Au moment où, vers onze heures du soir, La Veuve et Zizi s’étaient mis en route pour gagner Neuilly, un incendie venait d’éclater rue Clignancourt.
– Un beau feu de joie, dit Zizi en passant.
La Veuve ne répondit rien.
Ils descendirent vers l’Opéra et la Madeleine, puis gagnèrent les Champs-Élysées…
La Veuve remontait l’avenue, marchant de son allure égale et fatale. Elle était silencieuse, absorbée dans le profond calcul de son œuvre de mort. En ce moment, elle songeait à Jean Nib. Elle avait toujours éprouvé pour lui et Rose-de-Corail une sorte de sympathie rude – autant qu’elle était capable de sympathie pour quelque chose ou quelqu’un. Mais Jean Nib était devenu un obstacle: froidement, elle le supprimait… Elle avait d’abord songé à lancer sur lui ce carnassier moitié dogue moitié tigre qui s’appelait Biribi. Mais elle avait redouté l’issue de la lutte – et elle avait adopté une autre tactique plus sûre: précipitant l’accomplissement du projet qu’elle avait exposé à Jean Nib et à Biribi dans le bastion, elle avait dès le lendemain matin du conciliabule prévenu que ce serait pour la nuit suivante – et aussitôt, elle avait avisé l’agent de la sûreté que l’hôtel du marquis de Perles allait être dévalisé.
En effet, La Veuve, parmi les connaissances qu’elle cultivait depuis longtemps, possédait un agent de la sûreté. Seulement, si La Veuve connaissait parfaitement la demeure de l’agent, il avait toujours été impossible à celui-ci de découvrir la tanière de La Veuve. L ’agent de la sûreté s’appelait Finot et demeurait rue Saint-André-des-Arts.
Il faut remarquer que cette opération n’avait pas d’autre but que de débarrasser La Veuve de Jean Nib, et de lui permettre d’atteindre Hubert d’Anguerrand.
Son plan était bien simple – et terrible: Jean Nib et Zizi entraient dans la villa. Jean Nib se mettait aussitôt au travail. C’est là que commençait le rôle de Zizi… Sans le faire exprès, Zizi réveillait le marquis de Perles qui, courageux et entreprenant, marchait sur Jean Nib. Celui-ci, venu pour exécuter une rafle d’objets de valeur, se trouvait en présence de l’assassinat nécessaire… Et la police intervenait alors: Jean Nib en avait pour vingt ans… au moins.
La Veuve marchait donc à son but, ayant tout combiné pour assurer le succès.
Zizi trottinait près d’elle, les mains dans les poches.
À l’Étoile, ils retrouvèrent Jean Nib.
Il était seul: Rose-de-Corail demeurait en fonction dans la masure où Hubert d’Anguerrand était prisonnier.
– Où est Biribi? demanda Jean Nib en rejoignant La Veuve et Zizi.
– Il est sans doute déjà là-bas, fit La Veuve. Ne perdons pas de temps, car il est capable de faire le coup à lui tout seul.
À trois heures du matin, ils se trouvaient devant l’hôtel du marquis de Perles. Zizi fit le tour de la propriété. Jean Nib inspecta les environs avec le sang-froid d’un homme habitué à ne rien laisser au hasard.
– Où est Biribi? répéta-t-il lorsque cette inspection l’eut convaincu que tout était parfaitement tranquille dans l’hôtel et aux abords.
– Je n’y comprends rien, dit La Veuve. Je pense qu’il aura eu peur.
– On se passera de lui, fit Zizi.
Un soupçon, de nouveau, effleura l’esprit de Jean Nib qui, longuement, se remit à étudier la position.
– Ça va bien! gronda La Veuve entre ses dents, mais de façon à être entendue: je choisis pour le coup le plus facile les deux costauds qui passent pour des terreurs… l’un ne vient pas et flanche, l’autre renâcle sur l’ouvrage… il n’y a que le gosse qui soit d’attaque… ça va bien!…
– C’est bon, La Veuve, on y va! dit Jean Nib.
– Il n’y a qu’à marcher, fit vivement La Veuve. La grille est ouverte. Vous êtes attendus… mais pas de bruit… Le marquis doit dormir profondément… S’il se réveille et qu’il y ait lutte, il faudra lier la femme pour qu’elle ne passe pas pour complice…
– On ne réveillera personne, dit Jean Nib.
– Compte là-dessus! murmura Zizi. Je veux que le marquis soit estourbi, moi!…
Le gamin frissonna. Mais comme Jean Nib s’avançait résolument vers la grille, il le devança… Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient dans le salon du rez-de-chaussée.
