Il était environ cinq heures du soir. Il faisait sombre. Il faisait froid.
Jean Nib, quatre jours après son entrevue avec Gérard d’Anguerrand et sa conjonction avec Marie Charmant, vers cette heure que nous venons de dire, entrait dans la rue Letort, tout à fait au bas du versant montmartrois. Il cheminait côte à côte avec Rose-de-Corail. Ils ne se disaient rien. Lui, marchait la tête basse. Elle, l’œil à l’affût, dévisageait les passants pour deviner les policiers de loin…
Vers cette partie – alors presque déserte – de la rue Letort, qui va se perdre sur la croisée des boulevards confinant aux fortifications, Jean Nib entra dans une maison que flanquaient à gauche les écuries d’un loueur de voitures et à droite les chantiers d’un entrepreneur de démolitions. Il monta au quatrième, ouvrit une des trois portes du palier, entra.
Le logis était triste, sale, encombré de ballots et de paquets, avec la physionomie d’un magasin de recel.
Près d’une table sur laquelle il y avait une bouteille et un verre, une femme tout de noir vêtue était assise, rêvant ou dormant peut-être… On ne lui savait pas de nom; alors, on l’appelait La Veuve, parce qu’elle était toujours en noir.
Jean Nib posa sa main sur l’épaule de cette femme et dit:
– Salut, La Veuve. C ’est moi. J’ai des choses à vous dire…
La Veuve ne fit pas un mouvement.
– Elle est partie dans ses idées noires, dit Rose-de-Corail.
Mais, lentement, La Veuve relevait la tête; en quelques secondes, la morne expression d’hébétude de ce visage se transforma, se dissipa, se fondit… la figure fut immobile un instant… puis cela devint un masque d’ironie terrible, douloureuse, haineuse.
– Des idées noires? bégaya-t-elle. Oui! Tout est noir en moi et hors de moi! Il serait étrange que mes idées ne fussent pas couleur de deuil, puisque je porte le deuil de ma jeunesse, de ma beauté, de mon amour, de ma vie… Mais parle: qu’as-tu à me dire? Allons! vous n’avez pas le sou, hein?… Et vous avez compté sur moi?… Qu’est-ce que vous apportez, cette fois? Un bijou?… Une montre?… Un ballot de soie?…Allons, exhibe, que j’estime!…
– Écoutez-moi, La Veuve, dit Jean Nib avec une sorte de gravité. Je ne vous apporte rien, et n’ai pas besoin d’argent. J’ai touché, il y a quatre jours, cinq mille francs; ce matin vingt mille; d’ici trois jours, j’en toucherai cent mille; total: cent vingt-cinq mille, comme dit Charlot.
– Alors?… quoi?… gronda La Veuve, que ces chiffres ne semblaient pas émouvoir.
– Alors, voici: j’ai touché cela pour supprimer un homme et une jeune fille, comprenez-vous?…
– Oui, tu les as surinés. Mon Dieu, je savais que tu en viendrais là… Voyons, raconte un peu…
– Celui qui paye m’avait dit: Tue-les!… Eh bien! La Veuve… je n’ai pas frappé!… Tous deux sont vivants!… Je n’ai pas frappé! Pourquoi? Je ne sais pas. Je ne saurai jamais. Je ne veux pas savoir… Mais à celui qui paye, j’ai dit que j’avais frappé! Voilà l’affaire, y êtes-vous?
– J’y suis. Après?…
– Après?… Ces deux êtres qu’il fallait supprimer, il s’agit de les mettre à l’ombre, de façon que jamais ils ne se trouvent face à face avec l’autre… avec Charlot! Nous les avons ficelés, empaquetés, emportés… Mais que vais-j’en faire, de la gosse?… Pour l’homme, ça va… Il est en lieu sûr, je m’en charge. Mais la petite?… Alors, j’ai pensé à vous, La Veuve! Vous avez recelé tant de choses dans votre vie!… Si vous acceptez, il y a cinq mille francs pour vous…Est-ce oui?… Je vous amène la petiote dès lendemain!
– Un instant! grommela La Veuve. Je tiens à savoir, moi!… D’abord le nom de l’homme et de la gosse.
Jean Nib répondit:
– L’Homme s’appelle le baron Hubert d’Anguerrand. La gosse, c’est sa fille, et elle s’appelle Valentine d’Anguerrand, voilà…
La Veuve tressaillit comme si elle eût reçu une décharge électrique. Elle se leva toute droite. Ses yeux, dans les ténèbres, flamboyèrent. Un râle siffla sur ses lèvres tuméfiées. Et soudain elle éclata d’un rire effroyable, un rire de damnée.
Les deux mains sèches et rudes de La Veuve se levèrent et s’abattirent sur les épaules de Jean Nib.
– Tu dis que l’homme s’appelle Hubert d’Anguerrand? rugit-elle.
– Je l’ai dit!
– Tu dis que la fille s’appelle Valentine d’Anguerrand?…
– Je l’ai dit!
– Seigneur Dieu! râla La Veuve en s’abattant sur ses genoux, Seigneur Dieu! c’est donc vrai que tu es bon, que tu es grand, que tu es juste… puisque tu as enfin pitié de moi… puisque tu trouves que j’ai assez souffert! que je me suis assez rongé le cœur! que j’ai assez amassé de haine! que je me suis assez mordue aux lèvres pour étouffer la clameur de vengeance!… Puisque, enfin, tu me les livres!… Car c’est toi qui me les donnes, n’est-ce pas, mon Seigneur Dieu?… Tu me les donnes! tu me les apportes pieds et poings liés afin que je leur rende un peu de l’abominable torture qui me fut infligée!… Mon Dieu! mon Dieu! faites que je ne crève pas de cette joie qui m’étouffe!… J’étouffe!… Oh!… à moi!…
Et, avec son rire de démon au coin de ses lèvres crispées, elle parvint à s’asseoir, et, longuement, passa ses mains sur sont front livide.
– Allume la lampe! fit-elle tout à coup en frissonnant.
Rose-de-Corail se hâta d’obéir et le triste logis apparut dans sa hideur.
La Veuve plaça les coudes sur la table, mit sa tête dans ses deux mains et gronda:
– Jean Nib, tu m’amèneras cette jeune fille… J’en fais mon affaire!