LXXI UN BON REPORTAGE

Mme Bamboche avait dit la vérité: Anatole Ségalens demeurait maintenant 55, faubourg Saint-Honoré, dans un de ces vieux hôtels de l’aristocratie déchue, qui, rachetés par des propriétaires sagaces, ont été transformés en maisons de rapport.


Ségalens avait loué un appartement au troisième, qui était le dernier étage et qui, jadis, avait constitué les combles de l’hôtel. Il avait à sa disposition quatre grandes belles pièces, dont deux étaient complètement vides de tout meuble. Une troisième contenait son lit, ses livres et une table de toilette. Fidèle à ses principes, Ségalens avait porté tout son effort sur une pièce unique: celle où il recevait, quand, par hasard, il lui survenait une visite.


Un après-midi, Ségalens se trouvait dans son bel appartement de la rue Saint-Honoré, il se promenait lentement dans sa chambre à coucher, c’est-à-dire dans la pièce qui contenait un petit lit de fer. Le soir arrivait. Il songeait tristement que l’heure du dîner allait venir, qu’il lui faudrait recommencer les mêmes opérations, s’ asseoir sans avoir faim à la table de quelque restaurant, puis subir la corvée de la vie parisienne où qui veut vivre est tenu de se montrer; il songeait avec terreur qu’il y avait justement une première ce soir-là, et qu’il était de toute nécessité qu’il y parût.


Il s’habilla avec le soin infini qu’il mettait à cette importante opération.


Au moment où il se préparait à sortir, la sonnette de l’antichambre retentit.


– Bon!… je parie que c’est Champenois qui m’envoie chercher. Dire qu’il n’y a même pas moyen de souffrir à son aise quand on n’a pas le sou!…


Il courut cependant à l’antichambre, ouvrit, et se trouva en présence d’un gentleman dont, dans l’obscurité croissante, il ne distingua pas le visage.


– Monsieur Ségalens… fit l’inconnu.


– C’est moi, monsieur. Veuillez entrer.


Ségalens se dirigea vers son salon où le nouveau venu le suivit. Là, le reporter se retourna et demeura stupéfait.


– Jean Nib!…


– Non, Edmond d’Anguerrand. Mais peu importe le nom. J’ai à vous parler. Sommes-nous seuls?


– Soyez sans crainte.


Jean Nib déposa sur le tapis un paquet assez volumineux qu’il portait sous le bras, et prit place dans le fauteuil que lui indiquait Ségalens.


Celui-ci ne revenait pas de l’étonnement que lui causait la transformation de l’escarpe.


– Ça vous épate? dit gravement Jean Nib.


– Ma foi, oui. Vous portez admirablement la toilette, d’ailleurs.


– Bon! Tout à l’heure, vous serez bien plus épaté. Mais, avant tout, comme je dois faire cette nuit une expédition où je puis laisser ma peau, je vous prierai de mettre en lieu sûr ces papiers et ces fafiots…


Très simplement, Jean Nib sortit de sa poche une liasse de billets de banque et un portefeuille.


Ségalens, au comble de la stupéfaction, prit machinalement le tout.


– Ouvrez le portefeuille, dit Jean Nib, vous verrez que c’est sérieux…


Ségalens obéit sans même se rendre compte de ce qu’il faisait, et il bondit: le portefeuille contenait deux bons de quatre millions chacun sur des banques américaines, – sans compter quelques autres papiers.


Alors, le reporter recouvra soudain son sang-froid, déposa sur la table le portefeuille et la liasse de billets de banque, et, d’une voix étrange:


– Vous me demandez de mettre tout cela en sûreté? Chez moi?… C’est bien cela que vous me demandez?…


– Je vous en prie, dit Jean Nib.


Ségalens se leva, fit quelques pas avec agitation, puis, revenant à Jean Nib:


– Je crois, dit-il froidement, que vous faites erreur, mon cher monsieur. Au surplus, c’est peut-être ma faute, et je ne saurais vous en vouloir. Seulement, entendons-nous. Lorsque vous étiez malheureux, déguenillé, sans un sou dans la poche, vous m’avez vu ce qu’il me plaisait d’être avec vous. Alors, tout naturellement, vous avez dû me prendre pour… un camarade, hein?… Allons, mon brave, je ne vous en veux pas. Mais ramassez tout cela et… portez-le ailleurs.


– Monsieur Ségalens, dit Jean Nib avec un accent de tristesse profonde, je vous prie de me garder tout cela cette nuit, parce que, non seulement il y a là de l’argent qui est à moi, mais encore de l’argent qui ne m’appartient pas. L’un des deux bons est destiné à ma sœur Valentine… Je lis dans vos yeux que vous me prenez pour un fou. Vous vous trompez, monsieur Ségalens. Et vous vous êtes trompé tout à l’heure, quand vous avez cru que tout cet argent était le produit d’un vol. Erreur bien naturelle, après tout! ajouta-t-il sans amertume.


– Qui donc êtes-vous? balbutia Ségalens, frappé de stupeur.


