que demain tu sauras tout!


– Maintenant!… murmura Lise. Oh tout de suite! Il le faut ajouta-t-elle avec une exaltation croissante. Ma blessure n’est rien. Je n’ai pas la fièvre. Je veux savoir!…


– Tu l’exiges?…


Elle fit oui de la tête.


– Je n’ai pas le droit de te refuser cela, à toi! fit sourdement le baron, qui se releva et reprit sa morne promenade. Il faut donc que j’en vienne maintenant au récit de mon véritable crime… Le crime que j’ai commis envers toi et ton frère Edmond… Un soir de décembre, Hubert d’Anguerrand débarqua à Segré pour passer les fêtes de Noël au château. Il avait laissé son fils Gérard à Paris, son intention étant d’y ramener sa femme, et Edmond et toi-même, au moins pour quelque temps; car on s’étonnait à Paris de la longue absence de la baronne Clotilde, ta mère. À Segré, Hubert, selon son habitude, monta à cheval et prit, seul, le chemin du château. Il avait dédaigné d’annoncer son arrivée. À une lieue du château, ou environ, une femme se dressa devant lui sur la route et arrêta son cheval par la bride. Aux premiers mots qu’elle prononça, Hubert reconnut Jeanne Mareil et mit pied à terre. Je te dis tout, mon enfant, je n’omets aucun détail de la nuit terrible, afin que tu puisses me juger impartialement et faire la part de chacun, dans le crime dont ton frère Edmond et toi avez porté le poids… Hubert d’Anguerrand eut une minute d’espoir, car il aimait encore Jeanne Mareil; tu vois que je ne cache rien de ma honte… Cet espoir s’écroula bientôt, et il reconnut que Jeanne Mareil venait à lui, le cœur ulcéré de vengeance. Elle commença par avouer, ou plutôt par proclamer que Louis de Damart, l’ami intime, était son amant à elle! Puis, quand elle vit que la haine s’allumait dans le cœur d’Hubert, elle ajouta que ce même comte de Damart était l’amant de la baronne Clotilde, et que les deux derniers enfants d’Hubert, c’est-à-dire Edmond et toi, étaient des enfants de cet homme. Elle accumula les preuves verbales. Et lorsque Hubert s’élança, il était fou de rage…


– Et Jeanne? dit Lise haletante; Jeanne Mareil?…


– Attends, répondit le baron avec ce même étonnement qu’il avait déjà plusieurs fois éprouvé. Hubert d’Anguerrand, lorsqu’il fut près du château, mit pied à terre, et, laissant là son cheval, pénétra chez lui en escaladant un mur. Il entra dans le château par une porte dérobée et monta les escaliers qui conduisaient à l’appartement de sa femme. En chemin, il rencontra un serviteur, et comme cet homme allait pousser une exclamation de joie, Hubert lui mit son revolver sur la poitrine. L’homme se tut, épouvanté. Hubert entra dans le salon particulier de la baronne et n’y vit personne. Il passa dans la chambre à coucher. Personne encore. Il pénétra alors dans le boudoir, et vit la baronne Clotilde assise prés de la cheminée, causant familièrement avec le comte de Damart. Ils lui tournaient le dos. Il avait ouvert la porte très doucement. Il était près de dix heures du soir. Le comte de Damart lisait un papier, et ta mère semblait approuver de la tête. Hubert écouta. Il entendit ou crut entendre ce que lisait Damart. C’était une page d’amour. C’étaient des déclarations passionnées. Hubert fit rapidement trois pas il visa et fit feu. Ta mère jeta une clameur d’épouvante, se leva toute droite et retomba sur le parquet, comme foudroyée. Cependant, ce n’était pas elle que la balle avait atteinte: Hubert vit le comte de Damart se lever péniblement et s’avancer en trébuchant. Il dit:


– Vous m’avez tué, Hubert!…»


«Au même instant, il s’abattit sur ses genoux, puis demeura étendu, serrant dans sa main crispée le papier qu’il lisait quelques secondes auparavant, comme pour le cacher dans un dernier effort de l’instinct.