– La Veuve m’a dit de te donner ça, à tout hasard, fit Zizi à voix basse.
En même temps, Jean Nib sentit que le gamin lui glissait dans la main un couteau tout ouvert. Jean Nib tressaillit.
Commençons! gronda Jean Nib… Ne bouge pas, pendant que je vais dénicher la cachette aux fafiots…
– C’est dans la chambre du marquis, souffla Zizi. Allons-y!…
Brusquement, le salon se trouva inondé de lumière; trois portes s’ouvrirent, et, à chacune des portes, deux hommes parurent… Ce fut rapide, foudroyant… Jean Nib, frappé de stupeur, se ramassa sur lui-même pour une lutte suprême… Dans le même instant, les six agents de la sûreté furent sur lui… Il y eut quelques grognements brefs, des coups sourds, des râles de respirations haletantes… une lutte silencieuse, un enchevêtrement de corps lancés qui roulaient sur le tapis, et tout à coup, plus rien: les six hommes se relevaient… Jean Nib, les pieds et les mains garrottés, demeurait étendu, sans un mouvement, un sourire farouche sur ses lèvres crispées.
– Enlevez! commanda l’un des agents d’un ton bref.
Jean Nib fut «enlevé» en effet.
* * * * *
Au moment où les trois portes du salon s’étaient ouvertes, Zizi avait glapi:
– Pet! pet! Jean Nib! V’la la rousse!…
Et, profitant de la lutte qui s’engageait, avant qu’aucun des agents eût songé à l’agripper, le gamin bondit vers une fenêtre et disparut dans le jardin… Deux heures plus tard, il se retrouva dans Paris, haletant, pantelant, affalé sur un banc… Comment avait-il franchi la fenêtre? L’avait-il ouverte? Avait-il défoncé les vitres et passé à travers? Il ne le sut jamais. Pourtant, la deuxième version lui paraissait plus vraisemblable, car il était en sang, les mains et la figure couverte de plaies et d’éraflures.
– Quelle détalade! Non! mais quelle course! murmura-t-il en s’épongeant. Me voilà propre, moi! Qu’est-ce que je vais devenir? Toute la rousse va être sur pied pour me piéger! Si je me piôle rue Letort, je vais me faire ramasser! Non! mais on ne fait pas de ces blagues-là!
Tout en monologuant et en s’épongeant, Zizi, peu à peu, reprenait haleine. Il réfléchissait, à sa manière. Tantôt il songeait à cette irruption imprévue de la police, qu’il cherchait vainement à s’expliquer, car pas un soupçon ne lui venait contre La Veuve. Tantôt il avait une pensée apitoyée pour Jean Nib; mais toujours, il revenait à cette question qui se posait, terrible:
– Je ne puis pas rentrer rue Letort. Où vais-je aller?…
Vers les six heures du matin, il se mit en route vers Montmartre, et il faisait grand jour quand il arriva rue Ramey.
Il monta au cinquième d’une maison et sonna à une porte qui s’ouvrit.
– Tiens! Zizi-Panpan!… fit La Merluche.
– Tu viens déjà le chercher pour aller galvauder, hein? s’écria une voix aigre qui n’était rien moins que la voix de la digne Mme Chique.
– M’sieur Chique, et vous aussi, ma bonne madame Chique, tel que vous me voyez, je suis sur le pavé, moi!… À mon âge!… Si c’est pas rageant!… Oui, oui, c’est tel que je vous le dis: le proprio ne veut plus de nous. Alors ma sœur est partie sans crier gare, et moi, je me suis dit… j’ai pensé… non, mais ce que ça me cuit, ces coupures de vitre!…
– Ousque tu t’es blessé? demanda l’agent Chique. C’est encore en maraudant, j’en suis sûr!…
– Moi? s’écria Zizi avec indignation, m’sieur Chique, j’sais pas si vous étiez de service, hier, mais si vous y étiez, vous avez dû m’y voir, au feu même que j’ai voulu aider à sauver des choses, et que le capitaine des pompiers m’a félicité, et que j’ai reçu les éclats d’une fenêtre éclatée, en emportant un portefeuille de billets de banque que j’ai remis aux pompiers!
– Puisque tu es blessé et que tu as passé la nuit, tu vas te coucher, dit l’agent.
Quelques minutes plus tard, Zizi, couché dans le lit de la Merluche, la tête et les mains bandées de compresses, voyait la digne Mme Chique lui apporter un énorme bol de café au lait.