– Je vous l’ai dit: Edmond d’Anguerrand. Jean Nib est mort. C’est pourquoi je vous ai dit qu’en ouvrant le portefeuille vous verriez que c’est sérieux. Voici mon acte de naissance. Voici le récit de mes aventures d’enfance écrit par mon propre père. Voici un relevé de ma fortune, dressé par mon père. Voici enfin une attestation écrite et signée par le baron d’Anguerrand, mon père…


Au fur et à mesure, Jean Nib tendait à Ségalens les papiers, et le reporter y jetait des yeux stupéfaits.


L’attestation était ainsi conçue:


«Moi, soussigné, Hubert, baron d’Anguerrand, étant sain de corps et d’esprit, après avoir écrit le récit de ma vie et spécialement du crime que j’ai commis envers Edmond et Valentine, mes enfants, récit que j’ai remis à mon fils Edmond; désireux d’éviter à mon fils Edmond toute contestation possible pour le cas où je viendrais à mourir d’ici peu; certifie et déclare en toute connaissance de cause que mon fils Edmond, abandonné par moi, est devenu un malheureux qui, poussé par le besoin, a vécu jusqu’ici hors de toute loi humaine, sous le nom de Jean Nib; que la réprobation et le châtiment de ses fautes retombent sur moi seul, car j’en suis le vrai coupable! Je déclare et certifie donc que l’homme nommé Jean Nib est «mon bien-aimé fils Edmond d’Anguerrand, que j’ai si longtemps cherché, et que je remercie Dieu d’avoir mis sur mon chemin…»


Suivaient quelques observations, puis la date et la signature.


Jean Nib reprit:


– Eh bien! monsieur Ségalens, me rendrez-vous maintenant le service de me garder chez vous ces huit millions et cette centaine de mille francs, avec ces divers papiers?


– Venez, dit simplement Ségalens, qui, en un seul tas, ramassa papiers et billets de banque.


Jean Nib le suivit.


Ségalens pénétra dans sa chambre à coucher, ouvrit une sorte d’armoire qui lui servait de bibliothèque, et, derrière un rayon de livres, déposa le tout. Puis il referma, et tous deux revinrent dans le salon.


Et, de cette scène si simple, de cette confiance absolue que se témoignaient l’un à l’autre ces deux hommes différents et peut-être si semblables, se dégageait l’émotion large et bienfaisante qui sort de tout ce qui est beau, simple et vrai…


– Je vous félicite, dit Ségalens lorsqu’ils eurent repris leur place. Votre aventure est prodigieuse mais elle ne m’étonne pas. Aussi, mon cher monsieur, je vous félicite et je suis heureux du bien qui vous arrive: d’abord, tout bonheur qui tombe sur un homme quel qu’il soit me réjouit toujours, et ensuite parce que c’est sur vous que tombe aujourd’hui ce bonheur.


Jean Nib hochait la tête. Il semblait désespéré.


Ségalens le considérait avec surprise.


– Quoi? fit-il. Est-ce que la force de supporter la bonne fortune vous manque? Je vous ai vu plus gai et même radieux à une époque où la vie devait pourtant vous apparaître bien sombre.


Jean Nib redressa la tête, étendit la main vers la chambre où les papiers venaient d’être enfermés.


– Tenez, monsieur Ségalens, dit-il. Il y a là quatre millions qui sont à moi. C’est ce qu’on peut appeler une somme. Quant à moi, à cette époque dont vous me parliez, je n’arrivais même pas à me figurer réellement qu’un seul homme pût posséder tant d’argent à la fois. C’est vous dire que je comprends, que j’estime à sa juste valeur l’immense quantité de jouissances que représentent ces mots quatre millions. Eh bien! ces quatre millions, je les donnerais pour un renseignement, un indice… Jean Nib étouffa un sanglot.


– Lorsque vous m’avez vu radieux dans ma misère, reprit-il, c’est que j’avais près de moi celle que j’aime…


Oh! je n’ai jamais compris comme en ce moment à quel point nous nous aimions, et combien vraiment nous étions tout l’un pour l’autre, puisque, d’avoir retrouvé à la fois mon père, ma famille, une fortune, tout ce qui fait la vie, cela ne me console pas de l’avoir perdue, elle!


– Rose-de-Corail? dit Ségalens très ému. Est-ce que votre amie serait, morte?…


– Le sais-je?… Morte? Vivante?… Elle est perdue pour moi. Et qui sait s’il ne vaudrait pas mieux la savoir morte que de la savoir aux mains de La Veuve et de Biribi!


– La Veuve! Biribi! exclama sourdement Ségalens. Et vous croyez?…


– Que ce sont ces deux misérables qui se sont emparés de Rose-de-Corail. J’en suis sûr!


– Eh bien! en ce cas, dit Ségalens, espérez!


– Que voulez-vous dire? murmura Jean Nib en bondissant.