«- Misérable! dit Hubert. Toi d’abord! Puis ta complice! Puis les deux bâtards!…»


«Je ne me souviens plus si je prononçai réellement ces paroles; mais je les entendis rugir sinon sur mes lèvres, du moins dans ma pensée. Tout était rouge autour de moi et dans moi. Dans cette effroyable seconde, j’eusse voulu tuer tout ce qu’il y avait de vivant dans le château, mettre le feu au château lui-même et m’ensevelir sous ses décombres… Lorsque Louis de Damart fut tombé à mes pieds, je le crus mort, et je sortis, hagard, fou furieux; je sortis, Valentine, ô ma fille adorée!… je sortis pour courir à la chambre où tu dormais avec ton frère Edmond… je sortis pour vous tuer tous les deux!… Dans ma course insensée, je vis des visages effarés, des yeux d’épouvante, des bouches grandes ouvertes, mais je n’entendis pas les domestiques qui criaient, couraient, se heurtaient; je n’entendais rien, le crime était en moi… J’eusse tué tout, te dis-je!…»


Le baron d’Anguerrand s’arrêta, comme si ces terribles souvenirs qu’il évoquait l’eussent écrasé. Lise le considérait avec une espèce d’effroi, tout crispé, sa haute stature ramassée, pareil à ce qu’il avait dû être dans la nuit tragique.


– Je te fais horreur, n’est-ce pas? reprit-il avec effort. Et pourtant tout cela n’est rien. Tout cela trouve sinon son excuse, du moins son explication dans l’état de folie furieuse où je me trouvais. Mais voici le crime… le vrai crime! Car, à supposer que Jeanne Mareil n’eût pas menti en exerçant cette affreuse vengeance, à supposer que ta mère, la baronne Clotilde, fût coupable, vous étiez innocents, tous deux, pauvres anges qui dormiez votre sommeil si pur dans vos petits lits… Tu avais trois ans, ma Valentine… Je levai…, oui, je levai mon poing comme pour écraser ta pauvre petite tête! À ce moment, Valentine, je sentis qu’on me touchait, je me retournai avec un hurlement comme les damnés peuvent en avoir, et je vis ton frère, ton frère Edmond qui était réveillé, qui essayait de se cramponner à moi, le pauvre petit, et qui joignait ses mains en disant: «Oh! père, vous voulez faire du mal à ma petite sœur!…» Je demeurai immobile… Ne crois pas qu’il y eut une détente en moi, non! pas de détente, pas de pitié, seulement, j’eus peur, Valentine!… Si tu es vivante, si ton frère Edmond ne mourut pas cette nuit-là, c’est par ma lâcheté que vous fûtes sauvés… Donc, je ne frappai pas mais, furieusement, je me mis à habiller ton frère, puis toi. Tu t’étais réveillée, tu pleurais, tu essayais de m’embrasser, et moi, je te repoussais.


«Lorsque le petit Edmond et la petite Valentine furent habillés, le baron les prit dans ses bras, et entra dans son cabinet. Il ferma la porte et déposa les enfants sur un canapé. À coups de poing, il défonça un secrétaire. Il avait pourtant sur lui la clef de ce secrétaire. Lorsque le meuble fut ouvert, il y prit une liasse de billets de banque, cinquante mille francs, peut-être, il ne compta pas. Au loin, il entendait des cris, des allées et venues. Alors il rouvrit la porte et appela. L’homme qu’il appelait se nommait Barrot. C’était un serviteur de confiance qui, pendant les absences du baron, remplissait les fonctions de garde. Hubert grondait en lui-même: «Barrot, c’est l’homme qu’il me faut!…» Et, en effet, cet homme était dur, sans scrupules… il n’avait ni femme, ni enfants et n’était pas du pays. Au bout de quelques minutes, Barrot se présenta en disant: «Ah! monsieur le baron, quel malheur! quel malheur!… – Il ne s’agit pas de cela, lui dis-je, ou quelque chose d’approchant: suis-moi!…» Je pris Edmond dans mes bras. Je fis signe à Barrot de te prendre. Vous pleuriez. Je descendis par un escalier que je savais désert. Barrot me suivait… Bientôt nous fûmes dans le parc… Alors, je marchai à grands pas, je marchai furieusement sans m’inquiéter des branches qui me fouettaient, étouffant d’une main les cris d’Edmond… C’était horrible!… et aujourd’hui comme alors, c’est horrible, Valentine!…


