XLIV DEUX GAMINS JOUAIENT…

Gérard, en sortant du pavillon, se dirigea vers la rue Letort. Il y avait sur son visage, dans son allure et ses attitudes une indomptable résolution. Coûte que coûte, il atteindrait le baron d’Anguerrand – et aussi Jean Nib. La Veuve seule pouvait le mettre sur la piste… Quant à Adeline, il la retranchait de sa pensée, comme il venait de la retrancher de sa vie. Gérard n’était pas l’homme des songeries inutiles.


Lorsqu’il arriva, Mme Bamboche s’apprêtait à fermer la porte. Aux questions de Gérard, elle répondit simplement que La Veuve était à la campagne, sans qu’on pût savoir au juste de quel côté se trouvait cette campagne.


Gérard se retira, pâle de rage, assommé par cette réponse.


La disparition de La Veuve était pour lui une émotion autrement redoutable que la lettre de Robert de Perles. Toute sa résolution tomba. Que faire, maintenant? Où aller? Par quel bout de Paris commencer sa recherche?…


Avec La Veuve, il tenait le fil conducteur. Une fatalité stupide lui arrachait ce fil…


– Si j’allais au Champ-Marie? songea-t-il. Peut-être, oui… ou bien aux Croque-Morts? Qui sait?… Voyons! Il faut dès cette nuit, dès cet instant, que je me décide… que je trouve un indice… n’importe quoi!


– J’te dis que si tu t’dépêches, t’arriveras à temps chez l’épicemar…


– C’est toujours mon tour! Vas-y! Tu m’envoyes toujours et tu te roules les pouces!


C’étaient deux voix de gavroches arrêtés à quelques pas de Gérard. Ils discutaient aigrement.


– De quoi! reprit l’un d’eux, tu fais d’la rebiffe? La Merluche, on t’a changé!


– J’y vais!…


Zizi s’effaça le long du mur à quelques pas de Gérard. Quelques minutes se passèrent. Là-bas, l’étalage était rentré: les garçons mettaient les volets. La Merluche revint.


– Quoi qu’t’as?


– Une boîte de massepains, dit La Merluche.


– C’est pas bezef, gronda Zizi.


– Dame! on fermait, mon vieux. Y avait plus qu’ça et de la jujube à l’étalage.


– Enfin, ça vaut mieux que peau de balle et balai d’crin. Soupons!…


Les deux voyous s’assirent tranquillement sur la bordure du trottoir, la boîte de massepains entre eux deux. Chacun à son tour plongeait la main dans la boîte. Seulement, quand c’était le tour de La Merluche, il en sortait l’un des petits gâteaux. Quand c’était le tour de Zizi, la boîte était soulagée de deux massepains dont il mangeait l’un et escamotait l’autre dans ses poches.


– C’est épatant, observa La Merluche, j’aurais cru qu’il y en avait davantage.


– Tu bouffes tout, pardi! Tu fais le goinfre. Laisse-moi le fond, au moins! Y en a plus qu’sept ou huit. Écoute, Merluchon, si tu veux m’laisser le fond, j’te dirai mon grand truc pour estamper La Veuve…


Gérard tressaillit. Il eut un mouvement comme pour s’avancer, mais il se retint et s’immobilisa dans son encoignure.


– Sûr? demandait La Merluche, tu m’diras l’truc?


– C’est juré que j’tè dis!


– Eh bien! prends le reste de la boîte. Mais donne-moi z’en de la boîte. Mais donne-moi z’en encore un!


Zizi octroya généreusement un massepain au digne La Merluche et engouffra le reste dans sa poche.


– Moi, reprit-il, j’ai l’truc pour faire casquer les poires. À preuve le billet de cent francs que j’ai subtilisé ce soir-là à la baronne de va-te-faire-lan-laire. En v’là encore une, la bougresse! Plus moyen de savoir oùs qu’elle perche!


– Et alors, dis que j’pourrais faire casquer La Veuve.