– Calmez-vous. J’ai… je crois avoir un indice sérieux…


– Parlez! oh! parlez, je vous en conjure! Moi aussi après des journées et des nuits de recherches, j’ai cru trouver un indice… rue Saint-Vincent… et c’est là que, cette nuit, je vais tenter une expédition… Est-ce que vos indices concordent avec les miens?…


– Tout à l’heure, dit Ségalens, je vous raconterai tout ce que je sais. Mais d’abord mettez-moi au courant…


– Soit, dit Jean Nib. Je reprends donc les choses au moment où vous m’avez prié de venir m’installer dans la villa Pontaives, qui, pensiez-vous, devait être attaquée…


Alors, à la stupéfaction de Ségalens, Jean Nib raconta dans tous ses détails, la bataille qui avait eu lieu dans la villa Pontaives, et comment, à demi mort déjà, il avait été précipité à la Seine par Biribi et ses acolytes, et comment Pierre Gildas l’avait sauvé.


Ségalens avait écouté ce récit avec une poignante attention d’angoisse et d’horreur.


– Ainsi, dit-il, ce comte de Pierfort n’était autre que votre frère, Gérard d’Anguerrand?


– Oui, dit Jean Nib. Mon propre frère qui a failli m’assassiner. Mais tout cela est passé. Lorsque je me retrouverai en présence de Gérard, je lui tendrai la main en lui disant: «Frère, oublions!…»


– Bien! fit Ségalens. Mais votre amie, Rose-de-Corail, vous l’avez donc perdue de vue depuis le moment où vous êtes entré chez Pontaives?


– Non… je vais vous expliquer… Rose-de-Corail et moi, voyez-vous, on ne s’était jamais séparés. Je vous dis que nous ne pouvions pas vivre l’un sans l’autre… Alors, dès le soir même du jour où je suis venu, je l’ai introduite dans la villa et l’ai installée dans les combles où il était convenu qu’aucun des domestiques ni des habitants de la maison ne monterait jamais…


– Je comprends maintenant. Rose-de-Corail a dû être enlevée au cours de cette affreuse bataille que vous m’avez racontée…


– Après. C’est lorsqu’ils ont cru que j’étais mort, que Biribi et La Veuve ont transporté Rose-de-Corail dans une voiture… Depuis, je n’en ai pas de nouvelles… Mais, ce n’est pas tout: Rose-de-Corail n’était pas seule. Avec elle, les misérables ont enlevé un pauvre gosse venu pour me prévenir… Zizi.


– Zizi? Mais je le connais, Zizi! Il habitait la même maison que moi, rue Letort.


– La maison de La Veuve, c’est bien ça. Et ce n’est pas tout encore. Ce qui me reste à vous dire est si étrange que moi-même, quand j’y songe, ça me donne le frisson… Je vous ai dit que j’ai une sœur…


– Valentine. Celle à qui est destiné l’un des bons de quatre millions. Celle que Barrot, jadis, emmena en même temps que vous, sur l’ordre de votre malheureux père.


– Oui! Et vous dire les efforts de mon père pour la retrouver, ce serait vous retracer, l’existence la plus misérable que vous puissiez supposer. Eh bien! cette fille, cette Valentine en vain si longtemps cherchée, ma sœur, je l’ai retrouvée, moi. Le hasard nous a mis en présence dans une occasion terrible. Un soir que Finot me donnait la chasse…


– Finot?…


– Un agent de la Sûreté qui, vingt fois, faillit mettre la main sur moi quand j’étais un bandit dont il fallait à tout prix débarrasser la société. Cette nuit-là, donc, Finot me traqua si bien que je crus tout fini. La preuve, c’est que Rose-de-Corail m’avait demandé de la tuer et de me tuer ensuite, à la minute où il n’y aurait plus de fuite possible. Donc, depuis les hauteurs de la Villette jusque dans la Cité, Finot et ses hommes nous avaient traqués, et voilà qu’au moment où nous arrivions devant la Morgue, il n’y avait plus moyen d’aller ni en avant ni en arrière: la police était partout… Alors, j’ai vu qu’il fallait mourir… Et, juste à ce moment, qu’est-ce que je vois? La porte de la Morgue qui s’ouvre… Rose-de-Corail et moi, nous entrons dans la Morgue, et nous entendons les policiers qui se lancent vers Notre-Dame… Pour cette fois encore, nous étions sauvés.


– Mais qui avait ouvert la porte de la Morgue? En pleine nuit?… C’est étrange…


– Étrange, c’est vrai. Qui avait ouvert? Une jeune fille.


– Une jeune fille, à la Morgue?… Vivante?…


– Morte!… Ou plutôt considérée comme morte. Elle venait de se réveiller sur les dalles. Et, affolée de terreur de se trouver là, elle avait pu ouvrir la porte pour se sauver… C’est à ce moment que nous sommes entrés… Cette jeune fille, monsieur Ségalens, c’était Valentine. Je ne l’ai pas su alors; mais j’en ai les preuves maintenant, preuves que m’a données mon père. Maintenant, figurez-vous que Valentine connaissait La Veuve. Figurez vous que La Veuve lui en voulait… car La Veuve, c’est Jeanne Mareil, et elle savait sans doute…


– La Veuve en voulait à votre sœur Valentine?…


– Oui. Je vous raconterai un jour toute l’histoire de mon père, et vous comprendrez alors pourquoi. Toujours est-il que, sans savoir que c’était Valentine, Rose-de-Corail et moi nous avons voulu la sauver de La Veuve. Alors, elle a vécu avec nous. Et quand Rose-de-Corail est venue me rejoindre à la villa Pontaives, Valentine, comme de juste, l’accompagnait.