«Hubert d’Anguerrand parvint à la limite du parc, à une petite porte qui donnait sur les champs. Barrot avait la clef de cette porte. Sur l’ordre du baron, il l’ouvrit. Alors, Hubert déposa à terre le petit Edmond, et fit signe à Barrot d’en faire autant pour toi. Barrot attendait, effaré… «- Tu vois ces deux enfants, Barrot? – Je les vois, monsieur le baron!… – Eh bien, ce sont deux bâtards!» Edmond et Valentine ne pleuraient plus. Ils vivaient une minute d’épouvante. Ils se serraient l’un contre l’autre. Eux aussi, ils attendaient, les pauvres petits!… Le baron sortit de sa poche la liasse de billets de banque et la tendit à Barrot. Et il lui dit: «- Barrot, veux-tu te charger de ces deux enfants? Je sens que s’ils restent ici, je les tuerai. Je n’ose pas les tuer, tu comprends? – Je comprends, monsieur le baron. – Alors, tu t’en charges? – Je m’en charge, monsieur le baron! – Il y a dans ce paquet une fortune. Elle est à toi, Barrot! – Merci, monsieur le baron! – Écoute, maintenant. Si jamais tu reparais par ici, ou si l’un des deux bâtards reparaît, je te tue, comprends-tu bien? – Je comprends, très bien, monsieur le baron – Alors, prends les deux bâtards, et va t’en! Adieu, monsieur le baron!…» Voilà l’entretien qui eut lieu. Je vivrais des siècles que j’entendrais toujours la voix de Barrot me disant – Adieu, monsieur le baron!…» Barrot te saisit dans ses bras pour t’emporter… Et il saisit Edmond par la main. Moi, je rentrai dans le parc et je fermai la porte… J’étais débarrassé des deux bâtards! Alors, une chose terrible se produisit… Ces petits ne voulaient pas se laisser emmener! Ils résistaient! Ils appelaient leur mère!… Et je ne bougeai pas, Valentine! Je ne me ruai pas pour les reprendre! Il n’y eut pas de pitié en moi! Il n’y eut qu’un soulagement, te dis-je! Enfin, je ne les entendis plus!…


«Lorsque Barrot eut disparu dans la nuit, je me dis: Je n’ai plus d’enfants! Si! j’ai encore Gérard!… Ah! mais Gérard est mien, celui-là!… Je me dis cela, et j’ajoutai: Maintenant que j’ai tué l’amant, maintenant que je suis débarrassé des bâtards, c’est le tour de la femme adultère… Et alors, je pris ma course vers le château. Il est sûr qu’une heure ne s’était pas écoulée en tout depuis le moment où j’avais tué le comte de Damart. Je pris ma course, donc, pour tuer encore… tuer ta mère… Lorsque j’arrivai au château, je vis des gens rassemblés dans le vestibule. Je devais avoir un visage effrayant, car je vis ces gens, après avoir fait un mouvement pour me barrer le chemin, s’écarter, blêmes et tremblants… et tout à coup, sans savoir par où j’étais passé, je me retrouvai dans le boudoir. Je vis le corps du comte de Damart qu’on avait placé sur un canapé. J’allais m’élancer dans la chambre à coucher, lorsqu’il me sembla que le comte faisait un mouvement. Je courus à lui pour l’achever. Alors je m’aperçus qu’il y avait quelqu’un prés de lui. Ce quelqu’un était un médecin. Je l’entendis qui disait: «Il revient…» Et alors, je me penchai sur le blessé, et je vis qu’il tenait encore dans sa main crispée le papier… le papier d’amour qu’il lisait et que ta mère approuvait d’un signe de tête. Dans ce moment le comte de Damart ouvrit les yeux, et me regarda sans colère; et il répéta: «Vous m’avez tué. Hubert…» Je voulais parler, crier, le frapper, le piétiner, et je demeurais comme frappé de vertige, la folie au fond du cerveau, sans pouvoir faire un geste ni prononcer un mot. Louis de Damart parla encore, et voici ce qu’il me dit: «Hubert, vous m’avez recueilli, pauvre, vous m’avez fait une existence heureuse, je vous pardonne vos injustes soupçons…» Alors, ma langue se délia. Je me penchai davantage sur lui, et je lui dis: «Misérable ce papier…» il sourit, sa main s’ouvrit, je saisis avidement le papier et le parcourus: c’était le compte général de fin d’année établissant les chiffres de sa gérance.