– T’as pas encore la main. Ça viendra… Seulement, écoute: nous partagerons. Sans ça, rien d’fait!


– Moitié chacun?…


– Ça va!


– Donc, reprit Zizi, tu vas trouver La Veuve, bien gentiment; tu commences par causer avec elle de la pluie et du beau temps; tu la vois qui s’tortille, qu’à l’air emberlificotée de t’voir, et finalement, elle te demande: «Mais, mon petit Julot, comment qu’ça s’fait qu’t’as dégoté mon adresse?…»


– Et si elle ne me le demande pas?


– Elle te le demandera! C’est juré, que j’te dis!…


– Bon! fit La Merluche convaincu. Elle me demandera comment qu’j’ai trouvé son adresse. Et alors?


– Alors, tu lui répondras…


«Comment qu’j’ai trouvé votre adresse, La Veuve? Bien simple! Vous savez que mon dab exerce la profession de flic? Eh bien! quéqu’fois, à table, il raconte ce qui s’passe au commissariat. Alors figurez-vous qu’nous y a raconté que la préfecture donne une prime à tout agent qui découvrira oùs que vous perchez. Alors, mon paternel voudrait bien gagner la prime, vu qu’ça mettrait du beurre dans les épinards pour le prochain terme…»


– Alors, c’est entendu? Demain matin, à huit heures, j’t’attends au pied du Calvaire, Y avait justement quéqu’jours que j’voulais y aller pour y faire un pèlerinage… j’profiterai d’l’occase…


Et Zizi, se levant, poussa La Merluche étourdi par cette arithmétique, en lui disant:


– File donc, il n’est qu’temps! V’là onze heures et demie qui sonnent!


* * * * *


Le lendemain matin, à l’heure dite, le fils de l’agent Chique, ayant quitté le domicile paternel en disant qu’il se rendait à l’ouvrage, grimpa sur les hauteurs de la Butte, et, à l’endroit convenu, trouva Zizi qui l’attendait. Zizi, en apercevant son lieutenant, remit ses billes dans sa poche et dit simplement:


– Amène-toi!…


Pendant le trajet, il répéta ses instructions. Puis, parvenu au coin de l’étrange sentier qui porte le nom de la rue Saint-Vincent, il s’assura que les abords étaient solitaires et lança La Merluche.


Ce dernier demeura une demi-heure chez La Veuve.


Il sortit enfin et rejoignit Zizi. À ce moment, un homme passant prés de ce dernier s’engageait dans la rue Saint-Vincent; mais Zizi le vit à peine, hypnotisé qu’il était par La Merluche qui arrivait en courant.


La Merluche exhiba triomphalement deux billets de banque de cinquante francs. Zizi en saisit un et le fit disparaître.


– Raconte un peu comment que ça s’est passé…


– Mon vieux, épatant! D’abord, La Veuve, en me voyant, a paru tout à fait tourneboulée. Si ses yeux avaient été des pistolets, j’étais fait. Puis, quand j’y ai eu dit le coup de la prime, et qu’on la cherchait, elle n’a pas fait ouf! Elle s’est assise, si tellement estomaquée qu’j’en ai eu peur. Et puis quand j’y ai eu dit que pour cent balles j’fermerais ma boîte, elle a pensé une minute à des choses, puis elle m’a aboulé les deux faffes et elle m’a dit:


«- Mon p’tit Julot, j’bougerai pas d’ici pendant huit jours; si tu veux revenir dans huit jours, j’te donnerai dix fois plus qu’aujourd’hui, tu entends? Dix fois plus, ça fait mille! Seulement, si on m’trouve d’ici là, j’pourrai rien t’donner…


– Ça, murmura Zizi à part lui, ça veut dire qu’elle va décamper aujourd’hui…


– Alors, continua La Merluche, j’y ai juré que j’dirai rien à personne, tu penses! et que j’reviendrai dans huit jours…


– Veinard! fit Zizi. Tu vas être trop riche! Mille balles! Non! y a qu’à toi qu’ces choses-là arrivent!

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