– En sorte, dit Ségalens, avec une profonde pitié, que les bandits, en même temps qu’ils s’emparaient de votre chère Rose-de-Corail, s’emparaient aussi de cette jeune fille, votre sœur Valentine… C’est effrayant… et vous avez dû bien souffrir alors!


– J’avoue que j’ai surtout pensé à Rose-de-Corail. D’ailleurs, à ce moment, j’ignorais complètement que Marie Charmant fût ma sœur Valentine… Tiens!…Qu’avez-vous?… Vous vous trouvez mal?…


– Qu’avez-vous dit? râla Ségalens devenu livide.


Le jeune homme s’était levé d’un bond.


Il tremblait de tous ses membres.


Il saisit violemment les mains de Jean Nib stupéfait et balbutia:


– Vous avez dit?… Oh!… répétez…


– Que ma sœur Valentine…


– Vivait sous le nom de Marie Charmant?…


– Mais oui!…


– Marie Charmant?… La bouquetière de la rue Letort?…


– Certes!…


Ségalens poussa un grand cri, puis, retombant dans un fauteuil, se prit à sangloter… sangloter de joie!… Car maintenant, il était sûr que Marie Charmant était aux mains de La Veuve! Et il savait où trouver La Veuve!…


– Oh! dit Jean Nib, mais à part l’amitié dont vous m’honorez, pourquoi une pareille émotion?…


Ségalens montra à Edmond d’Anguerrand un visage radieux, tendit ses deux mains, et, d’un accent de passion profonde, murmure:


– Je l’aime!…


– Vous aimez Marie Charmant?


– De toute mon âme!


– Vous aimez ma sœur Valentine?…


Ségalens tressaillit, frappé au cœur. Et alors une pensée terrible l’assaillit et le fit pâlir de douleur comme il avait pâli de joie…


Marie Charmant n’était plus Marie Charmant, l’humble bouquetière des rues! C’était Valentine d’Anguerrand, la riche héritière!… Et lui! lui, n’était qu’un pauvre reporter sur le point de perdre sa situation!…


Et c’est après avoir su que Marie Charmant, c’était Valentine d’Anguerrand, c’est après qu’il avait dit à son frère: «J’aime votre sœur… la richissime héritière!…»


Des pensées pénibles assaillirent le pauvre Ségalens, dont la droiture se révoltait à l’idée qu’on pouvait très bien le prendre pour un coureur de dot.


Mais déjà Jean Nib lui prenait les mains, les broyait dans les siennes, et les yeux pleins de larmes:


– Bon sang de sort! en voilà une chance! Vous aimez Valentine!…


– Ainsi, balbutiait Ségalens, ça vous fait plaisir?…


– Plaisir?… Écoutez: dès que j’ai su par mon père que Marie Charmant était ma sœur, j’ai tout de suite pensé que le plus grand bonheur pour elle serait de devenir votre femme… Seulement, je me disais: «Il ne voudra pas! Il est trop fier pour épouser la sœur du malheureux que je suis…» Et voici que vous l’aimez! Voilà que vous voulez bien!… Voilà que vous êtes de la famille… et que vous devenez mon frère… et cela me sauve, voyez-vous! Prés de vous, guidé, encouragé par vous, je finirai peut-être par oublier… ce que j’ai été…


Jean Nib éclata en sanglots.


Un souffle de générosité emporta Ségalens. Il ouvrit ses bras et les deux hommes s’étreignirent fraternellement.


– Oui, reprit Ségalens, mais votre père voudra-t-il?


– J’en réponds. Quand il saura ce que vous avez fait pour moi, il sera bien heureux de vous appeler son fils…


– Mais je suis pauvre…


– Eh bien! fit Jean Nib avec étonnement, qu’est-ce que ça peut vous faire, puisqu’elle est riche?…


Ségalens baissa la tête et songea.


Puis, sur les demandes réitérées de Jean Nib, il dut raconter comment il avait connu Marie Charmant et comment il l’avait aimée sans oser le lui dire.


– Bon, fit Jean Nib lorsqu’il eut achevé, je me charge de le lui dire, moi. Et je réponds qu’elle vous aime.


– Qu’en savez-vous? fit Ségalens souriant malgré lui.


– Je la connais. C’est un brave cœur, une fille pleine de sens et de finesse; il est impossible qu’elle ne se soit pas aperçue de votre amour…


– Mais cela ne prouve pas qu’elle m’aime!