«Le papier me tomba des mains. Je n’étais pas convaincu. Mais déjà se faisait jour en moi cette idée sinistre, effroyable, que Jeanne Mareil avait menti, peut-être… Péniblement, le blessé parvint à se soulever et saisit ma main. «- Avoue, balbutiai-je. Avoue! Dis-moi la vérité, et je te jure de pardonner à ta complice.» Il me regarda d’un regard si clair qu’il me semblait lire au fond de son âme, et il me dit «Écoutez, Hubert. Vous savez que, comme vous, je crois en Dieu, je crois en la vie future, je crois en l’immortalité de l’âme et en l’éternité des peines réservées au chrétien qui a parjuré le nom du Seigneur… Vous le savez? Je le sais, dis-je. – Alors, écoutez: puisse mon âme, qui va entrer dans les mondes inconnus, errer à jamais dans les sombres régions de deuils et de désespoirs, si je mens! Dans quelques minutes, Hubert, j’aurai à répondre à un juge autrement redoutable que vous. Sur ce juge qui nous voit et nous entend, sur le salut de mon âme, sur Dieu, je jure que je suis innocent, et que cette pauvre femme qui porte votre nom est innocente. Je jure que jamais un mot, un regard, une pensée n’ont de moi à elle témoigné d’autre sentiment que le respect et la vénération. Je jure que la pauvre baronne vous aime et n’a jamais aimé que vous. Hubert, je meurs par vous. Si vous…» Il voulut ajouter quelques mots. Mais, à ce moment, sa parole devint confuse, il retomba sur le canapé; bientôt une mousse sanglante rougit ses lèvres; il me jeta un dernier regard et expira…


Un sanglot souleva le sein de Lise.


– Alors, poursuivit le baron d’Anguerrand, l’horreur s’empara de moi. Je reculai, je m’écartai du cadavre. En me retournant, je me vis dans une glace; je vis un être livide, aux yeux égarés… C’était moi. Et pourtant… oui, malgré le serment du comte de Damart, j’avais encore des doutes!… Je pénétrai dans la chambre à coucher de ta mère. Elle était étendue sur son lit, et ses femmes lui donnaient des soins. Je les écartai. Je vis ta mère qui râlait. Depuis longtemps, elle était minée par une maladie de cœur. Je vis qu’elle agonisait: cette effroyable scène avait brisé les derniers liens qui la rattachaient à la vie. Je vis cela, Valentine! Et je ne songeai qu’à interroger ta mère mourante.


«Oui, même dans ce moment, ce qui parlait le plus haut en moi, c’était l’orgueil! Je parlai donc. Elle eut la force de me répondre. Toutes les preuves que m’avait fournies Jeanne Mareil, je les exposai l’une après l’autre. Et l’une après l’autre, d’un mot, elle les anéantissait. Quand ce fut fini, quand j’eus acquis la certitude de l’innocence de ta mère, je jugeai que j’étais le plus misérable des hommes. Je cherchais en moi une parole, une seule parole pour exprimer l’horreur que je m’inspirais à moi-même, et je ne trouvais rien. Et comme j’étais là, devant ce lit, incapable d’un geste, je vis que ta mère faisait signe à une femme de chambre de s’approcher… Elle semblait avoir oublié ma présence, et, lorsque j’y songe, cette sorte d’indifférence qui paraissait alors dans l’attitude de ta mère est une des choses les plus atroces de cette nuit. Lorsque la femme eut obéi, ta mère, d’une voix bien faible, mais qui m’ébranla comme un coup de tonnerre, prononça: «- Mes enfants!… – Nos enfants! hurlai-je. – Oui! je veux les voir avant de mourir. Je veux mes enfants!…» Alors, il me sembla que j’entendais des clameurs insensées… et c’était moi qui me ruais en criant: «Mes enfants! Edmond! Valentine!… Courez!… le parc!… Barrot!…» Il me sembla tout à coup que l’escalier ou je m’étais jeté s’effondrait, que les marches manquaient sous mes pas, puis je ne vis ni n’entendis plus rien…


– Pauvre femme! répéta Lise, de sa voix de douceur et de pitié.