– Mais si!… Vous verrez… elle va vous le dire elle-même…


Le front de Ségalens s’assombrit:


– Nous parlons comme si elle était là! comme si nous devions la voir dans quelques minutes!…


Jean Nib pâlit. Un instant, il demeura comme étourdi, puis il murmura:


– C’est vrai! j’oubliais, moi!… oui, j’en arrivais à oublier que Valentine est aux mains de La Veuve…


Et plus bas il ajouta:


– Valentine… et Rose-de-Corail! Mais, comme je vous le disais en arrivant, je crois être sur la piste de La Veuve. Je crois, du moins, que dans une masure de la rue Saint-Vincent, à Montmartre, j’aurai ce soir des indices positifs… Voyons, il est dix heures et demie… pour une fois encore, je vais endosser la tenue du rôdeur…


Jean Nib défit alors le paquet qu’en entrant il avait déposé sur le tapis, et qui contenait les vêtements qu’il portait encore quelques jours auparavant.


Il commença aussitôt à s’en revêtir.


– Rue Saint-Vincent, dites-vous? reprit le reporter. Je vous dirai tout à l’heure ce que j’en pense. Car je vous accompagne, bien entendu.


– Mais vous allez me faire remarquer avec votre habit de soirée!


– Attendez. J’ai encore le costume que j’endossais quand vous me pilotiez dans les bouges pour mes articles sur la pègre.


Il disparut dans sa chambre à coucher et revint en effet cinq minutes plus tard tel que Jean Nib l’avait vu; pendant ce temps il avait achevé de se transformer.


– Maintenant, dit-il, je puis accepter votre collaboration… Il faut que nous soyons rue Saint-Vincent vers minuit; nous pouvons donc partir.


– Oui, dit Ségalens d’une voix ferme; mais ce ne sera pas pour aller rue Saint-Vincent…


– Vous savez quelque chose? s’écria Jean Nib. Déjà, tout à l’heure…


– Eh bien! oui… Mais rien de précis. J’ai vu La Veuve et Biribi entrer dans une maison… Est-ce là que nous retrouverions celles que nous cherchons?… Qui sait?… Qui sait même si on ne les a pas…


Les deux hommes se regardèrent tout pâles. Mais, écartant les pensées de désespoir contre lesquelles il luttait depuis plusieurs jours, Ségalens, en quelques mots mit Jean Nib au courant des recherches qu’il avait faites lui-même pour retrouver Marie Charmant. Jean Nib se promenait avec agitation…


– Je connais cette maison dont vous me parlez, dit-il, lorsque Ségalens eut achevé. Je connais l’homme qui habite là. C’est un nommé Tricot. Il est plus ou moins recéleur. Mais je ne le crois pas capable de s’être prêté à une séquestration, encore moins à un assassinat… En tout cas, puisque nous risquons de rencontrer La Veuve il faut y aller. Si nous tenons La Veuve, nous sommes sauvés… Et pourtant La Veuve… Jeanne Mareil…


À ce moment, un violent coup de sonnette retentit.


Ségalens courut ouvrir.


– Zizi! fit Jean Nib qui bondit.


– Jean Nib! Mince! Il est dit qu’on se rencontrera partout. Mais ça tombe à pic.


– Rose-de-Corail?… haleta Jean Nib.


– Marie Charmant? interrogeait fiévreusement Ségalens.


– Minute! laissez-moi souffler! Rose-de-Corail, Mlle Marie, c’est pour ça, que je viens! et c’est une fière chance de vous trouver tous les deux…


– Courons! fit Jean Nib, conduis-nous…


– Minute, que j’vous dis! On a le temps! C’est juré, là! Laissez-moi vous expliquer, au moins!…


– C’est juste, dit Ségalens en recommandant le calme à Jean Nib, d’un coup d’œil.


– Courons! reprit Jean Nib. Marche devant, Zizi.


– Minute, nom d’une giberne! J’ai encore des choses à vous dire. Jusqu’à demain matin, y a pas de danger, c’est juré. Et puis, s’agit pas d’gafier, à c’t’heure, car ça deviendrait tout ce qu’y a de mauvais. D’abord, m’sieu Ségalens, faut qu’vous m’juriez une chose…


– Laquelle?…


– Au moment que j’m’ai esbigné d’chez l’père Tricot, j’ai entendu jaser La Veuve, et puis Tricot et puis Biribi. Vous pensez qu’j’ai ouvert les esgourdes. Bon. Eh bien! y paraît que, d’abord, la bande va régler son compte à une pauv’ petite qu’est aussi dans la cambuse. À une heure du matin, Biribi doit la fourrer dans un sapin pour la conduire j’sais pas où… Elle s’appelle Lise…


– Lise! songea Jean Nib, en tressaillant. Celle que mon père m’a dit être la fille de Jeanne Mareil!… La fille de La Veuve!…


– Ensuite, continua Zizi, j’ai appris par la même occase que le compte de Rose-de-Corail et de Marie Charmant allait être réglé demain matin par Biribi… Donc, pour moi, y a qu’un moyen d’empêcher tout ça c’est de pincer Biribi quand y s’amènera à une heure pour fourrer la petite Lise dans son sapin du diable…


– En route! dit Jean Nib d’une voix rauque.


– Allons! fit Ségalens, le cœur battant d’émotion. D’ici la maison Tricot nous ferons notre plan d’attaque.


Zizi sonna la charge en mettant sa main en trompette, et tous trois descendirent…


Le concierge fut étonné de voir passer devant sa loge, habillés en rôdeurs de barrière, M. Anatole Ségalens qu’il avait toujours vu tiré à quatre épingles et ce gentleman qui était venu visiter son locataire. Mais comme c’était un concierge bien stylé, très moderne et d’allure diplomatique, il pensa que ces messieurs se rendaient à quelque redoute mondaine sous ce déguisement.


Il était plus de minuit, lorsque Jean Nib et Ségalens atteignirent la barrière. Zizi marchait à vingt pas devant eux en éclaireur.


– Êtes-vous armé? demanda Jean Nib.


– Ma foi, je n’y ai pas songé, dit Ségalens. Et vous?


– Moi, j’ai mon couteau. Il y a cette différence entre vous et moi que je ne peux pas moi, ne pas penser à être armé. Je m’appelle Edmond d’Anguerrand, c’est vrai, mais le surin de Jean Nib ne m’a pas quitté une minute…


Ségalens frissonna.


Il se demanda un instant si Jean Nib, même devenu riche, même à l’abri pour toujours de la tentation mauvaise, même avec le fonds d’intelligence qu’il lui reconnaissait, n’éprouverait pas tôt ou tard une sorte de nostalgie, un regret de son existence de rôdeur.


Mais il secoua ces tristes pensées en se disant:


– Je serai là pour le soutenir et lui tendre la main au moment de la chute possible… Comment allons-nous opérer? demanda-t-il à son compagnon.


– Approchons-nous…


Ségalens et Jean Nib suivaient le trottoir de droite, toujours précédés par Zizi (la maison de Tricot était sur le trottoir de gauche). Ils passèrent devant l’ex-cabaret des Croque-Morts et s’arrêtèrent enfin devant le cabaret de Tricot.


Tout était noir dans la maison.


Les deux hommes la considéraient avec une émotion qu’ils avaient peine à contenir.


– Où est-ce? demanda Jean Nib d’une voix rauque.


– Tu vois la porte cochère, hein? Y a la cour des écuries…


– Je connais.


– Et puis une petite porte par oùsqu’on passe dans une deuxième cour; au fond, y a l’poulailler…


– Le poulailler! fit Jean Nib en tressaillant.


Il se souvint alors que Pierre Gildas lui avait dit avoir entendu ce mot. Le poulailler! c’était cela qu’il avait en vain cherché! Nul, dans la pègre, n’avait pu lui donner la moindre indication. Et, en effet, Jean Nib pas un instant n’avait supposé que ce poulailler fût simplement et réellement une cabane à poules.


– Bien sûr, continua Zizi. Même que j’ai essayé de m’tirer par là, et même que j’entendais chanter le coq, en fait de café-concert. Bon. Eh bien! à droite du poulailler, y a une cambuse; au rez-de-chaussée, à droite de l’entrée, c’est là!…


Jean Nib eut un mouvement comme pour s’élancer. Mais Ségalens le contint vigoureusement.


– Fait’ment! fit Zizi, c’est pas le moment d’gaffer. Faut attendre que Biribi s’amène pour avoir la roulante oùsqu’il doit emmener la petite Lise…


– Et si on les tue pendant ce temps! grondait Jean Nib que Ségalens contenait.


– Écoutez, dit le reporter, c’est le moment d’être courageux, et le courage, à cette heure, consiste à savoir attendre. D’après ce que j’entrevois, d’après tout ce qu’a dit Zizi, il y a un plan parfaitement clair: à une heure du matin. Biribi doit emmener la pauvre Lise et l’emmener sans doute assez loin, et ce n’est qu’à son retour, demain matin, qu’il doit emmener à leur tour Rose-de-Corail et… Marie. Il s’agit donc de supprimer Biribi… Si nous arrêtons ce bandit au moment où il agira à une heure du matin, les deux autres sont sauvées…


– Oui, oui, je vois bien que vous avez raison… mais c’est dur… la savoir là!… et ne pas bouger!…


– Ne pas bouger, et ne plus même dire un mot… ou nous risquons de tout perdre.


Alors, ils se renfoncèrent dans un coin d’ombre plus épaisse, et, immobiles, haletants, l’oreille aux écoutes, ils attendirent. Attente terrible pendant laquelle Ségalens, qui tenait la main de Jean Nib, sentait cette main devenir glaciale, puis brûlante…


– Attention!… murmura tout à coup Zizi.


Derrière la porte cochère, des bruits à peine perceptibles se manifestaient.


Ségalens se sentit pâlir; Jean Nib, étouffa un soupir d’angoisse…


Il leur parut qu’on ouvrait des portes, qu’on marchait… Puis les bruits se précisèrent… Ils comprirent que l’on manœuvrait une des autos volées, pour la faire sortir du garage, puis, tout à coup, il y eut un juron…


– Biribi! gronda Jean Nib. Il est là.


– Silence! fit Ségalens.


La minute était poignante pour les deux hommes.