Le baron tressaillit violemment. Il songeait:


– Pourquoi ne dit-elle pas: pauvre mère? Pourquoi m’appelle-t-elle monsieur?…


«Tu veux que je continue? ajouta-t-il tout haut.


– Plus que jamais! dit-elle avec fermeté.


– Je n’ai plus maintenant que peu de chose à t’apprendre… hasarda-t-il timidement.


– Vous croyez? dit Lise, non pas avec ironie, mais avec une sombre énergie qui fit frissonner le baron, Détrompez-vous, monsieur… J’aurai tout à l’heure quelques renseignements à vous demander.


– Des renseignements? balbutia le baron.


– Auxquels je vous supplie de répondre. Mais achevez d’abord… Vous voyez que je vous ai écouté avec tout le calme possible.


– Eh bien! puisque tu le veux, lorsque je revins à moi, je vis que je me trouvais dans une chambre du château. Le jour venait. Je voulus m’élancer pour courir sur les traces de Barrot… J’étais enfermé! Je criai, je frappai, je pleurai, je menaçai, et lorsqu’on ouvrit enfin, ce fut un juge d’instruction qui se présenta à moi. Je le connaissais. Il était venu à mes chasses. Il avait été commensal du château. Il me parla, non comme un juge, mais comme un ami. Je pleurai longtemps. Je lui dis tout, mais je ne parlai pas de Jeanne Mareil…


Pour la première fois, Lise leva sur le baron d’Anguerrand un regard attendri…


– Tu m’approuves, n’est-ce pas? fit le baron avec une sorte de joie. Cette femme s’était cruellement vengée, mais enfin je fis bien, à ton avis, de ne pas la dénoncer comme la cause première du malheur?…


– Oui! fit Lise faiblement.


– Ma fille… ma Valentine chérie… tu ne me hais donc pas trop?… Je ne te fais donc pas horreur?


– Continuez, monsieur, je vous en supplie…


– J’omis aussi, poursuivit le baron avec un soupir, de parler de toi et d’Edmond… Je passai sous silence mon vrai crime… le crime que j’expie depuis quinze ans! Car si j’avais avoué ce crime-là, si j’avais raconté que j’avais livré mes enfants, je sentais bien que je n’avais plus rien à espérer de la pitié des hommes, moi qui n’avais plus rien à espérer de la clémence de Dieu… Enfin, tout le drame fut circonscrit au coup de revolver que j’avais tiré sur Louis de Damart. Je fus laissé en liberté provisoire. Et, pour terminer sur ce sujet, je te dirai que, quatre mois plus tard, il y eut en ma faveur une ordonnance de non-lieu prononcée par le juge d’instruction, sinon par ma conscience. Je portais un des noms les plus respectés de la province. J’étais immensément riche. Le scandale qui m’eût frappé eût atteint toute la haute société angevine. De tous côtés, on s’entremit donc pour étouffer le scandale. D’autre part, le mort était pauvre, sans relations, sans appuis, sans liens dans notre société…


– Il avait une fille, pourtant!… Adeline ne fit donc entendre aucune protestation?…


– Ne parlons pas de cette femme! fit sourdement le baron.


– Cette femme, pourtant, dit Lise avec une sorte d’exaltation, vous l’avez enfermée.


«Après avoir tué le père, oseriez-vous donc aussi tuer la fille?


– Tu ne sais pas quels crimes a commis cette femme… et quels genres de crimes gronda le baron frémissant. Tu ne sais pas de quoi elle est capable Elle allait t’empoisonner, sais-tu bien!…


Lise était devenue blanche comme une morte.


– M’empoisonner murmura-t-elle au fond d’elle-même. Parce que je suis sa rivale! Parce qu’elle aime celui que j’aime!… Ô ma sœur!…


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Son sein se souleva. Elle sentit que les larmes allaient déborder de ses yeux.