Dans la cour, les bruits s’étaient éteints. Pendant près de dix minutes, Jean Nib et Ségalens n’entendirent plus rien.


– Maintenant, murmura Ségalens, ils ont été chercher la petite Lise. De gré ou de force, elle va monter dans l’auto, et alors, il faudra bien que la porte cochère soit ouverte. À ce moment, nous pénétrons dans la cour…


– Je me charge de Biribi!…


– Et moi des autres. C’est le moment. Approchons-nous…


Ils traversèrent la chaussée. À cet instant, quelque chose comme un cri étouffé leur parvint du fond du bâtiment de Tricot.


– Entendez-vous?…


– C’est Lise qu’on entraîne!…


D’un bond, ils atteignirent la grande porte cochère et se placèrent contre le mur. Ce même cri qu’ils avaient entendu se répéta, plus rapproché, puis le silence devint profond. Une minute s’écoula. Alors, distinctement, ils entendirent des voix, tout près d’eux, derrière la porte.


– Approche la lanterne que je lui ficelle les abatis… Ouf, ça y est!…


Il y eut alors ces bruits caractéristiques d’un moteur que l’on met en marche.


– En route! fit une autre voix. Et à demain matin!…


– Je cours au rendez-vous de La Veuve, je lui colloque le colis bien ficelé, puis je reviens. Comme je dois attendre jusqu’à quatre heures, il est possible que je ne sois pas ici avant cinq ou six heures. Mais c’est convenu, n’est-ce pas? Dès mon arrivée, tu me donnes la clef des deux mômes?


– C’est convenu, et c’est l’ordre de La Veuve: à toi la bouquetière et la gigolette à Jean Nib!


– Ouvre la porte! dit Biribi en éclatant de rire.


– Jean Nib et Ségalens entendirent le bruit des barres d’appui que Tricot faisait tomber. Jean Nib se trouvait à gauche, Ségalens à droite, Zizi derrière Jean Nib.


– Ça y est! fit tout à coup Tricot en tirant le battant.


Au même instant Ségalens se rua dans la cour et sauta à la gorge de Tricot, qui poussa un cri d’alarme destiné à Biribi, et, en même temps, étreignit dans ses bras l’adversaire inconnu qui l’assaillait. Biribi sauta à bas de son siège en grondant:


– Qu’est-ce que c’est que cet enragé? C’est pas la rousse… qu’est-ce que…


Un hurlement de rage, de fureur et d’épouvante jaillit de sa gorge… À la lueur de la lanterne, et pendant que Tricot se débattait contre son adversaire, il venait de voir un homme se dresser devant lui, et l’avait aussitôt reconnu.


– Jean Nib!…


D’un bond énorme, le bandit sauta de trois pas en arrière, et se retrouva en garde, planté sur ses jambes ployées, le couteau au poing.


Jean Nib s’avançait sur lui, également armé de son couteau…


À ce moment, Zizi essaya de tourner derrière Biribi et de le saisir par une jambe… Dans la même seconde, le voyou tomba en arrière, évanoui; simplement, l’énorme escarpe s’était un peu penché et avait détaché par derrière une furieuse ruade qui avait atteint Zizi en pleine poitrine.


– Et d’un! ricana Biribi.


Ségalens luttait contre Tricot et tâchait de le réduire à l’impuissance. Par bonheur, Tricot n’avait pas d’arme sur lui… mais il manœuvrait de façon à entraîner Ségalens dans la petite cuisine dont la porte était ouverte… Là, dans cette cuisine, il y avait sur la table un couteau mince, affilé, qui ferait admirablement son affaire… Et cet homme d’apparence paisible, à qui jamais personne n’avait vu faire un geste de violence et qui ne semblait pas trop solide, Tricot, se révélait d’une vigueur herculéenne, et Ségalens avait besoin de tout son sang-froid, de toute sa science pour ne pas se laisser ceinturer et renverser…


Quelques secondes à peine s’étaient écoulées depuis que Tricot avait ouvert la porte cochère.


Tout à coup, les deux hommes disparurent dans la cuisine, enlacés dans une étreinte mortelle… Tricot allongea le bras vers la petite table où luisait le couteau et gronda:


– Maintenant, ton compte est bon!…


Jean Nib, s’étant avancé de quelques pas, s’était planté devant Biribi.


Les deux escarpes étaient face à face, en garde, le couteau au poing.


Ils se mesurèrent des yeux…


Sur ces deux visages éclatait une haine qui mettait des reflets de foudre dans leurs regards. Tous les deux étaient haletants comme s’ils eussent accompli un effort terrible déjà. On entendait dans le silence de la cour pleine de ténèbres leurs respirations courtes, rauques, oppressées.


Chacun des deux comprenait qu’il allait y avoir mort d’homme. Chacun des deux savait qu’il n’y avait pas de pardon à espérer… Les duels d’escarpes sont toujours mortels.


– Alors, comme ça, gronda tout à coup Biribi, c’est la belle, hein?…


Il riait. Il était effroyable. Le poing gauche tremblait un peu, car la haine détraquait ses nerfs; mais, par un phénomène de volonté ou d’habitude, le poing droit qui tenait le couteau était ferme comme un poing de bronze.