Elle se raidit!…


– Monsieur, dit-elle, il faut délivrer Adeline.


– Adeline! murmura le baron avec une stupeur immense. Tu l’appelles Adeline comme si tu la connaissais! comme si tu étais son amie!… Tu prononces ce nom maudit non pas seulement avec la pitié qu’on accorde aux condamnés, mais on dirait… Dieu me pardonne si je blasphème!… avec de l’affection!… Et moi! moi, ton père, tu m’appelles monsieur!…


Lise leva sur lui ses yeux de lumière douce et vibrante, ses yeux où étincelait la plus pure franchise.


– Si vraiment, dit-elle avec une ardeur concentrée, vous avez horreur du mal que vous avez fait, si vraiment il y a en vous la moindre pitié pour Louis de Damart tombé sous vos coups, quoi que vous ait fait sa fille, quoi qu’elle m’ait fait à moi-même, vous délivrerez Adeline…


Le baron porta ses mains à son front.


Il se sentait emporté par il ne savait quel affolant vertige d’étonnement et de terreur.


Cette pensée horrible lui vint que sa fille perdait la raison…


– Tu le veux? balbutia-t-il. Eh bien, soit! Quelque mal qu’il en puisse résulter, je rendrai la liberté à cette femme!… Puissé-je être la seule victime de la tigresse enragée que tu m’ordonnes de démuseler!…


Lise fit de la tête un signe de remerciement.


Puis elle reprit:


– Tout à l’heure, nous irons ensemble. J’aurai quelques mots à dire à Adeline…


«Maintenant, monsieur, continuez votre confession, je vous en prie…


– Ma confession! gronda le baron. Tu as dit le mot. Rude confession, ma fille! Je ne voudrais pas, sur le salut de mon âme, revivre l’heure que je viens de vivre… Pourtant, je continue. Où en étais-je, ma fille?… Je fus, t’ai-je dit, laissé en liberté provisoire, – qui, plus tard, se transforma en liberté définitive… Lorsque ma conférence avec le juge d’instruction fut terminée, je me rendis auprès de ta mère. Je la trouvai debout, habillée comme pour sortir. Par un miracle de l’amour maternel, la malheureuse Clotilde, que j’avais laissée mourante, avait trouvé la force de se lever et de se faire habiller elle voulait courir à la recherche de ses enfants!… Je parvins à la calmer, je lui jurai que je croyais à son innocence parfaite, et je lui dis que, dans mon premier aveuglement, j’avais donné l’ordre à Barrot de conduire les enfants à Paris, en notre hôtel de la rue de Babylone, où je voulais les soustraire à la mère que je croyais coupable. Ce récit était plausible. Clotilde me crut… «- Partez donc, me dit-elle fiévreusement, partez sans perdre une minute, et ramenez-moi mes enfants!» Je partis, à demi fou… je ne devais plus la revoir… Dans la soirée, Valentine, ta mère succomba subitement… sans avoir eu la consolation de t’embrasser une dernière fois…


«Je partis et me jetai à corps perdu sur les traces de Barrot. Pendant huit jours, je battis le pays, fouillant les moindres hameaux, m’arrêtant aux fermes les plus isolées. Je dressais des interrogatoires d’une logique serrée; je ne commis pas une faute, je n’omis aucun détail, je reconstituai l’itinéraire exact de Barrot jusqu’à Angers, et j’aurais pu dire heure par heure ce qu’il avait fait…, mais ces détails sont inutiles…


Lise tressaillit. Elle parut hésiter quelques instants. Son front se couvrit d’un rouge de fièvre. Puis, brusquement, d’une voix tremblante, elle prononça ces paroles:


– C’est maintenant, au contraire, que votre récit prend pour moi un intérêt poignant. Je vous en supplie, dites-moi tout, même ce qui vous paraît inutile…, rappelez-vous tous les détails de vos recherches…


– Oh! dit amèrement le baron, ce n’est pas la mémoire qui me manque! Plût au ciel que j’eusse pu oublier! Mais je n’ai rien oublié… rien!


Il y eut entre Lise et Hubert d’Anguerrand quelques minutes d’un silence plein d’angoisses mystérieuses.

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