– On était manche à manche! reprit le formidable escarpe d’une voix que la fureur étranglait. T’as eu la première à la Pointe-aux -Lilas; moi la seconde à Neuilly; maintenant, j’vas avoir la belle! Ta peau, y m’la faut! Ton sang, je le veux! Jean Nib, tu sortiras pas d’ici, j’vas t’crever!…


Biribi, à ce moment, emporté par la haine, se serait rué sur son adversaire si celui-ci ne lui eût paru trop bien en garde encore. Mais le bandit ne put réprimer quelques gestes furieux qui le découvrirent. Si Jean Nib avait voulu, dès cet instant Biribi était mort.


Mais Jean Nib ne broncha pas. Une étrange expression s’étendait sur son visage presque apaisé.


– Biribi, dit-il, je vais te tuer…


Sa voix grondait encore; mais, déjà, elle semblait plus calme…


Biribi avait éclaté de rire, et se mit à tourner autour de son adversaire, guettant le moment favorable.


– Biribi, reprit Jean Nib, si tu veux te repentir, je te ferai grâce de la vie…


– Et comment que j’me repentirais? fit l’escarpe, qui porta un coup foudroyant à son adversaire.


Il y eut le choc des deux couteaux qui se heurtaient… Jean Nib était arrivé à la parade, et Biribi avait rompu d’un bond en arrière…


– Comment tu te repentirais? continua-t-il. En me rendant Rose-de-Corail…


– Tu sais donc pas où qu’elle est? gronda l’escarpe qui tentait une marche oblique.


– Non, dit Jean Nib très bas. Si tu veux me la rendre, je te fais grâce de la vie, et je te donne assez d’argent pour vivre honnête… autant que tu pourras.


– Laissez-moi m’tordre! rugit l’escarpe. T’es donc passé avocat bêcheur? V’là que tu parles comme un vrai bénisseur. Non, t’es plus Jean Nib!


– C’est vrai, je ne suis plus Jean Nib. Je t’offre la vie et les moyens de vivre. Veux-tu?


– Tu la perds! Tiens! attrape ça!…


Biribi porta un nouveau coup, cette fois avec tant de furie, que son élan l’emporta. Jean Nib s’était aplati ventre à terre et se relevait aussitôt sur un genou puis debout!…


– Alors, c’est non? dit-il.


– Non et non! Rose-de-Corail sera à moi tout à l’heure. Et toi, je vais te crever!


– Soit! dit froidement Jean Nib. C’est toi qui l’auras voulu!…


Et il marcha sur Biribi, qui recula et chercha d’un rapide regard un poste de combat favorable. Mais déjà son adversaire était sur lui, et Biribi, en quelques pas, fut acculé à l’angle de la cour. Là, le pied solidement arc-bouté, admirablement en garde, la face livide de haine et le regard rouge, il attendit. Une seconde les deux hommes se regardèrent. Puis, tout à coup, Jean Nib porta un coup bas qui lui découvrait la poitrine.


– Crève donc! hurla Biribi qui frappa en coup de foudre.


Et presque dans le même instant, il eut un râle terrible, il chancela; ses mains, une seconde, essayèrent de se crisper sur le mur; puis il retomba lourdement, tout d’une masse, sur le côté.


Le coup bas de Jean Nib n’était qu’une feinte… En même temps qu’il se découvrait pour amorcer le coup, il s’était jeté à terre, puis, se relevant d’un bond, il n’avait porté qu’un coup à Biribi… un coup dans la gorge, au-dessus de la première côte.


La mort de l’escarpe fut presque foudroyante…


Jean Nib laissa tomber le couteau rouge qu’il tenait encore à la main, et demeura immobile devant le cadavre, oubliant tout au monde dans la rêverie d’angoisse qui s’emparait de lui…


– Mince! gouailla près de, lui, tout à coup, la voix de Zizi. Ça, c’est tapé, mon vieux Jean Nib!… Bien fait! il avait qu’à pas m’envoyer dans le coffre une ruade à assommer un bœuf! Ça y apprendra!


Ramené au sentiment de la réalité, Jean Nib tressaillit et jeta un regard autour de lui en murmurant:


– Et M. Ségalens?…


– Me voici, dit le reporter. J’ai vu le coup que vous avez porté au moment où j’accourais… Une belle brute ajouta-t-il en contemplant Biribi. Je vois, ça vous tourne le sang, dites?


– Un assassinat!…


– Un duel!…


– N’en parlons plus. Qu’avez-vous fait de l’autre?


– Tricot? s’écria Zizi. J’viens de l’voir. Oh! cette bobine! Il est ficelé dans la cuisine. Y a plus qu’à le fumer…


– Allons! dit Jean Nib avec un soupir. Puisque c’est fait, c’est fait! Je lui offrais la vie… il n’a pas voulu…tant pis!… Montre-nous le chemin, Zizi.


– Par ici! fit Zizi en s’élançant dans la direction du bâtiment où étaient enfermées Rose-de-Corail et Marie Charmant.

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